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Le billet de Jean-Luc Triolo -3
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Le billet de Jean-Luc Triolo -3

En cette période de fin d'année placée sous l’ombre du merveilleux, le Père Noël n’a pas oublié la Fantasy dans les cadeaux qui emplissent la hotte. Bien entendu, pour nous, il a pris l’apparence des éditeurs qui ouvrent désormais largement leur catalogue au genre qui nous passionne vous et moi, puisque vous lisez ces chroniques.
 
Pour commencer, je ferai un détour par l’incontournable Bragelonne qui, après nous avoir offert Patrick Rothfuss et son fameux Nom du vent, récidive rayon découvertes avec L’homme Rune premier volet du Cycle des Démons. Dans le monde occidental la nuit est souvent associée à la terreur. Pour son premier roman publié l’américain Peter V. Brett a su habilement exploiter cette angoisse en imaginant un univers pseudo médiéval proche de notre monde  où les humains deviennent à la nuit tombée les proies de créatures immortelles et magiques : les démons, qu’ils soient de la pierre, de l’air, du feu, etc… Pour leur échapper les hommes se terrent la nuit venue dans leurs habitations dont portes et fenêtres sont protégées par un maillage de runes magiques qui empêchent les démons d’approcher. Du moins, la plupart du temps… car, lorsque l’une de ces runes présentent des marques de faiblesse, c’est la curée assurée. Après avoir campé ce décor inquiétant à souhait digne des Oiseaux d’Hitchcock ou de La Nuit des morts vivants de Romero (la première version en noir et blanc, bien entendu) l’auteur y introduit trois personnages dont nous sommes invités à suivre le destin douloureux. Trois enfants qui ne veulent pas se résoudre à la vie de cloportes à laquelle sont réduits leurs congénères, sortant et travaillant le jour, se cachant la nuit et trouvant tout à fait normal que leur famille et leur entourage succombent aux exactions des démons.

Arlen de Val Tibbet, tout d’abord, jeune garçon doué d’un talent inné pour dessiner les runes qui éloignent les démons. Ecœuré par la lâcheté de son père il partira sur les routes, la nuit, afin de découvrir ce qui se cache derrière l’horizon. Puis Leesha, la jeune fille maltraitée par sa mère et diffamée par son fiancé, qui rêve par-dessus tout de conquérir son indépendance, même si pour cela il lui faut affronter les diaboliques créatures de la nuit. Et enfin Rojer, un enfant de trois ans, unique survivant du massacre de sa famille par les démons. Tous trois trouvent sur leur chemin une aide indispensable pour les aider à survivre. Dans le cas d’Arlen ce sera Ragen le Messager, qui le recueillera sur la route et l’emmènera avec lui dans la cité de Miln afin que le jeune garçon suive à son tour le dur apprentissage de la caste très fermée de ces courageux voyageurs. Pour Leesha, il s’agira de Bruna, la Cueilleuse d’Herbes, bien vieille mais surtout un peu sorcière, qui l’aidera à sortir des jupons souvent relevés de sa mère. Enfin Rojer aura la chance de se lier d’amitié avec Arrick le Jongleur, qui le protègera durant pas mal de temps des attaques des démons, tout aussi bien que le violon dont il a appris à jouer en dépit de sa main mutilée. Dans ce premier tome du Cycle des Démons nous suivrons la croissance de ces trois enfants, nous apprendrons à triompher avec eux de problèmes de la vie quotidienne souvent semblables à ceux que nous rencontrons, tout en essayant de comprendre comment chacun d’entre eux finira par acquérir une puissance qui lui est propre en essayant de résoudre le problème des démons. Un problème dont ils détiennent chacun une solution qui pourrait bien se cacher dans ces fameuses vieilles runes, dont certains prétendent qu’il ne s’agit que d’une légende, et qui auraient le pouvoir de repousser les démons, et même de les détruire.

Devenu la coqueluche des éditeurs qui se sont battus à travers le monde pour acquérir les droits de ce livre, ce récit trouve sa genèse dans une histoire rédigée pour un concours d’écriture sur la Fantasy. Un récit retraçant la vie du jeune Arlen qui avait soif de voyage, mais qui ne pouvait pas s’éloigner à plus d’un jour de sa maison, sous peine d’être tué par les démons. Continuée plus tard dans tous les endroits possibles, et en particulier durant les trajets conduisant Peter Brett à son travail, cette histoire devint ce roman captivant aux multiples péripéties où la peur occupe une part prépondérante. Une peur qui sert d’exutoire à l’auteur pour retranscrire les angoisses du peuple américain après l’attentat du 11 septembre et face à la menace du terrorisme répandue à travers le monde. Un livre qu’il a écrit en s’inspirant de ses nombreuses lectures de jeunesse parmi lesquelles figurent la plupart des grands noms de la Fantasy tels que J.R.R. Tolkien, Robert Jordan, Terry Brooks, David Farland, R.A. Salvatore, Phillip Pullman ou George R.R. Martin. Une série pour laquelle Peter V. Brett a signé un contrat en trois tomes, mais qu’il espère bien prolonger jusqu’à cinq volumes afin de mieux exploiter la dynamique romanesque des divers personnages qu’il a inventés.

Tout d’abord, bien entendu du trio du premier opus, mais aussi d’autres protagonistes tout aussi charismatiques, comme ceux que nous découvrirons dans le second volume du cycle, The desert spear,  Jardir, le leader du désert, l’ami d’Arlen, et Renna Tanner, la jeune fille promise au même Arlen dans un mariage arrangé lorsqu’il était enfant, qui aura sa propre influence sur la guerre menée contre les démons. On le voit, Peter V. Brett n’est pas en manque d’imagination pour la suite de cette brillante série que nous avons la chance de découvrir en France avec l’ajout d’un prologue, inédit dans les versions originales, qui est en fait la transcription de la fameuse nouvelle écrite pour le concours d’écriture qui fut à la base du roman. Enfin, n’oublions pas de saluer la saisissant couverture de Miguel Coimbra qui reproduit à merveille l’ambiance si délicieusement oppressante du livre, et de noter que le réalisateur/producteur Paul W.S Anderson (voir le récent Resident Evil : Afterlife) et son compère Jeremy Bolt ont acquis les droits du roman dont ils nous promettent une prochaine version cinématographique qu’ils nous annoncent digne des meilleurs réalisations du genre. A noter que pour parfaire la lecture on peut se tourner vers diverses interviews de l’auteur :
► « Interview à propose de L’homme rune » in Neverland 1, le magazine gratuit proposé depuis septembre par les éditions Bragelonne.
► « Peter V. Brett : la Fantasy dans  la peau » interview par Emmanuel Beiramar sur le site www.fantasy.fr,
► « Un entretien avec Peter V. Brett  » par Altan sur le site www.elbakin.net
► « Un nouvel entretien avec Peter V. Brett ! » par Julie, toujours sur www.elbakin.net

Outre les publications Bragelonne, d’autres titres ont attisé notre intérêt ces temps-ci.
D’abord Les Contes de Crime de Pierre Dubois publiés dans la collection Folio des éditions Gallimard.

La tentation de réécrire les contes ayant bercé notre enfance n’est pas nouvelle. Préalablement les Contes d’autrefois pour lecteurs d’aujourd’hui du Politiquement correct de James Finn Garner, suivi de De plus en plus politiquement correct et de Contes d’hiver politiquement correct, tous chez Grasset, nous en donnaient une brillante preuve en réécrivant les bluettes de notre enfance à l’aune d’un monde quotidien bien moins enchanteur que celui imaginé par les conteurs dœ’antan. A présent c’est Pierre Dubois, l’elficologue averti, qui s’y attache avec la reprise, un tantinet diabolique, des personnages phares du merveilleux, tirés la plupart du temps de l’œuvre des frères Grimm ou de Charles Perrault, mais aussi de J.M.Barrie. Des contes noirs à souhait marqués par l’empreinte d’un humour sardonique générateur de frisson où l’on redécouvre, par le prisme du machiavélique, et par ordre d’apparition: La Belle au bois dormant, Riquet à la houppe, Cendrillon, Le conte de l’amandier, Rapunzel, Barbe de Grive, Peter Pan, Petite table couvre-toi, Le Petit Chaperon rouge et Blanche-Neige. Des histoires revisitées où les princes n’épousent plus des bergères, mais se pacsent aux bergers, où Cendrillon est victime de pulsions sexuelles, tandis que la Belle au bois dormant est tombée entre les mains d’un époux déséquilibré, que Peter Pan entretient une troublante parenté avec Jack l’Eventreur, que le Petit Chaperon Rouge n’a rien à envier au Grand Méchant Loup du côté des plans machiavéliques et qu’un détective spécialiste des nains de jardin mène l’enquête pour une Blanche Neige confrontée à une série de meurtres. Le mariage improbable des personnages de Grimm avec le roman policier est paru pour la première fois dans l’éphémère Bibliothèque Elfique des éditions Hoebeke, qui publia en même temps La rose et la bague de William Makepeace Thackeray et Thomas le rimeur d’Ellen Kushner.

Puisque l’on parle de réédition, les amateurs de Fantasy ont sûrement du remarquer la mise en sommeil de la collection de poche Points Fantasy chez le Seuil. Il faut croire que ce courant littéraire n’est pas totalement abandonné par cet éditeur, puisque, abandonnant le label Fantasy et sous une nouvelle présentation, il fait paraître ces derniers mois quelques titres apparentés au genre dans son catalogue général de la collection Points. On a ainsi eu droit à une réédition de la mythique trilogie de Gormenghast de Mervyn Peake (Titus d’Enfer, Gormenghast et Titus Errant), La forêt d’Iscambe de Christian Charrière, Enchantement de Orson Scott Card et Le parlement des fées T.1 et 2 de John Crowley. C'est sur ces deux derniers ouvrages que je voudrais revenir car, à leur parution ils ont représenté une voix originale dans le domaine de la Fantasy. Un peu comme Jack Finney l’avait fait avec la thématique des voyages temporels inscrivant ces derniers dans une sorte de réalisme détourné dans Le Balancier du temps, Crowley tente une approche plus concrète que l’imagerie habituelle souvent empruntée à l’imagerie victorienne de l’univers de la Faërie, en tant que dimension parallèle juxtaposée à notre réalité quotidienne.

Dans le premier tome de la  série, L’orée des bois,  on découvre un certain Smoky Barnable, vérificateur d’annuaire de son état, empruntant la route du marcheur pour se rendre à Edgewood, un lieu de légende où les arcs-en-ciel rejoignent la terre, et qui ne se trouve pas sur le chemin des autocars reliant Quelque Part à Autre Part. Il s’y dirige pour épouser la belle Daily Alice Drinkwater. Arrivé à destination il découvre la fantastique demeure qu’a construit le Dr John Drinkwater, qui se compose de plusieurs maisons de tailles et de styles différents encastrées les une dans les autres. Un endroit habité par des gens aussi étranges que cette fascinante bâtisse où rôde la magie, car Edgewood représente une sorte de porte sur le Pays des Fées ou Faërie. Un monde enchanté qui souffre de l’extension des hommes obligeant les créatures qui l’habitent à se replier toujours plus loin à l’intérieur de leurs frontières. De quoi engendrer de légitimes griefs envers la race humaine, championne du progrès, de l’accroissement du commerce, et de l’élargissement des limites de la raison. Un roman qui nous invite à suivre les efforts de Smoke Barnable qui, au fil des années, tente de s’intégrer à cet univers de conte auquel Daily Alice est profondément attachée depuis son enfance. Puis nous reviendrons dans la cité des hommes afin de suivre le parcours d’Auberon, le fils de Smoky et de Sophie, la sœur d’Alice, tandis qu’à Edgewood, chaque génération qui s‘écoule perd un peu du contact entretenu par la précédente avec les créatures de derrière le miroir, tout en s’en rapprochant paradoxalement, car à force de chercher ou de se préoccuper de ce qui existe là-bas, la distinction entre la réalité humaine et celle du royaume des fées s’amenuise. Bientôt, elle disparaîtra, car ils seront là ! Alors viendra le moment de réunir le dernier parlement des fées afin de décider du sort du monde.

Dans le second volume du cycle, L’Art de la mémoire, nous retrouvons Edgewood et la famille Drinkwater dont le  destin est étroitement lié à celui du peuple de Faërie qui, dans un autre plan de l’univers, mène un combat d’arrière garde contre le modernisme et le progrès gangrenant peu à peu le monde des légendes. Traumatisé par la disparition de sa sœur Lilas, enlevée par les fées, Aubéron est retourné à la ville d’où est venu son père. Là, il rencontre l’amour en la personne de la sensuelle Sylvie, elle aussi partie prenante du Conte, comme tous les membres de la famille Drinkwater. Tous d’eux seront bientôt mêlés à la révolution en marche qui bouleverse l’existence de la cité placée sous la férule occulte des membres du Club des Chasseurs et des Pêcheurs du Pont Bruyant. Ces derniers ont engagé Ariel Hawksquill, illustre praticien des arts magiques, afin de tenter de découvrir la véritable identité de celui qui menace leurs prérogatives, Russel Eigenblick, résurrection de Frédéric Barberousse, réveillé de son sommeil afin de régner sur cet âge tardif que fut le saint empire romain germanique et en vérité le champion des Elémentaires et autres immortels qui, dans ce nouveau Monde, livrent une guerre permanente contre les hommes. Par l’entremise de Lilas le peuple de Faërie a battu le rappel de tous ceux dont le destin était intimement lié à Edgewood afin qu’ils assistent au dernier Parlement des Fées. C’est ainsi qu’ils partent tous, laissant l’incroyable bâtisse désespérément vide. Son existence devint alors une histoire parlant d’un monde ailleurs et d’une Famille dont la maison faite de Temps était devenue un rêve parlant d’un royaume à jamais disparu dans notre morne présent : celui de « il était une fois ».

Un livre qui fait parfois pense à la série des Mythagos du regretté Robert Holdstock, et dans lequel on ne rentre pas l’esprit ailleurs et la pensée vagabonde. Il faut, pour s’imprégner de ces lignes, se plonger à corps perdu dans l’entrelacs des phrases et des intrigues qui tapissent les pages, et ne rien négliger d’une histoire qui se déroule tel un vieux parchemin enveloppé dans les brumes de la légende. Un ouvrage tout en pointillé et en délicatesse où nous entrons à pas feutré au rythme de courts chapitres à l’écriture emplie d’une nostalgie romantique ciselée par des mots et des phrases à la fascinante profondeur évocatrice. Un roman initiateur préalablement publié chez Rivages Fantasy (1995) et Terre de Brume (2006), qui tente de dresser un pont entre notre réalité et le Pays de Faërie, par essence même inaccessible, d’où l’ambiguïté  et la difficulté du propos, écueil dont Crowley se tire avec une maestria de grand écrivain. Il nous entraîne de la sorte à la redécouverte du pays des fées (la Faëry anglo-saxonne), mais sans la mièvrerie dont l’ont affublée les contes pour enfants publiés tout au cours des siècles. Cette approche se fait à travers une chronique familiale ayant pour axe narratif… un conte en train de s’écrire. Nous évoluons ainsi à mi-chemin entre la réalité et l’imaginaire, sans jamais trop savoir où se trouve la véritable frontière. C’est en grande partie grâce à cette perpétuelle ambivalence que l’ouvrage de Crowley a bien été perçu, non seulement par les lecteurs habituels de ce genre de livre, mais également par une large portion du grand public.  Ce qui a assuré au Parlement des fées une surprenante diffusion qui en a fait, peu à peu, une sorte d’ouvrage culte. Dans notre pays beaucoup plus cartésien où Tolkien n’a jamais vraiment réussi à s’imposer, il est certain que ce roman ne rencontrera pas un tel engouement. Néanmoins, il en surprendra plus d’un et, en particulier, ceux qui ne lisent pas de la Fantasy en arguant du caractère mièvre et sans intérêt de ce genre de littérature. Qu’ils lisent ces romans de Crowley, et ils auront de grandes chances de revenir sur leurs a priori.

Jean-Luc Triolo

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