A force d'attendre, on avait presque fini par oublier pourquoi Serge Lehman nous manquait tant.
Omniprésent il y a cinq ans, on lui prédit tous les possibles. Après tout il présente beau, a l'air plutôt normal pour un "écrivain de genre", chronique régulièrement pour la presse quotidienne nationale et après un début de carrière standard - comprenez au Fleuve Noir - le voilà sacré "petit prince de la SF" pour une trilogie cyberpunk rageuse, un space opera qui portera finalement plus de poids sur ses épaules qu'il n'en aura réellement à sa sortie et une frénésie ubiquiste de nouvelles qui s'étale sur près de dix ans. On le sollicite, et Serge Lehman ne se fait pas prier. Novelliste, romancier et chroniqueur, mais aussi anthologiste (sa préface pour Escales sur l'horizon reste à ce jour une référence du genre) et même parolier. On l'annonce partout. Au Fleuve, au Diable Vauvert et surtout, surtout… chez L'Atalante. Et puis soudain, alors que se profile le nouveau millénaire, Serge Lehman atteint les limites de sa Voie et plonge dans la Ténèbre pour un périple de cinq ans dans le Grand Dehors. Le Grand Silence en fait. On l'entrevoit bien au générique de l'excellent Immortel d'Enki Bilal, on le sait travaillant avec Druillet à la résurrection de Lone Sloane, mais nous autres pauvres lecteurs sommes laissés de l'autre côté des Colonnes d'Hercule, et nous attendons à nous en user l'admiration.
Aussi n'aie-je pas été le seul à me sentir flouer lorsque L'Atalante a finalement annoncé que le fils prodigue revenait avec un recueil de ses nouvelles. Et comme les autres, j'avais tort.
Car Le Livre des Ombres est bien plus qu'un recueil. Tout d'abord avec ses sept cent pages et ses vingt-cinq nouvelles, avec les nombreuses et très inspirées illustrations de Gess, il prend des allures de superproduction assez inédites en France. Couvrant huit ans d'écriture, on y retrouve les textes les plus célèbres de Serge Lehman. Bien évidemment l'incontournable Nulle part à Liverion, son Temps des Olympiens originellement paru dans l'anthologie all stars de Chambon et Silverberg Destination 3001, ou encore le somptueux L'Inversion de Polyphème. Mais on y redécouvre aussi des perles qui avaient eu en leurs temps des destins plus insolites (comme Les Mularis, qui fut longtemps disponible en téléchargement sur le net) ou plus confidentiels. Ainsi des nouvelles de tout premier ordre qui n'avaient bénéficié que d'une diffusion assez discrète retrouvent ici leur juste place. C'est le cas, par exemple, pour le remarquable Dans l'abîme, pour Un Songe héliotrope ou bien encore pour La Sidération.
Une piqûre de rappelle, donc. Car il était temps de se souvenir avec quelle évidence Serge Lehman sait nous imposer ses univers et avec quel délice on aimait, et aimons toujours, nous y laisser guider. C'est le bonheur presque enfantin de se laisser conter une histoire que nous retrouvons ici. On pense à Michel Demuth et Cordwainer Smith, ces maîtres à l'ombre desquels il avoue avoir écrit, et sans la moindre servilité.
On y pense d'autant plus évidemment, qu'en rassemblant ses nouvelles, Lehman a choisi de les inscrire dans une trame narrative proche de la fixed up story. La première fixed up made in Camembert, ce qui est étonnant pour une technique vieille de plus de cinquante ans. Ce n'est évidemment pas une simple coquetterie. En choisissant de raconter l'histoire d'Orson Malaverne, dernier scribe après la fin des Temps, chargé de retranscrire au plus juste les transes des Hommes-Mères - conteurs et incarnations des anciens dieux - Serge Lehman se livre à une forme d'auto-analyse qui prend un relief particulier en regard de son récent hiatus silverbergien.
Ces Hommes-Mères qui arpentent ce Monde placide d'après le Monde ne sont que les échos des protagonistes des nouvelles qui constituent Le Livre des Ombres. Nouvelles qu'ils réinterprètent, adaptent et édulcorent pour les pèlerins de cette nouvelle ère. Orson Malaverne seul les entendra sous leur forme originale et il en sera le dépositaire, dans toute leur crudité.
En même temps que leur auteur, les héros usés sortent de leur retraite, et tous en fait se posent les mêmes questions. Qui sont-ils vraiment ? Pourquoi "être" seulement ? Pour répondre à cela, Serge Lehman est retourné au cœur du problème, dans le confort douloureux de ses créations, pour s'y replonger et voir s'il pourrait survivre à cette mise en abîme aussi vertigineuse qu'habile. Il nous la soumet et elle n'est ni une excuse pour cette longue absence, ni un prétexte pour un recyclage opportun. Elle est, elle aussi, un écho ; celui de batailles passées, de doutes sinon surmontés, du moins apprivoisés.
Serge Lehman nous livre ici, avec beaucoup d'humilité, son histoire du futur, n'y évoquant de manière qu'assez elliptique le cyberpunk colérique qui lui avait amené la reconnaissance, pour lui préférer la description d'un avenir spatial de l'Humanité, dont la richesse a la pertinence et l'originalité d'un Banks ou d'un Vinge. C'est ainsi, avec une passion retrouvée semble-t-il, qu'il signe son retour.
Oui ! Lehman nous manquait. Ou plus exactement il nous manquait Lehman pour compléter le panthéon de la science fiction francophone. Un vide désormais comblé.
Omniprésent il y a cinq ans, on lui prédit tous les possibles. Après tout il présente beau, a l'air plutôt normal pour un "écrivain de genre", chronique régulièrement pour la presse quotidienne nationale et après un début de carrière standard - comprenez au Fleuve Noir - le voilà sacré "petit prince de la SF" pour une trilogie cyberpunk rageuse, un space opera qui portera finalement plus de poids sur ses épaules qu'il n'en aura réellement à sa sortie et une frénésie ubiquiste de nouvelles qui s'étale sur près de dix ans. On le sollicite, et Serge Lehman ne se fait pas prier. Novelliste, romancier et chroniqueur, mais aussi anthologiste (sa préface pour Escales sur l'horizon reste à ce jour une référence du genre) et même parolier. On l'annonce partout. Au Fleuve, au Diable Vauvert et surtout, surtout… chez L'Atalante. Et puis soudain, alors que se profile le nouveau millénaire, Serge Lehman atteint les limites de sa Voie et plonge dans la Ténèbre pour un périple de cinq ans dans le Grand Dehors. Le Grand Silence en fait. On l'entrevoit bien au générique de l'excellent Immortel d'Enki Bilal, on le sait travaillant avec Druillet à la résurrection de Lone Sloane, mais nous autres pauvres lecteurs sommes laissés de l'autre côté des Colonnes d'Hercule, et nous attendons à nous en user l'admiration.
Aussi n'aie-je pas été le seul à me sentir flouer lorsque L'Atalante a finalement annoncé que le fils prodigue revenait avec un recueil de ses nouvelles. Et comme les autres, j'avais tort.
Car Le Livre des Ombres est bien plus qu'un recueil. Tout d'abord avec ses sept cent pages et ses vingt-cinq nouvelles, avec les nombreuses et très inspirées illustrations de Gess, il prend des allures de superproduction assez inédites en France. Couvrant huit ans d'écriture, on y retrouve les textes les plus célèbres de Serge Lehman. Bien évidemment l'incontournable Nulle part à Liverion, son Temps des Olympiens originellement paru dans l'anthologie all stars de Chambon et Silverberg Destination 3001, ou encore le somptueux L'Inversion de Polyphème. Mais on y redécouvre aussi des perles qui avaient eu en leurs temps des destins plus insolites (comme Les Mularis, qui fut longtemps disponible en téléchargement sur le net) ou plus confidentiels. Ainsi des nouvelles de tout premier ordre qui n'avaient bénéficié que d'une diffusion assez discrète retrouvent ici leur juste place. C'est le cas, par exemple, pour le remarquable Dans l'abîme, pour Un Songe héliotrope ou bien encore pour La Sidération.
Une piqûre de rappelle, donc. Car il était temps de se souvenir avec quelle évidence Serge Lehman sait nous imposer ses univers et avec quel délice on aimait, et aimons toujours, nous y laisser guider. C'est le bonheur presque enfantin de se laisser conter une histoire que nous retrouvons ici. On pense à Michel Demuth et Cordwainer Smith, ces maîtres à l'ombre desquels il avoue avoir écrit, et sans la moindre servilité.
On y pense d'autant plus évidemment, qu'en rassemblant ses nouvelles, Lehman a choisi de les inscrire dans une trame narrative proche de la fixed up story. La première fixed up made in Camembert, ce qui est étonnant pour une technique vieille de plus de cinquante ans. Ce n'est évidemment pas une simple coquetterie. En choisissant de raconter l'histoire d'Orson Malaverne, dernier scribe après la fin des Temps, chargé de retranscrire au plus juste les transes des Hommes-Mères - conteurs et incarnations des anciens dieux - Serge Lehman se livre à une forme d'auto-analyse qui prend un relief particulier en regard de son récent hiatus silverbergien.
Ces Hommes-Mères qui arpentent ce Monde placide d'après le Monde ne sont que les échos des protagonistes des nouvelles qui constituent Le Livre des Ombres. Nouvelles qu'ils réinterprètent, adaptent et édulcorent pour les pèlerins de cette nouvelle ère. Orson Malaverne seul les entendra sous leur forme originale et il en sera le dépositaire, dans toute leur crudité.
En même temps que leur auteur, les héros usés sortent de leur retraite, et tous en fait se posent les mêmes questions. Qui sont-ils vraiment ? Pourquoi "être" seulement ? Pour répondre à cela, Serge Lehman est retourné au cœur du problème, dans le confort douloureux de ses créations, pour s'y replonger et voir s'il pourrait survivre à cette mise en abîme aussi vertigineuse qu'habile. Il nous la soumet et elle n'est ni une excuse pour cette longue absence, ni un prétexte pour un recyclage opportun. Elle est, elle aussi, un écho ; celui de batailles passées, de doutes sinon surmontés, du moins apprivoisés.
Serge Lehman nous livre ici, avec beaucoup d'humilité, son histoire du futur, n'y évoquant de manière qu'assez elliptique le cyberpunk colérique qui lui avait amené la reconnaissance, pour lui préférer la description d'un avenir spatial de l'Humanité, dont la richesse a la pertinence et l'originalité d'un Banks ou d'un Vinge. C'est ainsi, avec une passion retrouvée semble-t-il, qu'il signe son retour.
Oui ! Lehman nous manquait. Ou plus exactement il nous manquait Lehman pour compléter le panthéon de la science fiction francophone. Un vide désormais comblé.