Le retour du Bouddha, Gaïto Gazdanov, (1949), traduit par Chantal Lebrun Kéris, Viviane Hamy 2002. En poche chez l'éditeur, 192 pages, 9 €, existe aussi en version numérique.
Commençons par un aveux honteux… Jusqu'au seuil de l'été dernier, je n'avais jamais lu, ni même entendu parler de cet auteur russe qui vint s'échouer à Paris dans la grande hémorragie blanche suscitée en Russie par la déferlante rouge.

Par hasard, je tombai sur les premières pages en pdf de son roman le plus connu Une soirée chez Claire, sur le site de son éditrice française.
Un choc !
J'avais soudain l'impression de lire les aveux d'un Marcel Proust amoureux d'une jeune femme, capricieuse…
Avec un sens logique qui n'échappera à personne, je me procurai aussitôt un autre roman, Le retour de Bouddha, avantageusement présenté comme un « polar » sur le site de cette éditrice qui en a publié beaucoup et non des moindres…
Résumons.
Un jeune immigré russe souffre d'une fantasque débilité qui le ravit par surprise à « sa » réalité pour lui faire endosser la véritable existence d'inconnus. Il ne sait pas d'où lui vient ce « haut mal » incapacitant et ingérable.
Un jour, ce jeune immigré offre une généreuse aumône à un clochard, issu de la même diaspora…
Quelques mois plus tard, le clochard est milliardaire, il devient l'ami de son hasardeux bienfaiteur nettement moins bien loti que lui. Bien sûr, le milliardaire est assassiné et le jeune homme devient, bien sûr, le coupable idéal.
Le seul témoin du crime, un bouddha en or, a disparu…
Innocent, bien sûr, le jeune homme se sent pourtant terriblement coupable. N'aurait-il pas provoqué le meurtre de son ami en l'imaginant ?

Le retour du Bouddha n'est ni un vrai polar – l'enquête très courte dans le roman n'est qu'un prétexte – ni vrai roman fantastique alors même que ces voyages astraux contaminent une bonne partie de l'action. Cet ouvrage fait partie de ces petites perles rares, cousines de L'Étranger de Camus.Le héros est coupé de sa vraie vie par l'irruption de ces autres existences et par les interférences des autres sur la sienne… Il ne vit jamais autant que quand il est projeté à son corps défendant dans la peau d'une ou d'un autre.
Le fantastique s'immisce dans le quotidien de sa victime comme une fatalité abrupte, inconnue des autres protagonistes. Les descriptions très naturalistes des autres existences renforcent encore la sensation d'altérité.
L'écriture est irréprochable. Simple et soignée. Gazdanov découpe ses personnages au scalpel, lentement. Il approfondit petit à petit les détails et les psychologies. Il fignole à son gré ses clichés pour en faire de vrais individus prisonniers d'un microcosme russe aigre-doux dans un Paris scintillant. Sa peinture des caractères ne s'encombre pas d'un politiquement correct qui n'était pas de mise à l'époque. Et les portraits paraissent finalisés au vitriol.
Ces eaux-fortes laissent dans la bouche un peu de l'amer d'une lucidité placide mais sans concession.
Et aussi quelque chose de cet irrépressible "Absurde slave", toujours un peu fantastique et toujours un tantinet fataliste, que l'on retrouve si souvent jusque dans la clarinette klezmer...
Georges FOVEAU