"Il se peut que certains singes voient l'univers comme une immensité vide et obscure qu'illuminent à grand-peine de lointaines et froides lueurs. Mais les vaisseaux ont choisi de le voir vivant.
Il est né il y a onze milliards d'années et il braille encore. Pour ceux qui se sont donné les moyens de l'observer, la Galaxie tourne, scintille et rayonne. Les novæ explosent. Les étoiles naissent au cœur des nuages de gaz. Les comètes tournoient autour des soleils, dont certains s'entrechoquent et se fondent. L'espace n'est ni silencieux ni vide : il est éruptif et tournoyant. Il baigne dans les rayonnements électromagnétiques.
Dans cet univers il y a des étoiles et des singes, mais sans les grands modifiés, ils n'auraient jamais pu se rencontrer."
Dire qu’on attendait avec impatience le nouveau roman de Sylvie Denis, en l’occurrence son premier roman de science fiction, serait mentir. La vérité est bien au-delà. On ne va pas s’éterniser sur l’état déplorable de la production française actuelle en matière de science fiction. Pour faire simple, entre des produits de SF mainstreamisés (Aubenque, Ayerdhal, Bordage, Dantec) et des œuvres plus littéraires mais finalement marginales dans leur démarche (Berthelot, Calvo, Colin, Di Rollo, Mauméjean), l’intelligentsia française brille par son silence dans le forum d’idées de la science fiction moderne. Toutes les tentatives sérieuses (mais l’étaient-elles vraiment ?) se sont soldées par des échecs littéraires – mais pas aux yeux du fandom, rassurez-vous – (citons le cas Marchika pour l’exemple). Il paraîtrait (mais cela reste à prouver) que les productions de nouvelles sont de meilleur aloi (Dunyach, Ecken, Girardot, Lehman et Sylvie Denis justement). Mais, sur les auteurs de nouvelles cités, aucun n’est passé au statut de romancier confirmé (parfois faute d’essayer). Que ceux qui trouvent ce constat pessimiste n’hésitent pas à pointer les équivalents français de Iain Banks, Greg Egan, M. John Harrison, K. W. Jeter, Ursula Le Guin, Robert Reed, et cætera.
Sylvie Denis, donc. Actrice majeure de la sphère SF depuis une quinzaine d’années (on pense notamment au travail de prospective effectué via la revue Cyberdreams toujours sans digne successeur à ce jour), elle a écrit plus d’une vingtaine de nouvelles – réunies en partie dans le recueil Jardins virtuels (Cyberdreams puis Folio SF). Sans être démentielles, ni totalement convaincantes, ces nouvelles laissaient entrevoir des vues pertinentes sur la science fiction, une écriture soignée et sensible, et un amour sincère du genre. Les quelques reproches remontés ici ou là – un certain manque de souffle ou peut-être d’ambition, et quelques débordements dans la sensiblerie – restaient suffisamment anodins pour ne pas gâcher l’intérêt général du texte. Histoire de bien cadrer l’attente, Sylvie Denis a écrit un premier roman de fantasy, publié en 2004 chez L’Atalante : Haute-École. Passé globalement inaperçu et largement sous-estimé, ce roman est l’une des œuvres francophones de fantasy les plus réussies. Pas très engageant (titre pas sexy, couverture terne, un seul tome), trop peu commercial, et trop intelligent, Haute-École n’a pas rencontré le succès qu’il méritait. Dommage. On attendait donc du second roman de Sylvie Denis, typé SF cette fois, un : qu’il venge le sort réservé à son prédécesseur, et deux : qu’il donne un bon coup de trique à un genre moribond dans nos contrées.
Les enfants de l’automne
Au départ de La Saison des singes, annoncé comme un diptyque, on trouve la nouvelle Avant Champollion parue dans l’anthologie française de science fiction Escale sur l’horizon de 1998. Si vous ne l’avez pas lue, ce n’est pas grave, déjà parce que plus personne ne lit de recueils de nouvelles, à tort me direz-vous mais la vie est ainsi faite, ensuite parce que Sylvie Denis l’incorpore dans son roman en guise de petite première partie (une quarantaine de pages sur les quatre cent quarante au total).
Le récit suit dans ce prologue les pas d’Aleshka Rork, une jeune institutrice, passionnée par l’histoire de sa planète et qui va découvrir la vérité sur celle-ci, à savoir qu’elle tourne autour de son soleil sur une durée tellement énorme que ses habitants humains n’ont pas conscience qu’il y a eu des saisons avant la leur. Le récit prend place au début de l’automne et, réalisant qu’un hiver auquel sa civilisation (qu’on peut assimiler très grossièrement à un dix-neuvième immobiliste) n’est pas préparée se profile dans un futur proche, Aleshka s’embarque pour la capitale afin de répandre efficacement la vérité parmi ses concitoyens.
Jusque-là, tout va bien. Le constat sur cette partie est simple et plutôt encourageant, à l’image d’une bonne nouvelle de Sylvie Denis : bien écrit, maîtrisé, sensible (à quelques excès près) et prometteur.
Les naufragés de l’hiver
Seulement voilà, dès le début de la deuxième partie du roman, un effroi indescriptible s’empare du lecteur. Là, le critique se doit de faire une pause. Nous recevons des livres en service de presse, parfois sous forme d’épreuves, des maisons d’édition qui nous les envoient gracieusement. Enfin, le gracieusement sous-entendant qu’en retour il faut en parler, autrement dit en faire une chronique, une critique, un papier, quelque chose. Nous sommes donc obligés, moralement s’entend, de faire ce retour. Parfois, plus souvent que les gens le croient d’ailleurs, nous n’aimons pas nous acquitter de cette tâche. Pas seulement dans le cas de livres obscurs qui auraient un bien meilleur usage à être recyclés sur-le-champ, pas seulement parce que cela représente une charge de travail conséquente, mais aussi parce que se poser une soirée devant un clavier dans le seul but de dire du mal d’un livre, en l’occurrence dont on apprécie l’auteur, n’a jamais été quelque chose d’agréable (si on exclut les presse-papiers du fleuve poche et les pensums éclairés qu’il faut bien remettre à leur place de temps à autre). Voilà, je sais que vous n’allez pas me croire, mais je ne vais pas aimer écrire la suite de cette chronique. Alors, faites-moi plaisir, ne la lisez pas, merci et allez lire Haute-École. Fin de la pause.
Dans cette deuxième partie, qui s’étalera de façon incontrôlée sur près de deux cents pages, l’histoire lorgne davantage vers du space opera. Sylvie Denis s’intéresse au naufrage d’un vaisseau sur une planète inconnue ; naufrage qui sera à l’origine de la colonisation d'icelle, et qui donnera la civilisation dont est originaire Aleshka Rork. Ce naufrage est provoqué par la criminelle Kiris T. Kiris qui veut implanter une colonie de clones d’elle-même sur cette terre vierge. Pour compléter le casting, interviendront les poursuivants de Kiris T. Kiris (le privé Gabriel Burke et l’officier Anna Rank) et les « grands modifiés » – ces humains « nanoboostés » qui forment le corps et l’âme des vaisseaux (des I.A. humaines en quelque sorte).
Pour boucler ce tableau, Sylvie Denis réincorpore dans la troisième et dernière partie les protagonistes de l’histoire d’Aleshka, et complète le tout avec des singes ninhsis, l’autre grande civilisation, qui partage cette planète avec les humains. Ce sont d’ailleurs ces personnages de singes « civilisés » qui occuperont le devant de la scène dans cette partie.
L’histoire de La Saison des singes peut se résumer aux interactions des différents acteurs : Aleshka tentant de convaincre son monde, sous le joug d’une autorité religieuse qui joue les autistes ; les ninhsis qui préparent sciemment l’arrivée de l’hiver ; Kiris T. Kiris dont le plan de conquête ne se déroule pas comme prévu ; les destinées parallèles de Burke et de Rank ; et enfin les élucubrations des grands modifiés qui s’interrogent sur ce beau bordel. Tout cela est conté par points de vue successifs et suivant des coupures chronologiques hétéroclites.
Ceux qui allèrent (se perdre) dans les montagnes…
Le résumé ci-dessus peut sembler intéressant. Cependant, dans les faits, le roman ne l’est pas un seul instant – au-delà de la première partie. En ne s’appuyant sur aucune trame tangible, aucun plan d’ensemble, aucun enjeu dramatique, aucune tension, La Saison des singes se contente de laisser entrevoir des bouts de vie sans logique et sans raccords. Si encore ces fragments étaient indépendamment réussis, on pourrait s’en contenter et y trouver un certain charme désuet. Mais c’est loin d’être le cas. On en vient même parfois à se demander si c’est le même auteur que celui d’Avant Champollion qui a écrit ce qu’on a sous les yeux.
Ce qui frappe d’emblée est la fadeur des personnages, peu attachants. Cette négligence, guère coutumière chez Sylvie Denis, est non seulement induite des passages brutaux de l’un à l’autre, mais est aussi et surtout la marque d’un récit conduit trop hâtivement, à la psychologie grossièrement esquissée et dont le peu d’actions décrites deviennent vite invraisemblables. C’est regrettable à dire, mais le mot « remplissage » vient régulièrement à l’esprit.
Remplissage dans les descriptions vagues qui tirent tellement à la ligne qu’elles virent au n’importe quoi (exemple : « De manière générale, il y avait moins de fleurs, plus de lianes, moins de ponts suspendus et plus d’escaliers enroulés en spirale autour des troncs, entre des excroissances ressemblant à des champignons qui étaient en fait des maisons, des passages et toutes les sortes de bâtiments que l’on peut trouver dans une ville. »). Remplissage dans les nœuds vaseux de l’intrigue. Deux exemples : La « double capture de Té-Nout », ou comment raconter deux fois la même chose en cinq pages, montre un ninhsi se faisant capturer par les mêmes méchants deux fois à la suite (sans comique de répétition). La « femme du boulanger », ou comment retarder une intrigue artificiellement, introduit un boulanger qui possède des documents déterminants dans le combat que mène Aleshka, mais qu’il ne peut pas donner car ils sont enfermés dans une armoire, or la clef de cette armoire est détenue par sa femme à laquelle il n’ose pas la demander (!), mais attention il a un plan : attendre que celle-ci parte en congé maternité chez sa cousine (!). À la limite, dans un Monkey Island, ça ferait rire, mais dans un roman de science fiction qui se veut sérieux, ça laisse perplexe.
Les trois sous-intrigues intéressantes, à mon avis, échouent. L’introduction de la civilisation ninhsi n’est justement qu’une introduction, malgré un nombre de pages conséquent et des allers retours forêt / village 1 / forêt / village 2 incessants (même les schtroumpfs sont mieux organisés). Le combat d’Aleshka vire au pamphlet naïf et manichéen à la façon d’un (mauvais) Mango Jeunesse, du genre la gentille fille qui se bat contre un méchant système et des gens vilains qui veulent pas l’écouter mais qu’elle arrivera quand même à convaincre parce qu’elle est courageuse et qu’elle a des idées qui déchirent trop (comme mettre des messages de propagande dans des brioches…). Et, enfin, tout ce qui tourne autour des clones de Kiris T. Kiris suscite bien un vague soupçon d’intérêt, mais si peu, faute d’un approfondissement en quantité (on passe trop vite sur les différentes étapes de l’évolution de la colonie) et en qualité « technique ».
En France on n’a pas de science fiction mais on a des idées
La Saison des singes est en effet marquée par une cruelle absence de sérieux « technique ». C’est une chose de lire de et d’aimer la science fiction, de jouer avec des concepts scientifiques sur des textes courts en les effleurant de bout des doigts, mais cela en est une autre de les développer dans des (longs) romans. Accordons à Sylvie Denis la discrétion de ne même pas essayer. Cette attitude est assez révélatrice de l’inertie de la science fiction française, majoritairement écrite par des gens qui ne maîtrisent pas les concepts scientifiques qu’ils manipulent. La science fiction ce n’est pas évoquer le clonage, le posthumanisme, les voyages spatiaux… c’est être capable de bâtir des récits fondés sur ces concepts. Dans le cas contraire, ce n’est pas de la science fiction, c’est du Star Wars (je n’ai rien contre, mais dans ce cas c’est six euros en poche chez fleuve noir et pas vingt dans une collection grand format).
Symptomatique également de l’attitude française « nous aussi on sait faire de la science fiction d’abord », La Saison des singes est un pur roman de fangirl. Prenant place dans l’histoire du futur esquissée au travers de nouvelles (à la manière des Seigneurs de l’instrumentalité de Cordwainer Smith), le roman s’attache à une planète aux saisons très longues (comme dans le cycle d’Helliconia de Brian Aldiss), via notamment une civilisation de singes posthumains (rappelant celle du diptyque de Robert Silverberg : A la Fin de l’hiver et La Reine du printemps). Tendu par une narration polyphonique et distendu par une chronologie conséquente (comme aime à le faire Robert Reed dans La Voie terrestre ou encore Le Grand vaisseau), le récit introduit des archétypes caricaturaux comme Burke et des dialogues entre vaisseaux (copiés/collés sans saveur et sans recul du Excession de Banks). Une fois les poussières faites, il reste peu d’éléments novateurs dans La Saison des singes.
Un second tome ?
Au final, le bilan de La Saison des singes est tellement dans le rouge qu’on n’attend pas grand chose d’un second tome. On a presque même envie qu’il ne paraisse jamais, histoire d’oublier ce très mauvais moment dont on ne retirera rien, si n’est la sourde persistance d’un manque qui perdure.