Au début du IVème millénaire, après bien des guerres civiles, les humains ont conquis une petite portion de la galaxie autour de la Terre. Ils se sont installés autour de la nébuleuse sombre du Sac à Charbon (visible à l’œil nu comme une poche vide de 60 années-lumière de diamètre dans la constellation de la Croix du Sud, à 550 années-lumière en bas à gauche dans la Voie Lactée, vous y êtes ?). Si vous êtes amateur de prises de vue spatiales, vous verrez que la nébuleuse noire représente réellement une tête encapuchonnée et les épaules d’un voleur ou, pourquoi pas, d’un Dieu brigand. Une super-géante rouge bien placée (l’œil de Murcheson dans le roman) y apparaît comme l’œil, attentif et malveillant d’un Dieu encagoulé auxquels les humains vouent un culte. Près de ce globe rouge, une petite naine jaune, la Paille, astre incongru, irrite la vision divine (l’œil de Dieu) et la vision céleste qu’a l’homme de lui-même et de celle de l’univers.
Dans ce bon livre de SF diplomatique et militaire, Larry Niven et Jerry Pournelle explorent la première rencontre avec une civilisation alien et orchestrent un savant jeu de miroirs, où les humains et les « Pailleux » évaluent sans cesse leurs capacités à se deviner, à coopérer et à se nuire. Il faut attendre plus de 600 pages avant que les humains ne finissent par comprendre ce que la civilisation pailleuse leur cache et découvrir la poutre qu’ils avaient dans l’œil. C’est qu’entre paranoïa psychorigide et empathie angélique, les humains affectionnent ou craignent les aliens pour de mauvaises raisons. Et ils finiront par le comprendre par hasard.
Grand spécialiste du Space Opera militaire et auteur de L’Anneau-monde, plusieurs fois récompensé (Hugo, Nebula, Locus), Larry Niven s’est associé, au début des années 70, à Jerry Pournelle, plus versé dans la psychologie spatiale, pour produire un classique qu’on peut qualifier, comme Serge Lehman, auteur de la préface, de « mineur », mais qui reste une référence de la SF ethnophile.
Entre deux génocides : la courte paille
À peine le jeune héros aristocrate, Rod Blaine, prend-il le commandement du vaisseau Mac Arthur au-delà du Sac à Charbon qu’une mission aussi inattendue qu’extraordinaire lui est confiée : partir à la rencontre d’une voile solaire démesurée qui vient de franchir 35 années-lumière en un temps record. Après avoir tué le premier être intelligent jamais rencontré dans la galaxie, Rod Blaine est envoyé dans le système de La Paille pour y rencontrer une civilisation alien apparemment très évoluée.
Dès lors, le capitaine va devoir louvoyer entre un amiral paranoïaque, un ministre alienophile et Sally Fowler, anthropologue et seule femme à bord du vaisseau, pour découvrir et dialoguer avec les habitants de la planète et des astéroïdes de la Paille. C’est d’autant moins facile que les extraterrestres, plus intelligents et plus créatifs que les humains, semblent avides de percer le secret technologique qui a permis l’intrusion dans leur système stellaire et qui leur permettrait d’en sortir (le syndrome « d’Eddie le fou »). Seulement voilà, ces Pailleux païens sont-ils l’occasion d’un bond technologique sans précédent ou représentent-ils une menace pour la civilisation humaine ? Faut-il les apprivoiser ? Faut-il les détruire tant qu’il est encore temps ? Comment en savoir plus sur eux sans se dévoiler davantage et risquer le génocide ? Qui tirera la courte paille ?
L’autre et son miroir : la paille et la poutre
Comme le titre ne l’indique pas, les auteurs ne glosent pas sur l’existence d’un Dieu, même s’ils brossent rapidement le portrait d’un « Culte de Lui » né de l’allégorie picturale et d’un phénomène lié aux habitants de la Paille. Le cœur du roman, et tout son intérêt, est réellement la découverte mutuelle de l’homme et du Pailleux, de leurs connaissances scientifiques, de leur maîtrise de l’environnement, de leurs capacités cognitives, de leurs comportements collectifs, de leurs modes de reproduction. L’intrigue amoureuse entre Rod et Sally, les rivalités entre les personnages, plutôt stéréotypées, sont situées au second plan.
Les technologies sont traitées avec maîtrise et cohérence sans que le roman ne tombe dans les travers courants de la Hard SF (longueurs superflues censées garantir la vraisemblance du contexte technique). En revanche, certains détours relationnels et psychologiques peu utiles provoquent une dilution dilatoire de l’intrigue qui donne un sentiment de lenteur pesante à la narration. Si l’on est indulgent, on peut imaginer que ces longueurs favorisent la perception de la durée du périple et de la routine subie à bord. Puis en milieu de roman, l’action s’accélère avant de retrouver un rythme final plus lent, mais moins incommodant du fait de l’attente du dénouement (qui va l’emporter ? la peur ? la raison ? les humains ou leurs doubles ?). Ce sentiment de lenteur tient plus aux digressions psychologiques qu’à l’écriture, elle-même, plutôt portée sur les dialogues que sur les descriptions, sur l’action que sur les méditations. Peu de néologismes. Un vocabulaire très normalisé. Peu d’originalité sur la forme.
Ce roman, écrit au début des années 70, mêle allègrement des standards désuets de la SF militaire (façon pré-Star Trek : personnages peu profonds et simples à décrypter, relations limitées au respect de la hiérarchie et d’un puritanisme surréel, élite aristocratique et technocratique, poncifs technologiques, etc.) et un point de vue très moderne sur le relativisme culturel (difficultés de communication et de compréhension mutuelle, représentations symboliques asymétriques, subtilité du mode de comportement et de pensée des Pailleux, le paradigme d’Eddie le fou). A elle seule, cette approche finement menée vaut le détour (théorie des jeux, stratégie et choc des civilisations). Vue d’aujourd’hui, la coexistence de cette modernité et d’un contexte suranné ferait presque penser à une peinture parodique. Le cadre militaire (« oui chef, bien chef »), optimiste (« technophile », « esprit de conquête ») et sexiste (« une femme à la flotte ») devait, d’ailleurs, déjà paraître décalé dans les années 70.
Quand Serge Lehman, auteur d’une préface de moyenne tenue, qualifie cette œuvre de classique « mineur », il faut comprendre « référence classique » dans sa façon d’aborder la problématique de la rencontre extraterrestre et « mineur » dans sa forme et dans son cadre peu originaux. Si vous vous intéressez à la communication, aux rapports sociaux, aux faiblesses et à la grandeur de l’esprit humain, lisez ce livre, il vous en apprendra beaucoup sur nos illusions et nos paranoïas. Et vous passerez un long bon moment…
La chronique de 16h16 !