Trente ans après sa mort, le 2 mars 1982, Philip K. Dick est plus populaire que jamais et certains fins observateurs ont même remarqué que nous vivions dans un monde qui ressemble de plus en plus à celui que décrivaient ses récits. Ses thèmes de prédilection, en particulier celui de la nature de la réalité, ont fait écho à l'émergence des réalités virtuelles, ce que le cinéma s'est empressé de relayer en adaptant avec plus ou moins de bonheur un certain nombre de ses romans et nouvelles. Pour chercher à comprendre en profondeur l'œuvre de cet auteur féru de philosophie et la débarrasser de la gangue d'effets spéciaux qui la réduit à un simple produit commercial, il est nécessaire d'effectuer un retour au texte. Cette nouvelle traduction du Maître du Haut Château vient à point nommé pour célébrer celui sans qui l'idée que l'on se fait de la science-fiction au vingt-et-unième siècle aurait probablement été bien différente...
Notre réalité est-elle authentique ou s'agit-il seulement d'une bonne imitation ?
La Seconde Guerre mondiale est terminée depuis près de quinze ans et les vainqueurs se sont partagé le monde. L'Est de l'Amérique du nord est occupé par les Nazis et l'Ouest par le Japon. Malgré la domination nippone sur les états proches de la côte Pacifique, les tensions entre Orientaux et Occidentaux se font moins vives à mesure que le temps passe et un véritable métissage culturel est en train de prendre forme. Les Japonais collectionnent les objets anciens qui témoignent de l'histoire des États-Unis tandis que les Américains se sont pris d'un intérêt sincère pour le vieux classique chinois des changements, le Yi King. Tout est cependant loin d'être idéal car le racisme est patent et l'occupant reste seul maître du terrain, avec l'aide d'une frange collaboratrice de la population. Le doute s'installe pourtant car pour des hommes comme Nobusuke Tagomi, un homme d'affaires japonais, ou Hawthorne Abendsen, l'auteur du roman uchronique censuré Le poids de la sauterelle, un monde parallèle et très différent pourrait lui aussi être bien réel...
Une seule chose ne changera jamais, c'est le changement
Sans même consulter la version originale du texte, et à condition d'avoir un peu fréquenté le Yi King, il semble évident que la traduction de Michelle Charrier est plus claire que la précédente. Elle emploie en effet un vocabulaire bien connu des familiers du Livre des changements, ce que n'avait pas fait son prédécesseur dont les connaissances sur le sujet étaient vraisemblablement superficielles. Étant donné l'importance prise par ce classique chinois dans le roman, cette plus grande précision est appréciable. Une des particularités du Maître du Haut Château est en effet d'avoir été écrit avec le concours du Yi King, que Philip K. Dick disait avoir interrogé très fréquemment au cours de la rédaction au sujet de l'orientation que devait prendre son récit. Précisons que la sélection d'un hexagramme à l'aide d'une procédure aléatoire n'est pourtant pas une opération divinatoire. Le Yi King peut être vu comme un outil permettant d'examiner le présent selon un certain point de vue et l'interprétation des traits et du texte relatif à l'hexagramme obtenu est finalement assez proche d'un acte de création littéraire, similaire à celui que Philip K. Dick a effectué en écrivant ce roman. C'est un travail d'observation du réel, passé au crible d'une grille d'analyse particulière, et l'on retrouve ici le vieux débat sur l'influence de l'observation sur le phénomène lui-même...
A partir d'une situation donnée, le Yi King propose donc une multitude d'évolutions potentielles, comme une cartographie des mondes possibles. A partir de la réalité initiale de la Seconde Guerre mondiale, les deux traits yin et yang esquissent deux hypothèses divergentes : soit Hitler a perdu la guerre, soit les Nazis l'ont gagnée. Phil Dick propose l'une et Hawthorne Abendsen, l'auteur du Poids de la sauterelle, propose l'autre. La réalité est cependant brouillée par le fait que des deux écrivains, l'un est réel (Dick, faut-il le préciser ?) tandis que l'autre est un personnage fictif. Pourtant, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, c'est Phil Dick qui décrit une situation imaginaire alors que Hawthorne Abendsen s'approche dans son livre d'une réalité presque analogue à celle du lecteur. Presque analogue mais pas identique, car à partir de ces deux hypothèses de départ, des milliers de variantes plus ou moins subtiles sont envisageables. Typique de ces vertigineuses mises en abîme qui étaient une des marques de fabrique de Philip K. Dick, Le maître du Haut Château est l'un de ses romans les plus complexes et passionnants...
Le livre est complété par une éclairante postface de Laurent Queyssi et on y trouvera également les deux premiers chapitres de la suite du livre, que Philip K. Dick avait abandonné. Nul doute que ses lecteurs sont nombreux à le regretter. Il s'agit peut-être d'un péché de gourmandise, mais on pourrait également chipoter sur l'absence de l'essai à la fois drôle et érudit que Phil Dick avait consacré au Yi King : La schizophrénie et le livre des changements, et qui aurait contribué à donner aux lecteurs des pistes d'exploration supplémentaires. Cette édition reste une excellente nouvelle pour les vieux fans de Philip K. Dick en leur donnant une bonne raison de redécouvrir Le Maître du Haut Château. Quant à ceux qui ne connaissent pas encore ce chef d'œuvre incontournable de la science-fiction, ils pourront difficilement souhaiter de meilleures conditions pour combler cette lacune. Quand on pense qu'il existe un monde parallèle au nôtre dans lequel une seule version française du Maître du Haut Château est disponible, on ne peut qu'en plaindre les résidents !