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Le Dernier Chasseur de sorcières

James Morrow ( Auteur), Philippe Rouard (Traducteur)
Langue d'origine : Anglais US
Aux éditions : 
Date de parution : 30/09/2003  -  livre
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Le Dernier Chasseur de sorcières

Pour peu qu'on s'étonne encore de trouver dans la littérature fantastique des sujets de réflexion sérieux, une érudition qui aujourd'hui fait figure de peste noire, selon les médias " découvreuses de talents ", et un genre où il ne suffit pas de comprendre les réparties des présentateurs de Canal Plus pour pouvoir se targuer de manier l'ironie, bref, pour peu qu'on s'ébahisse de reconnaître de la richesse et du talent dans un genre si pauvre, James Morrow tient lieu de libérateur et de preuve vivante, avec, il faut l'avouer, nombre d'autres auteurs étrangers des éditions du Diable Vauvert. Cet auteur américain de 50 et quelques ans, dont les sujets de prédilection semblent être Dieu, le diable, bref la théologie et le merveilleux, avait auparavant aiguisé sa plume dans une trilogie mettant en scène un Dieu mortel et, en l'occurrence, presque mort : En remorquant Jéhovah, Le jugement de Jéhovah, La grande faucheuse.

Il est curieux de constater que les écrivains font souvent preuve de la plus grande prudence mais aussi de la plus grande science lorsqu'il s'agit de théologie ; le sujet est dangereux, effectivement. Tellement dangereux qu'il est passé dans les mœurs - populaires - que le croyant heureux est celui qui suit toujours la voie de son cœur (musique par Sœur Marie Kerouz, sur une mise en scène de Robert Hossein…) et non pas celui qui étudie et aime Dieu de raison. Nous sommes bien trop évolués pour mettre de l'esprit dans cette histoire et la spiritualité made in XXIth century est bien ce gros truc écœurant et vaporeux hérité de Michael Landon…Quel est ce mot, déjà ? Ah oui, de la barbapapa…

Contre les chasseurs de sorcières

Il n'en était pas de même au début du XVIIIeme siècle, période qui intéresse Saint James Morrow, ironique d'entre les ironiques. On théorisait et même on théologisait, oui, mon bon ami. S'il fallait prouver quelque chose, c'était bien que le merveilleux, le surnaturel et le reste existaient…Car il s'agit bien là du siècle naissant de la preuve : au début d'un siècle flamboyant, preuve que la lumière peut être aveuglante, preuve que l'homme peut remplacer la tyrannie par la terreur en passant par cette grâce sublime de l'être humain en marche vers la liberté (vous pouvez sortir vos mouchoirs tricolores) , preuve que la science existe et qu'elle n'est pas fantaisiste, preuve que le Nouveau Monde peut être la nation unie d'une terre rouge sang… Bref, un siècle de preuves pour un roman basé sur l'acharnement à prouver.

Nous sommes encore sur un XVIIeme siècle perdu dans le noir et Jennet Stearne a une dizaine d'années. Elève studieuse et appliquée de sa tante Isobel, elle-même disciple de province amatrice du grand Isaac Newton, elle voit un jour son propre père, chasseur de sorcière, emmener Isabelle vers le bûcher, pour commerce avec le diable.

La seule personne qui pourra sauver la tante de Jennet est le grand Newton, en s'appuyant sur son Principia Mathematica pour prouver que les expériences scientifiques pratiquées par l'exaltée veuve dans son château perdu de campagne ne sont pas l'œuvre d'une sorcière assoiffée d'âmes chrétiennes.

Jennet va donc vivre pour éviter à sa tante la mort cruelle qui l'attend. Puis elle va vivre pour son œuvre, un argumentum grande qui tend à prouver que la loi de Jacques I sur la sorcellerie est une aberration et doit contrer les Malleus et autres traités de malificium, de Colchester à Salem, Philadelphie, Londres…

Complice de la jeune fille puis de la femme, le Principia Mathematica lui-même, libéré de son créateur et prêt à se battre, expose ses aventures en alternance avec un narrateur plus imprécis.

Une ébauche d'une richesse hors du commun…

Ce roman creuse tant de voies différentes sans jamais se tromper qu'il faudrait peut-être plus d'une chronique pour en faire le tour - privilège que nous laisserons finalement au lecteur…-.

D'un point de vue affectif, il est évident qu'il montre les liens tissés entre le lecteur et le livre ; liens qu'on a mis du temps à intégrer dans les techniques d'enseignement et que seule une petite minorité peut connaître et reconnaître. Le Principia Mathematica, s'adressant à Jennet comme à une fille aimée, explique également l'influence de chaque livre sur les créateurs et prouve l'existence métaphysique - et presque surnaturelle - des livres eux-même en leur ôtant leur unique fonction de tabernacle.

Ironie suprême contre notre époque, semble-t-il: dans Le dernier chasseur de sorcières, les livres parlent et parlent bien, alors qu'on voudrait toujours les réduire à de simples objets de consommation.

Ce n'est cependant pas là son point le plus intéressant, bien que cette mise en avant soit faite avec subtilité, tendresse et humour et que les passages narrés par l'œuvre d'Isaac Newton constituent un rare délice.

Un survol du XVIIIeme en devenir, son ridicule, sa grandeur

Outre la finesse du style, avec lequel Morrow mêle ironie, humour, générosité et parfois cynisme, Le Dernier Chasseur de Sorcières a la grande singularité d'être un condensé à la fois délirant et très précis de tous les influences, références et mouvements du début du XVIIIeme siècle et même du siècle entier, par anticipation.

Avec pour base le puritanisme et l'ignorance de la campagne anglaise au moment où Guillaume d'Orange monte sur le trône, en passant par la barbarie exotique -j'oserai presque dire " exotiquement anglaise "- des Amériques puis la pensée qui a porté un Robinson Crusoé vers des rives revisitées maintes et maintes fois par les encyclopédistes, Morrow égrène tous les arts, philosophies, théories et pensées utilisés lors de ce siècle qui mettra plus de quatre vingt ans à accoucher de sa lumière.

Le langage de Morrow, à la fois moderne et suranné, empreint d'une ironie et d'un humour que seule une grande maîtrise peut apporter, atteint son apogée dans les dialogues, véritables saynètes indépendantes et fines allusions à un théâtre qui sembla prendre son essor avec Molière et Racine.

Morrow utilise également beaucoup de ficelles des romans de cœur, des " romans à l'eau de rose ". Il va jusqu'à caricaturer, à l'extrême, à la fois ce mouvement romanesque moralisateur et passionnel que connaîtra la littérature du XVIIIeme, et les romans modernes, pseudo historique, où une héroïne résolument effrontée passe de couche en couche pour se faire un point de vue sociologique (bien qu'essentiellement horizontal) du monde dans lequel elle vit, et de l'homme - monde dans lequel les hommes en question sont tous des ersatz de Rett Buttler…- .

Il se peut que certains lecteurs soient rebutés par tous les aspects " scientifiques " de ce roman, qui expose parfois des théories tellement emberlificotées que seul un érudit pourrait définir précisément ce qui est rocambolesque et ce qui ne l'est pas. Ou du moins, un lecteur très patient, qui aurait assez de temps pour décortiquer le dernier chasseur de sorcières afin d'en dégager les différentes influences…Voilà une pratique qui mettrait sans aucun doute James Morrow en joie…

C'est également un livre qui demande une certaine maîtrise, une certaine culture pour en apprécier toutes les allusions. Mais ne vous inquiétez pas : ce qui n'est pas compris tout de suite s'englobe si bien dans le cheminement narratif qu'il suffit de se laisser porter sur les passages obscurs ou parfois un rien rébarbatifs.

Le Diable Vauvert a su, une fois de plus, prouver à son lectorat que le fantastique n'est pas synonyme de pauvreté intellectuelle et littéraire. Et ça, ça valait bien un Argumentum Grande, aussi intuitif et imprécis que celui de Jennet Stearne !

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