Bien que la tâche soit ardue, il est possible de tenter d'esquisser une partie de la personnalité de Stephen Fry en notant qu'il est britannique, talentueux et très éclectique. Il fut longtemps le partenaire de Hugh « Docteur House » Laurie dans un duo comique des plus savoureux qui nous a donné la meilleure adaptation possible des œuvres du grand P. G. Wodehouse avec la série télévisée Jeeves and Wooster. Il est aussi scénariste, producteur, présentateur de jeux télévisés, réalisateur de documentaires... Aucun genre littéraire ne semble non plus lui avoir échappé, depuis la poésie jusqu'à la science-fiction, et il est connu pour être le narrateur de nombreux livres audio parmi lesquels figurent les œuvres de Tchékov, Douglas Adams et la série des Harry Potter... Le faiseur d'histoire est une belle incursion dans le domaine de l'uchronie et traite avec légèreté de questions graves.
L'enfer serait donc bel et bien pavé de bonnes intentions...
Michael Young, étudiant en dernière année de doctorat à la prestigieuse université de Cambridge, vient de terminer la thèse qui fera officiellement de lui un historien, spécialiste du régime Nazi. Une rupture amoureuse et quelques coïncidences le mettront en contact avec le professeur Leo Zuckerman, un vieux physicien qui consacre son temps libre à étudier la Shoah. L'Histoire est peut-être bien constituée d'histoires qui, une fois assemblées, figent le passé pour lui donner une forme apparemment définitive mais lorsqu'un historien s'allie avec un physicien monomaniaque, des faits que l'on tenait pour certains peuvent se trouver modifiés, générant ainsi une uchronie dans laquelle, par exemple, Adolf Hittler n'aurait jamais vu le jour... Hélas, ce type de manipulation n'assure pas nécessairement l'avènement du meilleur des mondes, comme Michael Young va en faire l'expérience. Les changements toucheront bien entendu la Grande Histoire, celle des livres, mais également la petite, la sienne, la seule qui importe vraiment au bout du compte...
Les Nazis ont (encore !) gagné la guerre ?
Et si un historien était une sorte d'artiste capable, dans une certaine mesure, de modifier l'aspect du passé ? Il serait naïf de réduire les livres d'histoire à de simples rapports concernant des temps révolus car ils reflètent inévitablement, dans une certaine mesure, le point de vue de leur auteur qui, s'il en avait eu le pouvoir, aurait bien pu être tenté d'apporter quelques modifications au scénario. C'est ainsi que naissent de belles uchronies et Stephen Fry s'y est essayé avec une aisance certaine. Dans Le faiseur d'histoire il joue adroitement avec l'idée de l'élasticité du temps et envisage ce qui advient lorsque l'élastique tente de reprendre sa forme initiale (ou presque, ou tout simplement une forme au hasard, n'importe laquelle...) Ce qui s'impose alors est toujours la réalité... pour ceux qui continuent d'en faire partie !
Avant d'écrire Le faiseur d'histoire, Stephen Fry n'était pas à proprement parler un auteur de science-fiction et le roman porte les traces de cette absence de spécialisation, ce qui contribue au moins pour moitié à l'intérêt du livre. Il est en effet plutôt rare de trouver en science-fiction un texte dans lequel on accède d'une manière aussi sensible au quotidien et à l'intimité du personnage principal dont les préoccupations ordinaires pourraient être les nôtres et accentuent le fameux (et nécessaire) processus d'identification du lecteur avec le héros. Un autre des aspects particulièrement plaisants du roman réside dans le talent avec lequel l'auteur parvient à orner son récit de nombreuses digressions sans pour autant l'alourdir. Et de ces monologues écrits par un homme drôle, intelligent et cultivé, il est toujours possible de tirer un ou deux enseignements...
Quelques pistes de réflexion, de l'action, une histoire d'amour, des remarques spirituelles, Le faiseur d'histoire possède tous les ingrédients indispensables à un très bon roman, y compris un scénario soigneusement conçu et peuplé de personnages attachants. Le livre de Stephen Fry est des plus réjouissants et les traits d'humour dont il est émaillé n'empêchent ni l'émotion ni le tragique de prendre la place qui leur revient. La gravité du sujet, la Shoah, demande bien entendu à être traitée avec beaucoup de tact et notre gentleman anglais prouve aisément qu'il est loin d'en être dépourvu lorsque c'est nécessaire. Après avoir dévoré ce roman, on se dit qu'il est dommage qu'il constitue à ce jour sa seule incursion dans le domaine de la science-fiction...