Actusf : Les Affamés doit paraître demain chez J’ai lu. Quelle a été l’idée à l’origine de ce roman ?
Silène Edgar : La première étincelle est née il y a des années, quand on a commencé à entendre ce discours moraliste, anti-hédoniste, sur le sport et la nourriture, sur la cigarette et l’alcool aussi. Ça va de pair avec la grossophobie. Le citoyen se doit d’être responsable, de ne pas abuser des plaisirs de la vie pour ne pas peser sur sa société… dans une société où on rabiote sur tout pour engraisser les plus riches, ça me semble indécent et j’avais envie de dénoncer le discours sous-jacent, très culpabilisateur et malsain.
Je me rends compte que c’est du même désir de contrer un discours politique moralisateur qu’est né mon premier roman, une dystopie aussi, mais pour la jeunesse.
En fait, j’écris parce que je n’aime pas du tout la moraline qu’on nous dispense actuellement !
"Je me rends compte que c’est du même désir de contrer un discours politique moralisateur qu’est né mon premier roman, une dystopie aussi, mais pour la jeunesse."
Actusf : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur celui-ci ?
"Dans Les Affamés, je montre que les dictatures des pays riches ont délaissé l’autoritarisme pour la manipulation."
Silène Edgar : C’est un texte politique, une dénonciation de la démocrature dans laquelle on évolue. Les acquis de 1945 sur la santé, l’éducation, la presse, la justice sont en train de nous être pris, un à un, parce qu’on s’est endormis, qu’on a cru qu’on les garderait sans se battre pied à pied pour les conserver. Dans Les Affamés, je montre que les dictatures des pays riches ont délaissé l’autoritarisme pour la manipulation. On nous gave de saloperies pour nous faire oublier qu’on nous vole nos droits. Mais la faim est revenue, même en France. N’oubliez pas que dans les années 30, il y a eu des dizaines de milliers de gens morts de faim aux États-Unis à cause de la crise économique.
Le roman comporte aussi toute une réflexion sur le statut de l’écrivain, son utilité, son utilisation, sa valeur commerciale. Mais plus globalement, j’interroge cette notion d’utilité des êtres humains dans le système capitaliste. Dans la société actuelle, comme dans celle du roman, on se définit tellement plus par ce qu’on A et ce qu’on FAIT que par ce qu’on EST, non ?
"Le roman comporte aussi toute une réflexion sur le statut de l’écrivain, son utilité, son utilisation, sa valeur commerciale. Mais plus globalement, j’interroge cette notion d’utilité des êtres humains dans le système capitaliste."
Actusf : Charles, votre héros, est un écrivain à succès qui a décidé de profiter des avantages de celui-ci, même si cela lui fait enfreindre des lois. Comment l’avez-vous créé ? A-t-il suivi la route que vous lui aviez tracé ou vous a-t-il surpris ?
Silène Edgar : J’avais envie d’avoir un héros masculin, la cinquantaine, pour interroger la masculinité de l’homme blanc et aisé dans notre société. C’est un vieux beau, assez obsédé, talentueux et passionné, mais surtout, il est malheureux et je voulais qu’il soit émouvant. Malgré le vernis et les côtés crados, je le voulais humain, touchant, fragile comme tout un chacun.
Il enfreint les lois parce qu’il reste fidèle à ses idées, que cela n’est pas négociable pour lui, même s’il se rend compte que ça va lui coûter très cher. Il se débat, sans cesse, quoique ce soit de façon dérisoire, parfois.
Charles ne m’a pas surprise, parce que je suis control freak, mes personnages n’ont aucune volonté propre, ce sont des marionnettes. Je me suis surprise, par contre, oui, j’ai creusé plus profond que d’habitude. J’ai pris un peu confiance en moi.
Il en fallait pour faire une histoire d’amour, une vraie. C’était compliqué pour moi, j’avais peur de tomber dans la mièvrerie. Mais Thibaud dit que ça marche, alors j’ai un peu moins les chocottes.
"Il enfreint les lois parce qu’il reste fidèle à ses idées, que cela n’est pas négociable pour lui, même s’il se rend compte que ça va lui coûter très cher. Il se débat, sans cesse, quoique ce soit de façon dérisoire, parfois."
Actusf : Vous écrivez régulièrement des textes relevant de l’imaginaire. Cela semble vous tenir à cœur. Pourquoi? Est-il plus facile d'exprimer des idées ou d'envoyer un message ? L'écriture vous permet-elle de dénoncer certaines choses ? Je pense notamment, ici, à la thématique de la censure, qui parfois semble très actuelle.
"J’écris dans l’imaginaire parce que j’aime les métaphores, qu’elles me semblent une belle façon de parler du temps actuel, de dénoncer certains travers socio-politiques, en effet, tout en proposant une réelle évasion, un plaisir de lecture dû à l’effet-parenthèse de la science-fiction ou de la fiction historique."
Silène Edgar : J’écris dans l’imaginaire parce que j’aime les métaphores, qu’elles me semblent une belle façon de parler du temps actuel, de dénoncer certains travers socio-politiques, en effet, tout en proposant une réelle évasion, un plaisir de lecture dû à l’effet-parenthèse de la science-fiction ou de la fiction historique. Comme dit Stendhal, tout ça n’est qu’un miroir qu’on promène le long du chemin, et regarder vers le passé, ou vers l’avenir, permet de revenir sur soi avec un peu plus de recul, avec un peu plus d’appétit aussi, peut-être.
En fait, il y a un passage qui répond précisément à ça dans Les Affamés : écrire, et surtout de l’imaginaire, c’est comme si la pensée bouillonnante trouvait enfin une forme, un corps. Je ne sais pas, quand j’écris, comment le lecteur va s’approprier ma pensée, bien sûr. Mais au moins, elle a une gangue, elle n’est plus un feu d’artifice de mots volatiles.
Je n’ai pas trop peur de la censure (quoique… en ce moment…), mais j’ai peur de la récupération. Avec l’imaginaire, j’ai l’impression qu’on peut faire un tableau tout aussi juste qu’avec un pamphlet réaliste et qu’on peut échapper aux détournements. Par contre, j’hésite dans mes réponses à cette interview, parce que ça, c’est facilement récupérable, et surtout pas assez réfléchi, pas assez posé. Le roman parle mieux que moi. Mais bon, là, c’est pour vous, on est entre amis.
Actusf : Quelles ont été vos inspirations / influences lors de l’écriture de ce roman ?
"La poésie et la sensorialité au cœur du texte, c’est terriblement important [...]"
Silène Edgar : Ça fait 4 ans que je bosse dessus alors j’ai du mal à faire le tri : je veux citer Christopher Priest, parce que j’admire ce qu’il fait et que je rêve d’être capable de créer un univers et des personnages aussi précis et complexes pour tenir un discours universel. Maëlig Duval fait ça aussi, elle m’impressionne. L’ambition de Pierre Bordage, de ne pas écrire pour rien, d’être engagé, ça me parle beaucoup. Damasio l’a dit à sa manière aussi, dernièrement. Il s’agit d’« empuissanter intellectuellement, affectivement, les perceptions, les sensations, la richesse de vécu.» La poésie et la sensorialité au cœur du texte, c’est terriblement important, et ce sont Jean-Claude Dunyach et Gauthier Guillemin qui m’ont poussée là-dedans, par ce qu’ils écrivent et aussi par ce qu’ils me disent de ce que j’écris. Ces échanges de lecture, c’est essentiel pour moi, c’est ce qui me nourrit le plus. Je travaille au quotidien avec mes amis d’écriture.
Actusf : Une préface écrite par Pierre Bordage, ce n’est pas rien. Comment le vivez-vous ? Avez-vous déjà collaboré avec lui ?
Silène Edgar : C’est dingue pour moi… Non seulement il est immensément connu, mais il est aussi tellement bienveillant. Je suis très émue qu’il ait accepté d’écrire cette préface. Je n’ai jamais collaboré directement avec lui, mais j’ai eu le bonheur de figurer dans la même anthologie, celle pour laquelle il est en lice pour le GPI de la nouvelle avec H+. D’ailleurs, ma nouvelle, Plénitude, est directement connectée aux Affamés si ça vous intéresse : Dimension Technosciences @ venir, chez Rivière Blanche.
Le premier souvenir que j’ai de lui, c’est aux Imaginales il y a 9 ans : on était à côté, j’avais un seul bouquin et lui des dizaines et il prenait le temps d’être gentil avec tout le monde. Je me suis dit que je serai comme lui quand je serai grande ! Bon, j’en suis encore loin, mais cette préface, elle me rend très heureuse.
Actusf : Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Silène Edgar : Je corrige les deux romans qui sortent en septembre, Pour un sourire de Milad chez Scrinéo et Ce caillou dans ma chaussure chez Géphyre éditions. L’un est pour les ados, l’autre pour les adultes, ils concernent tous les deux les mineurs isolés, ces enfants réfugiés qui arrivent seuls, sans parents, et dont l’État ne sait pas quoi faire… Voire rejette carrément depuis l’arrivée de Macron. J’ai commencé par le récit pour adultes qui est proche de l’autofiction, une sorte de fable réaliste. Puis le récit pour les ados, que j’ai commencé à rédiger avec 5 groupes de collégiens et lycéens à qui j’envoyais les chapitres un à un. C’est très intéressant de réfléchir pour eux, pour éviter les facilités, la manipulation ou les raccourcis sous prétexte de leur jeune âge. Ils ne se laissent pas faire de toute façon… ! J’ai utilisé la réalité magique et je me suis inspirée de l’auteur syrien Rafik Schami, ça m’a beaucoup plu.
Actusf : Où peut-on vous rencontrer dans les mois à venir ?
Silène Edgar : Je serai aux Imaginales en mai et à Étonnants voyageurs en juin. Après la pause estivale, je vous retrouverai aux Aventuriales à Ménestrol.