
C’est l’été et je suis en vacances dans la Silicon Valley. C’est l’été et je lis les romans de science-fiction de Margaret Atwood (Oryx and Crake et The Year of the Flood). C’est l’été et je commence à me demander si le soleil ne réveille pas en moi une tendance à la paranoïa ?! C’est que plus je tourne les pages de mes romans plus j’ai l’impression de découvrir dans les descriptions de l’auteure canadienne des échos du monde dans lequel j’évolue. Et le parallèle n’est pas pour me rassurer : l’univers atwoodien est apocalyptique, il décrit les mois précédant et suivant l’effondrement de la civilisation. Le premier tome, Oryx and Crake, prend place dans l’univers clos, privilégié et surprotégé des compounds, cités-compagnies abritant les employés des grandes puissances scientifiques et économiques dictant les lois du marché. C’est depuis les laboratoires de l’une de ces compagnies que le jeune génie de la manipulation génétique surnommé Crake conçoit, produit et propage au nez et à la barbe de ses employeurs le virus qui provoquera la quasi-disparition de l’espèce humaine. Quasi ? Oui, puisque non content de vouloir faire disparaître l’homme de la surface de la terre, le jeune homme met encore au point les « parfaits » post-humains qui devront en hériter. Et puis c’est aussi qu’il reste malgré tout un certain nombre de survivants… Le tome deux, The Year of the Flood, décrit l’une des castes les plus inférieures de cette société futuriste : les « jardiniers », espèce de secte religieuse dont le gourou, Adam1, prêche un credo mélangeant allègrement foi chrétienne et préceptes écologistes. Parce que cette « religion » annonce la destruction du monde par un déluge et encourage ses partisans à créer des réserves de nourritures et de matériel, plusieurs adeptes survivent à l’apocalypse.
Le talent d’écrivain de Margaret Atwood se révèle dans sa capacité à entremêler avec succès dans les discours religieux d’Adam1, mais aussi dans les discussions de Crake avec son ami Jimmy, des notions scientifiques, spirituelles, philosophiques et écologiques en un mélange qui fait à la foi naître le sourire et la réflexion. En fait, c’est une véritable spiritualité postmoderne que l’auteur invente… pour nous faire réaliser à quel point notre époque est menacée justement par la disparition de la spiritualité. Si Crake met au point son virus destructeur, c’est que son génie l’isole du reste du monde. Apparemment incapable de se mêler aux hommes et de comprendre les émotions qui les animent, son regard objectif ne peut que constater l’imperfectibilité de sa propre espèce. Enfant, il s’interroge ; adolescent, il se lie à un camarade de classe prénommé Jimmy et observe – au travers des activités et des moments qu’ils partagent – toute l’étendue des vices humains. Depuis les liens Internet aux contenus pornographiques des plus extrêmes aux sites de partage de vidéo à sensations fortes (décapitation en directe et autres), en passant par les jeux violents ou les cybercommunautés tournées vers la pédophilie, tout conduit la logique scientifique de Crake à voir l’homme comme une créature obsolète. Et si l’homme transforme génétiquement les animaux pour en faire de meilleures sources de nourriture (les ChickieNobs sont des poulets sans tête et sans cerveau dotés uniquement des parties favorites des consommateurs) ou fait pousser des organes humains de remplacement à l’intérieur des corps d’une race spécialement mise au point de cochons, pourquoi ne créerait-il pas aussi un être qui lui soit génétiquement supérieur ? Une fois la logique de la manipulation de l’évolution par la main de l’homme acceptée, pourquoi cette logique ne s’appliquerait-elle pas à l’homme lui-même ?
Mais, me direz-vous, quel rapport avec la petite vie tranquille des alentours de San Francisco ? Un rapport de type… science-fictionnel. Point de ChickieNobs dans la Silicon Valley et nulle menace imminente d’apocalypse non plus. Mais, comme l’avait déclaré Margaret Atwood au cours d’une interview : « J’écris des choses qui non seulement peuvent arriver, mais qui arrivent en ce moment même ». Ces échos de romans que je perçois autour de moi lorsque j’observe les boutiques, les entreprises ou les habitants de cette région ne sont pas des éléments matériels mais des tendances : obsession de plus en plus marquée pour l’amélioration de soi (coachs de vie, cours de perfectionnement) ou pour une quête de la jeunesse éternelle (le silicone dans cette vallée ne se trouve pas uniquement dans les puces des ordinateurs…), surconsommation technologique, création de communautés entières vivant dans et autour d’une grande entreprise (en visitant les quartiers généraux de Google à Mountain View, je m’aperçois assez vite que l’entreprise est devenue un monde en lui-même), mais aussi coexistence d’extrêmes tels que les écologistes purs et durs, les végétariens invétérés et les consommateurs de produits uniquement biologiques au sein d’une société tournée vers la surconsommation généralisée… Une simple conversation entre deux inconnues révèle à quel point science et technologie sont à la foi centrales et largement sous interrogées par la population locale :
« Que fait votre fils dans la vie ? »
« Il étudie l’ingénierie informatique. »
« Oh, il faut absolument que je lui présente ma fille ! »
Oui, l’informatique est centrale dans la Silicon Valley, et oui elle assure à ceux qui participent à son développement et ont la chance de travailler pour les grandes compagnies qui l’exploitent, un train de vie confortable. Mais rares sont ceux qui se demandent quelles peuvent être les répercussions éthiques de cette maîtrise : posséder l’information, manipuler l’information, exploiter l’information, comprendre le matériel génétique, manipuler le matériel génétique, exploiter…
Les romans de science-fiction créent des parallèles dont on peut questionner la pertinence. Or, le pouvoir de ces parallèles ne réside pas nécessairement dans leur « vraisemblance », mais dans les interrogations et les discussions qu’ils soulèvent.