Philip K. Dick, auteur américain né en 1928 et mort en 1982, a imprimé sa marque dans la littérature de science-fiction en s’appropriant et développant le thème du questionnement de la réalité. Réputé paranoïaque, sa vie et son œuvre sont parfois intimement liées et Dick n’hésite pas à semer des éléments autobiographiques dans ses romans, particulièrement à la fin de sa vie où il s’interroge sur l’essence divine. Après la réédition de Siva et de L’invasion divine, Folio SF réédite La transmigration de Timothy Archer, troisième tome (indépendant des deux autres) de ce qu’on appelle la Trilogie divine, aboutissement de cette période « mystique ». Ces romans se démarquent d’œuvres plus connues comme Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Ubik ou Le Maître du Haut Château.
Général. Autant vous avertir tout de suite : contrairement à ce que veut laisser croire la quatrième de couverture, La transmigration de Timothy Archer n’est pas un roman de science-fiction. Ni un roman fantastique, du moins pas du point de vue de la narratrice. Mais chaque lecteur pourra l’interpréter à sa manière : Dick laisse suffisamment planer le doute pour qu’on puisse se poser des questions sur certains événements décrits. Toutefois ce n’est absolument pas l’intérêt du livre. Cet intérêt ne réside pas sur les artifices du roman (une intrigue, une action, un but, une fin…), dont La transmigration de Timothy Archer est quasiment dépouillé. Il s’agit d’une autobiographie fictive de la narratrice, Angel Archer, belle-fille de l’évêque de Californie Timothy Archer, dont la parole oriente l’opinion de millions de personnes à travers les Etats-Unis. Un évêque qui a une maîtresse, qui consulte un médium après le suicide de son fils et qui remet en cause les fondements de l’église chrétienne après la découverte de manuscrits d’une secte juive datant de deux cents ans avant Jésus Christ. Malgré ces lubies qu’elle ne peut cautionner, Angel reste particulièrement attachée à cet homme qu’elle érige en modèle et qu’elle ne supporte pas de voir détruire sa vie - c'est-à-dire, d’être simplement humain.
Humain. Voici le premier mot clé de ce roman. A travers le discours d’Angel, Dick nous décrit des femmes et des hommes qui se débattent pour rester en vie. Angel Archer, tout d’abord : à travers son évocation de Tim, elle nous offre un aperçu criant de vérité des relations humaines, avec leurs jeux d’amour, d’empathie, d’égoïsme ou de manipulation. Ses interrogations sur ses responsabilités envers ses amis ou sa famille sont d’une authenticité frappante et correspondent aux questions que la majorité d’entre nous se pose et dont les réponses, inconnues ou incertaines, définissent notre comportement et notre façon de vivre. Et particulièrement notre réaction face à la mort. « Putain de saloperie de mort, tu t’es pointée sur ceux que j’aime » : tel est le point de départ du livre, de la réflexion d’Angel, ce qui a déclenché son besoin de raconter, comme le ferait n’importe quelle famille se retrouvant après un enterrement, évoquant les souvenirs du défunt en une catharsis indispensable. Cette impression de vérité est renforcée par une écriture libre, fluide, capable de passer d’un sujet à un autre sans prévenir comme le ferait un esprit en pleine introspection.
Outre Angel, Dick nous offre quatre autres personnages plus ou moins esquissés mais tout aussi puissants, par leurs personnalités et surtout par la façon dont ils sont perçus par Angel : Tim Archer bien sûr, cet homme érudit, d’apparence candide, capable de se passionner pour un sujet pour l’abandonner l’instant d’après, cet esprit papillonnant et captivant pour qui la recherche de la vérité prime sur les conventions et les dogmes ; Kirsten, maîtresse de Tim, accro aux barbituriques, rongée par la culpabilité et la jalousie ; Jeff, mari d’Angel et fils de Tim, dans l’ombre duquel il se perdra ; et enfin Bill, fils arriéré de Kirsten, dont l’esprit est incapable d’abstraction, seul être véritablement ancré dans le concret, le réel.
Réalité. Deuxième mot clé. Et cela ne surprendra personne. Comme toujours chez Dick, la réalité est questionnée, torturée. Mais ici Dick le fait de façon inédite : il ne cherche pas à la mettre en défaut. « Tous les royaumes sont réels, aucun moins que les autres, aucun plus que les autres », dit-il. Le réel n’est plus mis en cause - les nouvelles convictions de Tim Archer sur Jésus, qu’il voit désormais comme un imposteur, restent au stade de la spéculation. C’est de notre rapport au réel qu’il s’agit (« Ce que vous voyez n’est pas le monde mais une représentation formulée par votre esprit ») et de la façon dont on perd le contact avec lui. A travers son récit, Angel en dénombre trois : les drogues (Angel - perte de contact physique), les passions (Tim - origine interne), et la désinformation (les médias - origine externe). Et lorsqu’une personne suit l’un de ces chemins, elle provoque des paradoxes internes dont elle ne se rendra pas compte, sa subjectivité étant altérée. Ainsi Angel veut-elle que Tim garde les pieds sur terre, mais cela ne l’empêche pas de s’évader elle-même en fumant de la marijuana…
A travers Angel, Dick présente une quatrième façon de se détacher de la vie, et celle-ci est très probablement autobiographique : les mots. Angel est une érudite, une « étudiante professionnelle » comme elle se définit elle-même. Elle ne cesse de réfléchir à travers les citations des autres, essaye de faire correspondre les situations qu’elle vit avec des situations déjà écrites, comme si elle était incapable de les prendre pour ce qu’elles sont. Cette fuite du réel dans les livres peut sans doute être mise en parallèle avec la carrière de l’écrivain. Et comparée à une certaine forme de folie.
Folie. Inévitablement, la folie tient une place primordiale dans La transmigration de Timothy Archer Tout d’abord comme conséquence du détachement de la réalité. Un paragraphe entier est consacré à l’idée fixe, en l’occurrence celle de Timothy et Kirsten qui croient au retour de Jeff d’entre les morts. Dick, par la bouche d’Angel, en décortique les mécanismes d’une façon très précise et qui nous parle. Car qui ne s’est jamais relevé en pleine nuit pour vérifier que les phares de sa voiture étaient bien éteints, ou que le gaz était bien coupé, ou que le réveil allait sonner à la bonne heure le lendemain ? La folie nous guette en permanence et si on la laisse s’infiltrer, on ne peut plus s’en défaire. Angel lutte pour ne pas se laisser piéger. Car la folie est également communicative : « La folie, comme les petits poissons, se déplace en foule ; elle se reproduit à de multiples exemplaires ». Et elle mène inexorablement à la mort - retour au point de départ. Finalement, la lutte d’Angel est peut-être aussi celle de Dick lui-même, une façon pour lui de coucher sur papier ce qui le menace pour pouvoir s’en distancier. C’est assez flagrant lorsqu’il évoque la paranoïa de Kirsten ou celle qui tourne autour d’un patron de restaurant qui serait un agent du KGB. Alors que dans la plupart de ses romans, la paranoïa est infiltrée dans le récit et implicite, elle est ici montrée du doigt, extérieurement, et remise en cause, présentée comme une maladie. Comme si Dick voulait se défaire de ses propres névroses.
La lecture de La transmigration de Timothy Archer n’est pas simple car le récit fait appel à des concepts abstraits, des notions érudites, et que les repères habituels du roman en sont absents ou peu évidents. Mais cette lecture n’est pas particulièrement difficile car elle s’appuie sur notre propre expérience, sur nos interrogations à propos de nos relations avec le monde et avec nous-mêmes. La transmigration de Timothy Archer est donc un livre utile, voire nécessaire, tout au moins authentique. Et indiscutablement au-delà des genres.
Général. Autant vous avertir tout de suite : contrairement à ce que veut laisser croire la quatrième de couverture, La transmigration de Timothy Archer n’est pas un roman de science-fiction. Ni un roman fantastique, du moins pas du point de vue de la narratrice. Mais chaque lecteur pourra l’interpréter à sa manière : Dick laisse suffisamment planer le doute pour qu’on puisse se poser des questions sur certains événements décrits. Toutefois ce n’est absolument pas l’intérêt du livre. Cet intérêt ne réside pas sur les artifices du roman (une intrigue, une action, un but, une fin…), dont La transmigration de Timothy Archer est quasiment dépouillé. Il s’agit d’une autobiographie fictive de la narratrice, Angel Archer, belle-fille de l’évêque de Californie Timothy Archer, dont la parole oriente l’opinion de millions de personnes à travers les Etats-Unis. Un évêque qui a une maîtresse, qui consulte un médium après le suicide de son fils et qui remet en cause les fondements de l’église chrétienne après la découverte de manuscrits d’une secte juive datant de deux cents ans avant Jésus Christ. Malgré ces lubies qu’elle ne peut cautionner, Angel reste particulièrement attachée à cet homme qu’elle érige en modèle et qu’elle ne supporte pas de voir détruire sa vie - c'est-à-dire, d’être simplement humain.
Humain. Voici le premier mot clé de ce roman. A travers le discours d’Angel, Dick nous décrit des femmes et des hommes qui se débattent pour rester en vie. Angel Archer, tout d’abord : à travers son évocation de Tim, elle nous offre un aperçu criant de vérité des relations humaines, avec leurs jeux d’amour, d’empathie, d’égoïsme ou de manipulation. Ses interrogations sur ses responsabilités envers ses amis ou sa famille sont d’une authenticité frappante et correspondent aux questions que la majorité d’entre nous se pose et dont les réponses, inconnues ou incertaines, définissent notre comportement et notre façon de vivre. Et particulièrement notre réaction face à la mort. « Putain de saloperie de mort, tu t’es pointée sur ceux que j’aime » : tel est le point de départ du livre, de la réflexion d’Angel, ce qui a déclenché son besoin de raconter, comme le ferait n’importe quelle famille se retrouvant après un enterrement, évoquant les souvenirs du défunt en une catharsis indispensable. Cette impression de vérité est renforcée par une écriture libre, fluide, capable de passer d’un sujet à un autre sans prévenir comme le ferait un esprit en pleine introspection.
Outre Angel, Dick nous offre quatre autres personnages plus ou moins esquissés mais tout aussi puissants, par leurs personnalités et surtout par la façon dont ils sont perçus par Angel : Tim Archer bien sûr, cet homme érudit, d’apparence candide, capable de se passionner pour un sujet pour l’abandonner l’instant d’après, cet esprit papillonnant et captivant pour qui la recherche de la vérité prime sur les conventions et les dogmes ; Kirsten, maîtresse de Tim, accro aux barbituriques, rongée par la culpabilité et la jalousie ; Jeff, mari d’Angel et fils de Tim, dans l’ombre duquel il se perdra ; et enfin Bill, fils arriéré de Kirsten, dont l’esprit est incapable d’abstraction, seul être véritablement ancré dans le concret, le réel.
Réalité. Deuxième mot clé. Et cela ne surprendra personne. Comme toujours chez Dick, la réalité est questionnée, torturée. Mais ici Dick le fait de façon inédite : il ne cherche pas à la mettre en défaut. « Tous les royaumes sont réels, aucun moins que les autres, aucun plus que les autres », dit-il. Le réel n’est plus mis en cause - les nouvelles convictions de Tim Archer sur Jésus, qu’il voit désormais comme un imposteur, restent au stade de la spéculation. C’est de notre rapport au réel qu’il s’agit (« Ce que vous voyez n’est pas le monde mais une représentation formulée par votre esprit ») et de la façon dont on perd le contact avec lui. A travers son récit, Angel en dénombre trois : les drogues (Angel - perte de contact physique), les passions (Tim - origine interne), et la désinformation (les médias - origine externe). Et lorsqu’une personne suit l’un de ces chemins, elle provoque des paradoxes internes dont elle ne se rendra pas compte, sa subjectivité étant altérée. Ainsi Angel veut-elle que Tim garde les pieds sur terre, mais cela ne l’empêche pas de s’évader elle-même en fumant de la marijuana…
A travers Angel, Dick présente une quatrième façon de se détacher de la vie, et celle-ci est très probablement autobiographique : les mots. Angel est une érudite, une « étudiante professionnelle » comme elle se définit elle-même. Elle ne cesse de réfléchir à travers les citations des autres, essaye de faire correspondre les situations qu’elle vit avec des situations déjà écrites, comme si elle était incapable de les prendre pour ce qu’elles sont. Cette fuite du réel dans les livres peut sans doute être mise en parallèle avec la carrière de l’écrivain. Et comparée à une certaine forme de folie.
Folie. Inévitablement, la folie tient une place primordiale dans La transmigration de Timothy Archer Tout d’abord comme conséquence du détachement de la réalité. Un paragraphe entier est consacré à l’idée fixe, en l’occurrence celle de Timothy et Kirsten qui croient au retour de Jeff d’entre les morts. Dick, par la bouche d’Angel, en décortique les mécanismes d’une façon très précise et qui nous parle. Car qui ne s’est jamais relevé en pleine nuit pour vérifier que les phares de sa voiture étaient bien éteints, ou que le gaz était bien coupé, ou que le réveil allait sonner à la bonne heure le lendemain ? La folie nous guette en permanence et si on la laisse s’infiltrer, on ne peut plus s’en défaire. Angel lutte pour ne pas se laisser piéger. Car la folie est également communicative : « La folie, comme les petits poissons, se déplace en foule ; elle se reproduit à de multiples exemplaires ». Et elle mène inexorablement à la mort - retour au point de départ. Finalement, la lutte d’Angel est peut-être aussi celle de Dick lui-même, une façon pour lui de coucher sur papier ce qui le menace pour pouvoir s’en distancier. C’est assez flagrant lorsqu’il évoque la paranoïa de Kirsten ou celle qui tourne autour d’un patron de restaurant qui serait un agent du KGB. Alors que dans la plupart de ses romans, la paranoïa est infiltrée dans le récit et implicite, elle est ici montrée du doigt, extérieurement, et remise en cause, présentée comme une maladie. Comme si Dick voulait se défaire de ses propres névroses.
La lecture de La transmigration de Timothy Archer n’est pas simple car le récit fait appel à des concepts abstraits, des notions érudites, et que les repères habituels du roman en sont absents ou peu évidents. Mais cette lecture n’est pas particulièrement difficile car elle s’appuie sur notre propre expérience, sur nos interrogations à propos de nos relations avec le monde et avec nous-mêmes. La transmigration de Timothy Archer est donc un livre utile, voire nécessaire, tout au moins authentique. Et indiscutablement au-delà des genres.