
Inversant totalement les rôles Gardner invite Grendel, cet hideux habitant des marécages, descendant de Caïn et parfaite incarnation du Mal qui durant 12 ans décime l'armée du roi Hrothgar, à nous raconter sa vie. Et, au fil des pages, tout en plongeant au sein de l'esprit torturé de cet être doué d'une intelligence aiguisée, on découvre que la Bête n'est pas là où on la croyait. Car si Grendel dévore de temps en temps quelques hommes, c'est avant tout pour satisfaire son besoin de se nourrir, contrairement aux hommes qui s'entretuent avec le plus grand des plaisirs.
Pitoyable créature hantée par l'ombre de sa mère, Grendel s'intéresse aux hommes qui le remplissent d'incompréhension et s'efforce de se rapprocher d'eux en vain, finissant toujours par être renvoyé vers son éternelle et destructrice solitude. Cherchant pathétiquement sa place dans l'univers, sa rencontre avec le dragon qui tuera Beowulf, vile créature écailleuse aussi redoutable que perverse, sera pour lui une leçon de philosophie à la fois instructrice et désespérante. Forcé de réinventer le monde à l'aune de ses douloureuses expériences, Grendel s'enlise dans une toile de sentiments contradictoires où l'amour côtoie dangereusement la haine. Flirtant avec les rivages de la folie, il aborde ceux du nihilisme, tout en se demandant, un peu comme la créature du Dr Frankenstein abandonnée dans la nature, pourquoi est-il né pour terroriser les gens. Sa guerre menée pendant 12 ans n'est pas réellement tournée vers Hrothgar, le roi du Danemark, mais contre l'Humanité qui l'attire irrésistiblement, bien qu'elle ne veuille absolument pas de lui.
A travers le pathos qui accompagne son existence, Grendel se pose comme un alter ego de John Gardner, marqué à jamais dans sa douzième année par la mort de son frère qu'il a accidentellement provoquée en conduisant un tracteur. D'où la fuite en avant de l'écrivain, qui se retrouve dans la trajectoire du monstre travaillé par toutes sortes de sentiments contraires, marqué par le poids de ses fautes, et crachant ses colères à la face d'un monde irrationnel sur lequel il cogne invariablement sa grosse carcasse tel un Sisyphe remontant sans cesse son énorme rocher, sans espoir de rédemption ni de lendemain. Plonger dans ce livre sans joie n'est pas un exercice facile, bien que la plume experte de l'auteur soit le meilleur des guides, même quand elle s'amuse à singer les mesures du poème épique. Mais, passer à côté des mésaventures de cette sublime figure de la littérature serait une grossière erreur, car c'est au cœur de ces pages que, mieux que dans tout journal télévisé, on peut prendre conscience de toute la grandeur de la bêtise humaine à travers la plaidoyer à la première personne d'un monstre perpétuellement à la recherche d'un lui-même dont il ne parvient pas à appréhender les contours. C'est un magnifique exemple d'une déconstruction héroïque sans équivoque où il n'y a surtout rien à attendre du côté de Dieu et des religions et encore moins de celui de la raison, quand il faut échapper au chaos. Un roman qui se conclut par une passionnante postface de Xavier Mauméjean qui s'efforce d'éclairer les parties sombres de l'œuvre à travers le prisme de la vie de l'auteur étroitement liée à la légende de Caïn et Abel.

Dés les premières pages du roman nous sommes projetés dans le feu de l'action en assistant à l'attaque menée par un vampire solitaire sur Alexia Tarabotti, l'héroïne de Gail Carriger, au cours d'une soirée mondaine. Mal lui en prend, car il ne sait pas qu'Alexia sous ses apparences d'honnête vieille fille est l'une des rarissimes femmes paranaturelles de l'Empire Britannique et qu'elle ne possède pas d'âme, un lointain héritage de son géniteur italien, Alessandro Tarabotti.
Trucidé par une épingle à cheveux, notre vampire transformé en cadavre attire l'attention du BUR et de l'un des ses éminents représentant, Lord Maccon, écossais et loup-garou, envoyé par la reine Victoria pour enquêter sur l'affaire. Conseillée par son ami de longue date, Lord Akeldama, un vampire sans ruche, aussi excentrique que doté d'une puissante force psychologique, Alexia accepte l'invitation de la comtesse Nadasky, la reine de la ruche de Westminster, qui ne voit pas d'un bon œil l'intrusion de vampires solitaires sur son domaine de prédilection. Dés lors, alors que des vampires indésirables s'en mêlent et que d'autres se mettent à disparaître, Alexia, tenue pour responsable de tout ce remue ménage, passe en première ligne d'une affaire qui sème le trouble dans toute la bonne société londonienne. Et bientôt, en tombant entre les mains de ses ennemis, les membres du club Hypocras, des scientifiques bon ton, elle découvre avec stupeur que ceux-ci veulent utiliser ses capacités à annuler le surnaturel comme une arme de première importance dans leur croisade fanatique destiné à provoquer un génocide des êtres surnaturels autorisés à aller et venir au sein de l'Empire Britannique depuis le mandat du roi Henri.
Le premier volet d'une série en 5 volumes, qui devrait être suivi par la publication chez Orbit de Sans forme, Sans honte, Sans cœur et Sans délai, nous propose de suivre l'enquête d'une sorte de Mary Poppins du surnaturel embarquée sans le vouloir dans une affaire mettant en jeu la sécurité même de l'Empire. Une immersion au sein d'un Londres victorien alternatif plein de vampires, de loups-garous, de dirigeables et de thé, véritable comédie de moeur déjantée qui a reçu un accueil enthousiaste de la part de la critique anglo-saxonne très friande de ce genre d'histoire et qui déboule chez les lecteurs français un peu comme le fit, sous la forme d'un plus volumineux pavé, le roman de Susanna Clarke, Jonathan Strage & Mr Norrel, publié chez Robert Laffont en 2007, et nous dépeignant une société britannique cette fois sous l'emprise de la magie, les deux romancières avouant leur attachement à une littérature reliant les mythologies du fantastique à l'écriture d'une comédie de moeurs à la Jane Austen. A noter que pour en savoir un peu plus sur ce livre et sa genèse on consultera avec profit les interviews de Gail Carriger que propose son éditeur, le site www.orbitbooks.fr.
Et je terminerai par un détours du côté du département jeunesse des éditions Gallimard qui nous offre avec Hiver 1152, le tome 2 des remarquables Légendes de la Garde du romancier et dessinateur David Petersen. Au cours de Automne 1152, le précédent volume de cette série, nous avons suivi les premières aventures de Saxon, Lieam, Kenzie et autres héros de la Garde, ces guerriers du peuple des souris qui avaient vaillamment combattu les ambitions du redoutable Minuit et des ses funestes acolytes. Nous les retrouvons alors qu'un hiver particulièrement rude s'installe sur la cité de Lockhaven. La nourriture et les soins commençant à faire défaut à ses habitants, Gwendolyn, la matriarche de la Garde, réunit les meilleures souris et forment trois groupes envoyés vers différents bastions du royaume afin de ramener du ravitaillement et des médicaments et de remettre des invitations pour le prochain sommet des chefs d'Etat.

Fractionné en six chapitres et un épilogue, ce nouvel album continue d'emprunter la dimension épique voulue par Petersen qui, en diminuant au maximum le nombre de cases sur chaque pages (trois ou quatre au plus) parvient à accentuer le rythme narratif. Parallèlement, en appuyant volontairement sur l'attitude héroïque de ces petits rongeurs faisant preuve d'une loyauté sans faille envers leur peuple et d'une solidarité de tous les instants pouvant même conduire jusqu'au sacrifice ultime, il parvient à créer un monde naturaliste très proche de notre société auquel le lecteur n'a aucun mal à s'identifier emporté par un élan d'affection envers ces courageux rongeurs qui doivent batailleur au quotidien pour préserver leur existence. Un album en couleur bénéficiant d'un belle présentation cartonnée et d'un avant-propos élogieux de James Gurney, le créateur de la série Dinotopia, pour un livre destiné à un jeune public, mais qui fera néanmoins le bonheur d'un lectorat plus adulte avide d'émotion et de palpitantes aventures.
Bien entendu, je pourrai vous parler de beaucoup d'autres livres venus en ce début d'année augmenter la diffusion de la Fantasy en France, mais vous pourrez découvrir la critique de la plupart de ces romans sur le site Actusf ou alors sur mon blog, http://fantasyindex.blogspot.com, ainsi que dans les numéros de mon bulletin Sur les sentiers du merveilleux disponibles sur ce site.