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Le monocle de Georges - novembre 2016
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Le monocle de Georges - novembre 2016

Pierre Michon n'est certes pas un écrivain de fantastique ni de fantasy...
 
Et pourtant…
 
Comme Julien Gracq, en fantaisies littéraires, Michon s'y connaît...

Avec son roman "Les Onze", il a écrit l'histoire d'un tableau fantastique. Un portrait de groupe unique des pères de la Révolution, avant que les uns perdent la tête sous la faux des autres. Tableau qui a même révolutionné l'imaginaire esthétique français… Car, ce tableau n'a jamais existé. Pourtant, beaucoup de personnes ont été persuadées de l'avoir vu au Louvre après lecture ou en entendant parler du livre. Si, si, j'en ai rencontrées, y compris des très férues de peinture.
 
Michon est de ces démiurges en lignes qui imagine des histoires qui deviennent Réalité d'où s'efface leur créateur, même lorsqu'il s'y inscrit en vrai.
 
Sans doute parce qu'il en va ainsi de certains de ses personnages. Toute l'histoire paraît parfois tenir à la seule vision interne des protagonistes principaux. Ils voient des mystères et des forces surnaturelles partout. Un peu comme si Michon avait créé un réalisme magique psychologique opératif, propre à ses personnages. Et parfois à l'auteur lui-même, lorsqu'il se met en scène en touriste anecdotique et anachronique, sans que cette glissade temporelle de sa réalité dans sa fiction ne gène en rien le déroulement de l'histoire.
 
Dans "Abbés", c'est un leitmotiv que cette réalité créée de toutes pièces par l'imaginaire d'individus. Ils vont ainsi tout mettre en œuvre, y compris les autres, pour qu'existe ce qu'ils pensent ou croient. Au point de se confronter à l'incarnation d'un fantastique qui n'existe que dans la subjectivité des personnages.
 
Les « Abbés » de Michon sont des créateurs qui partent de leurs fantasmes pour transformer la matière en une réalité qu'ils veulent imposer.
 
Le premier va faire sortir des eaux une abbaye et ses domaines, en appliquant des pêcheurs à la terraformation des arpents nécessaires. Par son début même, l'ambiance de la nouvelle n'est pas sans rappeler toutes ces lignes qui nous présentent le Moyen-âge ou celui des Cathédrales comme une époque sombre et cruelle. Un peu comme « Excalibur » de William Sheller, avec son univers violemment désenchanté de royaume enfin établi, dans la prière et par le sang. Postulat d'ailleurs redevenu atrocement contemporain.
 
Cette histoire permet aussi à Michon de tisser un médiévisme de l'héroïsme au quotidien des humbles.
 
Chez Michon, le fantastique est souvent immanent. Il se nourrit toujours de peurs… ou d'ambition
 
Comme cet abbé qui va garder au chaud dans sa bouche la dent d'un Saint, le temps de tout un voyage. Il l'a volée à la sainte relique d'une autre église. Son secret, il ne le partagera qu'avec un humble moine bègue. « Enchanté » par le pouvoir de la relique, ce dernier va devenir un prêcheur si brillant que ceux de la télé américaine ne pourraient que lui baiser les pieds… Jusqu'à la révélation d'un terrible secret ! Ce désenchantement ramène le pouvoir de la magie divine à celui du plus sordide mauvais œil vaudou.
 
Pour autant, que ce soit dans « Abbés », dans le truculent «  Roi du bois » ou dans « la Grande Beune », les forces naturelles sous-tendent tout le reste. Au point que le cycle quotidien, et plus particulièrement la nuit, y compris la nuit des temps, se révèlent obscure force qui va.
 
Tout se tient dans la profonde nuit d'une intime crainte, dans l'arrivée du narrateur à « La Grande Beune ». Ce pourrait être le début d'une version nocturne d'un « Delivrance » franchouillard en pleine humidité malsaine constante…
 
L'irruption des chamanes artistes en une espèce de remémorations surnaturelles intimistes et totalement subjectives, malgré les descriptions figuratives des costumes, apportent un peu plus de lumière sur ces forces obscures. Leur accès est aussi lové dans les envies charnelles et charnues, comme le seuil de la grotte est défendu par les ébats d'une belle généreuse et d'un pêcheur, roublard et préhistorien d'occasion.
 
Car l'élan, l'appel des chairs, gourmandises ou concupiscences, est aussi chez Michon une des plus profondes nourritures de cet intime mélange du fantasque, du fantastique et du fantasme qui modèle ses personnages, qu'ils soient instituteurs ou curés, soudards ou lettrés.
 
Pour preuve, le destin flamboyant, artistique et guerrier de son « Roi du Bois » qui trouve sa source tumultueuse dans le jet de pisse inattendu d'une jeune gourgandine, si exaltant pour un petit berger de biques caché dans un fourré…
 
Et, encore une fois, comme pour le « Roi des Bois », comme pour le pêcheur-archéologue de « La Grande Beune », comme pour les pêcheurs-bâtisseurs d'« Abbés » et sa femme fatale, ou son prédicateur possédé, ce fantastique intime concède finalement aux humbles quelque pouvoir, même lorsque ce sont les puissants ou les « intellos » qui le suscitent ou le nourrissent.
 
Mais le plus fantastique dans ces récits de Michon qui ne cessent de s'affiner après ses abondantes « Vies Minuscules », c'est bien sa manière d'écrire.
 
Sans provocation ni désinvolture. Mais avec une plume sûre d'elle-même et de ses histoires, il a jeté aux orties tout académisme superflu pour se tramer une façon bien à lui. Ciselée toujours, percutante souvent. Peu de mots. Quitte à ce que les mêmes reviennent. Peu d'envolées, mais toujours des creux, affleurants ou profonds qui en disent long, si long, sur l'intime et sur l'abîme propre à chacun. Qui les rendent si proches des nôtres, si proches de nous. Sans pesanteur psychologique. Mais en ancrant une histoire : celle d'un tel ou de tel autre qui croisent encore un autre ou une autre. Tout est toujours différent chez Michon. Pourtant le lecteur se laisse phagocyter par une espèce de ressassement du style où même les ruptures l'emprisonnent un peu plus. 
 
Et, si ses histoires sont courtes, elles ne cessent de nous reprendre dans son style comme un filet. On les lit, on les relit, en entier ou en bribes. Si courtes, si parfaitement écrites, qu'on finit par passer plus de temps à les lire que si elles faisaient 400 pages.
 
Des bribes fascinantes et incessantes, en quelque sorte...
 
Pour aller plus loin… Vous pouvez vous arrêtez là
 
Pour trouver d'autres racines françaises à cette littérature à cheval sur les genres et pourtant franchement revendiquée « blanche » ou « historique », je pourrais épiloguer sur « Les Rois Maudits » de Maurice Druon. Fondateurs !
 
George R. Martin l'a fait mieux que moi. Je vous renvoie donc à ses propos.
 
Ces romans montés en assez statiques « dramatiques », comme s'appelaient les adaptations télévisuelles à l'époque de « Une seule chaîne en noir et blanc et sans télécommande », ont ancré chez toute une génération un goût fantasmatique et pervers pour les âges sombres et cruels qui annonçaient la Fantasy. Les lignes de Druon, lues plus tard, encore plus.
 
Bien évidemment, je passerai rapidement sur « Les piliers de la Terre » de Ken Follet. Ils tiennent bien debout en tête des ventes depuis plus d'un quart de siècle.
 
Je préfère m'attarder avec tendresse sur le mystique et pourtant cru « Les étoiles de Compostelle » (1982) d'Henri Vincenot. Voici ce qu'en dit Folio :
 
« XIIIe siècle. Les «essarteurs» vous prenaient une forêt chenue et, en vingt ans, vous en faisaient un versant fertile. Jehan le Tonnerre était de ceux-là, sauvages et farouches comme des chevreuils, tenus en lisière par les gens des villages, quand la curiosité et la fatalité l'ont mené jusqu'au chantier de construction d'une abbaye cistercienne. Et le voilà bientôt enrôlé par les Compagnons constructeurs, ces «Enfants de Maître Jacques», mystérieux «Pédauques» dont il fera partie après une longue initiation. Vincenot se fait plus que le chroniqueur de cette singulière aventure, à la fois mystique et quotidienne, des bâtisseurs de cathédrales : «Ces gens, ces pays, ces édifices, je les ai vraiment vus, touchés, respirés avec les yeux, les mains, les poumons de Jehan le Tonnerre... J'ai pensé alors que j'étais le "retour" de Jehan le Tonnerre, à sept cents ans de distance, dans le cercle d'Abred...»
 
Vous ne l'avez pas lu ?
 
Georges FOVEAU
 
 

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