Je ne surprendrai personne en indiquant que Massimiliano Frezzato est italien. Comme beaucoup de dessinateurs, il est passé par la publicité, parce que vivre de son trait n'a pas toujours été évident et que la publicité, aussi restrictive soit-elle, est un bien meilleur moyen de nourrir son homme tant qu'on n'a pas les tirages de Lanfeust. Aujourd'hui, Frezzato ne doit plus se poser ce genre de questions : sa série des Gardiens du Maser fait un véritable tabac depuis huit ans. Avec désormais deux époques complètes de trois tomes chacune, cette petite perle transalpine ne cesse d'asseoir son succès planétaire, nourri d'un graphisme hors-norme (une sorte de fusion hallucinée entre Miazaki et Bilal, cocktail magique où le travail de chaque trait est une splendeur) et d'un scénario SF empli de mystère et d'exotisme. Le Village perdu marque le tout dernier tome (chronologiquement parlant) d'une série qui ne cesse de surprendre et de se transformer.
"Et puis le noir finit"
Absorbés par l'intensité de la bataille qui les opposent à Tusar, Erha, Zerit, Fango et Tyta n'ont pas le temps de réaliser que le toit de la Tour s'est refermé sur eux. Prisonniers de l'édifice, ils plongent alors dans un sommeil troublé. Quand ils en émergent enfin, ils sont réunis dans un paradis terrestre rempli d'une végétation inconnue, où le soleil ne se couche jamais, et où ils goûtent une vie remplie d'une douce langueur, d'une sorte de béatitude soporifique. Que faire quand, amnésique d'une vie de douleur, on se retrouve heureux, oisif dans un monde lumineux? Que faire sinon attendre ? Attendre le toucher de la chimère qui apaise les craintes et anéantit les souvenirs.
Pourtant, certains se révèlent insensibles à la léthargie. Erha, d'abord, toujours guidée par sa relation fusionnelle avec la reine Yok. Et puis Fango, peut-être parce qu'il est trop simple d'esprit pour être touché par la grâce de la chimère. L'un comme l'autre assistent au rapt de Zerit par des créatures étranges qui l'emmènent sur l'île voisine où des enfants millénaires attendent depuis des éons le retour du Maître. Quelle surprise de voir que les créatures étranges ne sont autre que Mara-Khamay et Oro, qui se révèlent appartenir aux derniers Himmortalis. Tout comme Zerit, Fezy Yugher de son vrai nom : le chef du conseil qui a interrompu la colonisation de Kolonie par les espèces indigènes terrestres, et qui a ensuite perdu la mémoire. Pourtant aujourd'hui, le temps du souvenir est venu pour sauver l'existence des colons terriens et libérer les graines qui ré-ensemenceront le monde de Kolonie.
"Le reste de nos vies était resté je ne sais où et nous étions devenus différents"
Le moins que l'on puisse dire c'est que notre cerveau va encore turbiner à la lecture de ce sixième tome des Gardiens du Maser. La surprise est forte dès la couverture: on sent que le virage stylistique amorcé par Frezzato à l'aube de la deuxième trilogie (La Tour de fer, Le Bout du monde et le présent Village perdu) nous éclate dans toute sa brillance sur ce dessin de Fango. Et tout dans ce tome est surprenant. Les changements dans le dessin des visages d'Erha et de Tyta les font désormais paraître vraiment sœurs ; Tyta surtout n'a plus grand chose de la Tyta de L'Œil de la mer (à mon grand regret je l'avoue). Le style s'éloigne de plus en plus des influences mangas qui nourrissaient les premiers tomes où l'on croyait rencontrer des Nausicaa à chaque détour d'îlot.
L'intensité lumineuse qui émane de chaque page est également nouvelle. Parallèlement le trait est différent, marqué par une mise en couleur plus franche. Le travail sur la matière est également très neuf: finies les impressions tramées à grand renfort de crayons de couleurs, bonjour les aquarelles qui, si elles procurent des effets magnifiques sur certains visages et offrent à ce tome la lumière et la brillance attendues, manquent tout de même à mon sens "d'épaisseur" par rapport aux premiers volumes.
Le tout prend carrément un virage psychédélique à partir de la planche 30 et des tas d'arc-en-ciel éclatent un peu partout, reléguant l'espèce de retenue de colorisation, qui faisait partie à n'en pas douter des singularités de la série, à un souvenir monotone. A cet égard, chacun se fera son idée, mais je n'ai pas franchement été conquis.
"La nuit pendant laquelle la vie est redescendue sur Kolonie"
Du point de vue de l'histoire, on hésite entre la mise en cohérence de tous les éléments des tomes passés et, là aussi, une espèce de conclusion psyché où l'étrange et le mystique se mêlent au rationnel dans un final pyrotechnique un peu difficile à suivre. Comme souvent, on ressort de cet épilogue un peu frustré. Un peu frustré de se dire que l'aventure des gardiens est achevée, et un peu frustré aussi de la révélation finale, de la fin du mystère. Comme si, tout ce que l'on avait cherché et aimé à travers les épisodes précédents c'était l'élégance avec laquelle on se laissait mener par le bout du nez par un Frezzato et un Mandryka habiles dans la gestion de l'inconnu, précis dans la distillation des informations qui précipitaient des fragments de vérité et produisaient autant d'incongruités nouvelles à résoudre. Cette fois, sous la lumière paradisiaque du Village perdu, les fragments épars fusionnent en brillant, et l'on cligne des yeux sous leur éclat. L'anneau se ferme, et nous laisse heureux, ému, et déjà nostalgique.
Il ne nous reste plus qu'à attendre, toujours noué par l'impatience, la troisième trilogie qui sera, en fait, la première chronologiquement, pour en apprendre un peu plus sur l'origine du monde de Kolonie. D'ici là, on n'hésitera pas à compulser les pages de cette saga déjà culte, tout en reconnaissant qu'elle ne doit certainement pas son statut à ce dernier volume un peu décevant.
La chronique de 16h16