Trop de culture épuise un champ fertile.
François Joachim de Pierre de Bernis
Le conseil le plus fréquent à propos de la doc est qu'elle est indispensable à l'auteur. Mais qu'il ne doit pas s'y perdre ni la mettre en avant dans son roman. Ça fait deux conseils, en fait.
Vous voilà informés ! Fin du chapitre. À la prochaine !
Mais peut-être peut-on encore préciser, pour ceux qui se seraient attardés sur cette page, ce qu'on entend par se perdre dans sa doc et, pourquoi pas, expliquer en quoi elle est indispensable. Après tout, l'auteur imagine ce qu'il veut et se moque des quelques entorses au réel. On connaît la célèbre répartie d'Alexandre Dumas à qui un impétrant reprochait de violer l'Histoire : « Certes, mais je lui fais de beaux enfants ». Et il avait raison : ses livres sont encore lus et adaptés de nos jours alors que le nom du type qui faisait le malin dans les salons s'est perdu ; je le sais, je suis allé le chercher.
CRÉDIBLE EST MORT

Dumas n'est pas le seul à penser ainsi. Il est par exemple de notoriété publique que les scénaristes américains se fichent comme les pages roses du dictionnaire du réalisme de leurs intrigues. L'efficacité prime sur la vraisemblance.
Une chose est sûre : les beaux enfants ne manquent pas au pays de l'oncle Sam, et dans la culture populaire en général. Les versions blond platine alignent toutes les mêmes chiffres magiques de 90-60-90, voire 120-60-90 pour les séries à grand spectacle. La variante EPO des séries d'action arbore des pectoraux, des adducteurs et des deltoïdes en quantité surnuméraire. Ils n'ont de carré que la mâchoire et brillent surtout par l'éclat de leurs dents. Comme les bimbos de service, cette plastique progéniture ne tient debout que parce que son centre de gravité est placé bas.
Les histoires qui s'affranchissent volontairement de toute vraisemblance avec une joyeuse insouciance, de façon iconoclaste ou déjantée, n'entrent pas ici en ligne de compte. Les personnages de dessin animé peuvent tranquillement continuer de marcher dans le vide jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent qu'ils n'ont plus rien sous le pied. Il n'en va pas de même quand la carte de la dérision est remplacée par celle du suspense.
Pourtant, comme dans un dessin animé, les super-héros se prennent une bombe atomique de cent mégatonnes dans la tronche et s'époussètent le collant fluo en ricanant : "Même pas mal !" En vrai, ils ne prennent même pas le temps de fanfaronner car cela ralentit l'action. Ils poussent plutôt un cri de colère vengeresse qui les aide à fabriquer l'adrénaline, pour qu'elle revienne. Des immeubles entiers s'effondrent sans faire de dégâts parmi les humains qui ne sont pas masqués, ordinaires quoi !, ni soulever de nuages de poussière gênants pour le spectacle. On n'en finirait pas de lister les violations des lois physiques et les entorses au réel qui parsèment ces récits. Pourtant leur succès ne se dément pas. Les accros savent bien que rien ne se tient, mais s'en fichent comme de leur premier slip ! Pourquoi ? Ce qu'ils veulent, ce sont des effets pyrotechniques et de la baston qui leur en déchirent plein la vue de la mort. Le spectaculaire prend le pas sur la crédibilité, du moins la remplace efficacement. C'est d'ailleurs toujours un régal de voir un fan s'indigner sur une erreur de logique interne, sans prendre acte des autres impossibilités : « Quoi ? Le héros a dit à Judit-Ann qu'il l'aimait, alors pourquoi ne lui a-t-il pas envoyé de texto pendant le combat ? »
Donc, vive l'anarchive ?
La théorie a ses adeptes, et elle peut s'entendre : entre l'exactitude et l'impact émotionnel, mieux vaut privilégier l'impact, qu'il soit spectaculaire ou d'ordre sentimental… du moins dans une perspective commerciale. Les envieux diront que pour ratisser large, il faut niveler par le bas. Mais il faut savoir que cette option réussit mieux au cinéma, à qui on pardonne aisément les à-peu-près, alors qu'on revient facilement quelques pages en arrière pour exhiber la preuve de l'erreur dans les écrits.
On pourrait supposer qu'un auteur d'œuvres imaginaires est autorisé à prendre des libertés avec le réel. Pas tout à fait. La science-fiction, par exemple, repose sur des intrigues qui sont de l'ordre du possible. Et ce n'est pas parce que « toute technologie suffisamment avancée est impossible à distinguer de la magie », selon la deuxième loi de Clarke, que des auteurs peu scrupuleux peuvent décréter que sera possible dans un futur lointain tout ce qui leur passe par la tête. Il est des réalités physiques auxquelles même le fantastique et la fantasy ne peuvent déroger. Ce n'est pas parce que les créatures y sont imaginaires que l'ablation de la rate d'un elfe ou d'un lutin nécessite une trépanation. Malgré l'exotisme de la flore, celle-ci est soumise à d'incontournables règles de botanique – le fait de les contredire pour créer un effet de surprise, comme une floraison en hiver ou une inversion des racines et des feuilles, suppose précisément la connaissance de ces lois naturelles. Ne parlons pas des fantasy historiques, qui réclament des savoirs bien plus précis n'appartenant pas forcément au thème central. Que l'intrigue se déroule sous Philippe-Auguste (Le Roi d'Août, de Michel Pagel), se démarque du Siècle des Lumières anglais (Une Mer sans fin, de Sean Russel) ou présente un très sophistiqué armonica1 de verre conçu par Benjamin Franklin (La Musique de verre, de Louise Marley), elle implique que les auteurs susnommés complètent leur connaissance du sujet avec un minimum de documentation sur le reste.
L'INCULTE INCOMMODE
La première raison de se documenter est donc d'éviter l'erreur flagrante.

Il faudrait être doté d'une mémoire aussi phénoménale que celle d'Asimov pour se dispenser d'ouvrir une encyclopédie lors de la rédaction d'un roman. Et encore ! Même le célèbre Isaac actualisait son savoir en compulsant des revues spécialisées ou en interrogeant des professionnels. On se documente donc pour éviter de commettre des erreurs que le lecteur ne pardonnerait pas. Il ne peut tout simplement pas adhérer à une intrigue, si géniale soit-elle, qui repose sur un si piètre savoir historique. Jamais il n'accepterait de lire jusqu'au bout un récit où la seconde guerre mondiale se serait soldée par la victoire de l'Allemagne. D'accord, l'exemple est mal choisi, puisque l'auteur de ce livre, j'ai oublié son nom – bah, pas grave !, puisque l'auteur était sacrément doué…
La vérité historique est difficile à respecter, tant le moindre détail livre l'auteur à la merci du chasseur d'anachronismes : « Quoi ? Un Espagnol qui appellerait ses écus des pistoles ? Ce sont les Français qui à partir de 1574 ridiculisaient leur monnaie avec ce nom, faut être naze pour pas le savoir ! » L'Histoire n'est cependant pas le seul terrain miné. L'erreur géographique, scientifique ou sociale amène à commettre bien des impairs l'auteur qui se fie à ses seules connaissances. S'il n'a pas la répartie d'un Dumas, il brillera dans les salons surtout avec de beaux reflets carmin. La nécessité de confirmer un point, de dissiper un doute ou de vérifier une information ne vaut donc pas que pour les journalistes.
N'affirmez rien dont vous ne soyez absolument certain. Ou alors émettez les réserves d'usage. Cette précaution n'évite pas seulement l'embarras à l'auteur. C'est une question de respect. La chose écrite se pare d'une aura de vérité qu'il ne faut pas dégrader davantage. La majorité des lecteurs estime que l'auteur dispose naturellement du savoir qu'il déploie dans son récit : elle n'est pas consciente de l'effort documentaire fourni. Mais elle fait confiance. Il y a donc des chances pour que l'exactitude dont vous êtes si fier ne soit pas reconnue à sa juste valeur, ni même remarquée. Qu'importe ! L'essentiel est que le boulot soit bien fait. Le lecteur n'a pas à apprécier la somme de travail fourni pour savourer sa lecture. Chercher à l'épater de la sorte reviendrait à donner des coups de coude dans les côtes de son voisin pendant la projection, en lui demandant sans cesse s'il apprécie le film. L'auteur doit au contraire masquer ses efforts et donner le sentiment que tout vient aisément sous sa plume, à la façon des acteurs qui ont suffisamment de talent pour laisser croire que la facilité avec laquelle ils jouent vient de ce qu'ils se comportent ainsi au naturel. La doc bien intégrée est celle qui ne se voit pas.
En fait, il se trouvera toujours quelques lecteurs pour apprécier la justesse de la documentation : il s'agit des professionnels, réjouis de constater que, pour une fois, leur domaine de compétence a été respecté. On dit que les policiers rient souvent des entorses faites aux procédures judiciaires dans les polars. Ils acceptent de passer outre quand le suspense est suffisamment prenant, comprenant parfois que le respect des règles aurait contrarié le bon déroulement de l'intrigue. On les sait pourtant déçus. Ce n'est pas un hasard si le prix du Quai des orfèvres a fréquemment récompensé des œuvres médiocres sur le plan littéraire mais exactes sur le fond. Il est légitime de refuser de voir sa profession ou le savoir qu'on maîtrise traité avec désinvolture.
C'est d'autant plus important que, du point de vue du spécialiste, le fait de repérer une erreur grossière sous-entend qu'il en existe peut-être d'autres qu'il n'est pas en mesure de détecter, ce qui entache la crédibilité du reste du récit. Cette sévérité est proportionnelle au succès de l'œuvre : les plus médiatisées sont les plus critiquées sur le plan de la vraisemblance, pour peu que leurs intrigues fassent appel à des éléments réalistes.
Qu'on se souvienne de l'évolution de l'œuvre d'Hergé. Tintin, après avoir fait de l'anti-bolchévisme primaire, arpenté une caricature de Congo colonial, visité une Amérique mythique et avoir montré de l'Égypte l'équivalent d'une carte postale et esquissé un pâle cliché de l'Inde s'apprêtait à se rendre en Chine quand l'étudiant Tchang a demandé à son auteur et ami de ne pas donner de la Chine la conventionnelle image d'Épinal ne correspondant à aucune réalité. À partir du Lotus bleu, Hergé s'engage dans une veine réaliste sur le plan du décor, au point qu'il dut modifier, à la demande des éditeurs anglais, des passages de Tintin au Pays de l'or noir, car son récit collait de trop près à la guerre de Palestine de 1948. Il entraîne vers ce souci documentaire l'ensemble de la BD franco-belge classique, les tenants de la ligne claire, Blake et Mortimer et Alix en tête, mais aussi les séries humoristiques : il ne manque pas un bouton aux légionnaires romains d'Astérix. Les carambolages dans les aventures de Spirou dessinées par Franquin ou de Gil Jourdan par Tillieux représentent réellement le dessous des voitures concernées, tout ça parce qu'un jour un lecteur fit remarquer que l'automobile qui dévalait dans le ravin n'avait pas des essieux conformes à la marque. Et ce sont des placards entiers de revues d'aviation qu'Uderzo est soulagé de transmettre à Jijé lors de la reprise de Michel Tanguy.
Il vaut mieux, en général, parler de ce qu'on connaît, parce que ce sont les histoires qu'on raconte le mieux. Je tiens le conseil de Franquin himself. Mais, ne serait-ce que parce que l'auteur commettra toujours une erreur ici et là, malgré sa maîtrise du sujet central, un survol des données annexes n'est pas à négliger.
La pêche aux informations comble les lacunes de l'ignorance consciente, mais chacun reste à la merci de l'ignorance inconsciente. C'est une forme d'inculture particulièrement ravageuse car elle donne à sa victime l'aplomb de la bêtise. Comme le notait Michel Audiard : « Les cons, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît. » Le problème de l'ignorance inconsciente est qu'elle n'entraîne pas forcément une recherche documentaire, vu que l'absence de savoir n'est pas définie. L'auteur est autant à la merci d'un impair qu'un touriste égaré dans une culture étrangère et qui ne bénéficierait pas de conseillers éclairés lui évitant de commettre un impair, comme par exemple porter un habit blanc sur des terres asiatiques où c'est la couleur du deuil. La perspective peut être paralysante tant il est difficile d'y échapper à propos de n'importe quelle peccadille. Voici l'exemple d'un voyageur temporel expédié dans la Grèce antique qui trouve sur sa route un olivier lui permettant de se rassasier. Qu'il s'en fasse un ventre est courageux, car rares sont les variétés directement comestibles : la plupart subissent une longue macération afin d'enlever leur forte amertume. Proposer aux touristes de goûter les olives à même l'arbre est d'ailleurs une farce que les enfants méditerranéens pratiquent de tous temps. Les variétés qu'on peut cueillir impunément supposent une récolte tardive ; il aurait fallu préciser dans le texte qu'il s'agissait d'olives noires très mures, un peu grumeleuses, presque violettes et fortement plissées. L'erreur, ici, est minime : l'absence de précision entretient un flou suffisant pour supposer que le voyageur déguste précisément cette variété parvenue à maturité, ce que le connaisseur se fera confirmer en cherchant dans le texte des indices saisonniers validant cette possibilité. Autre exemple : si une intrigue repose sur l'excommunication d'un moine, mieux vaut se renseigner au préalable sur les motifs et les modes d'exclusion : la peine ne peut en aucun cas être prononcée pour une bête peccadille sans rapport avec la religion, par l'abbé du monastère qui n'aurait pas besoin d'en référer à personne, ni entraîner l'éviction du couvent le jour même. Les détails relatifs à la fondation de l'ordre ou aux subtilités architecturales d'une abbaye qu'on trouvait par ailleurs dans ce roman fantastique mâtiné de policer sont ici inutiles. Mais peut-être l'auteur, pourtant journaliste, ignorait-il simplement le sens du mot excommunication, qu'il traduisait par renvoi d'une structure religieuse, et non par exclusion au sein de l'Église. Une approximation qui l'a entraîné bien loin, trop loin, surtout, d'un dictionnaire. On peut trouver pire, comme l'exclamation, face à un nuage de moustiques susceptibles de transmettre un dangereux virus : « Attention, ce sont des mâles ! Les plus agressifs ! » Si l'auteur va jusqu'à ignorer que seule la femelle pique pour assurer la maturation de ses œufs, il est difficile de lui accorder crédit sur d'autres pans du récit, surtout si le message est un plaidoyer pour l'environnement. Vous l'avez compris : l'ignorance inconsciente permet surtout d'évaluer le niveau de culture de l'auteur. Et ça peut faire mal !
LE CACHET DES DÉTAILS
Puisque le diable est dans les détails, pourquoi ne pas s'éviter de fastidieuses recherches en entretenant un flou artistique autour des parties peu documentées ? Voilà qui éviterait de commettre des erreurs sans avoir à perdre du temps en recherches inutiles qui ne se verront pas dans le livre. La question est envisageable si le but du floutage n'est pas le filoutage. Le flou est utile pour escamoter un détail gênant comme l'orthographe du volcan islandais perturbant le trafic aérien. Pour savoir ce qu'on peut escamoter et ce qu'il faut vérifier, il faut savoir reconnaître les passages où l'erreur n'est pas permise.
Contrairement aux apparences, ce n'est pas le point de départ d'une intrigue qui nécessite d'être le plus documenté. Dans les récits de science-fiction, il suffit de se référer à une théorie ou une découverte pour faire avaler la pilule. Longtemps, Einstein et sa petite équation de cinq lettres a suffi a expliquer les voyages dans le temps, le passage dans des univers parallèles, les vitesses supérieures à la lumière ou l'augmentation des charges locatives. L'explication plutôt fantaisiste d'une invention révolutionnaire tenait en trois lignes : « Vous savez que, selon la théorie d'Einstein, tout est relatif, même l'heure à laquelle je viens bosser. Hé bien, figurez-vous qu'après de longues recherches, j'ai trouvé le moyen de toujours faire dire à ma pointeuse la bonne heure ! » Aujourd'hui, la théorie de la relativité ayant un petit air de déjà vu, la probabilité pour attirer l'attention de la femme de son meilleur ami fait désormais appel à la mécanique quantique, mais c'est déjà plus ardu.
L'auteur qui chercherait à justifier son point de départ avec une théorie tellement plausible qu'elle lui vaudrait le Nobel n'investit pas son énergie au bon endroit. Il s'aperçoit vite ensuite qu'il lui manque aussi de quoi bétonner les trivialités de la suite, celles que ses lecteurs sont en mesure de connaître, peut-être avec le même luxe de détails s'il a placé la barre trop haut. La documentation doit renseigner les passages réalistes de l'intrigue, pas ses fondements fantaisistes. Dans L'œil du temps, de Clarke et Baxter, divers protagonistes se retrouvent sur une Terre remodelée à partir de portions de territoires arrachés à son passé, faisant cohabiter l'armée de Gengis Khan et celle d'Alexandre le Grand avec un régiment anglais colonial et des astronautes de la station spatiale. L'intrigue de base est clairement orientée vers les questions : Qui a commis cela, et pourquoi ? Pourtant, ce n'est pas parce que ce transfert spatio-temporel nécessite des connaissances et des moyens scientifiques hors du commun que les auteurs délivrent un cours sur la physique susceptible de l'expliquer. En revanche, il leur a fallu se renseigner sur les mœurs de l'armée mongole, la composition de celle d'Alexandre, l'aspect des uniformes britanniques, le comportement et la façon d'agir de Kipling jeune présent dans le récit en tant que journaliste. Autrement dit, les éléments concrets.
La documentation n'est utile que pour préciser ce qui est essentiel au récit ou ce qui ne relève pas du savoir usuel. Selon le public de destination, par exemple la jeunesse ou le fin lettré, les parties explicitées ne seront pas les mêmes, ni de la même densité. Il est donc utile de se placer à la bonne distance de son sujet. Il n'est pas utile d'avoir de la netteté à tous les niveaux : un premier plan clair admet un arrière-plan brouillé et inversement, des éléments peuvent rester imprécis sans gêner la lecture, l'attention ne se focalisant jamais que sur un type de détail à la fois. En revanche, un flou constant appelle une mise au point. L'absence de documentation ne doit pas brouiller l'image mentale du lecteur et évitera donc les descriptions informes et le vocabulaire imprécis. Ainsi, décrire dans une cave « une sorte d'aquarium de verre épais entouré de machines compliquées avec des cadrans » a des contours flous. Les termes de "sorte d'aquarium" (un récipient sous vide) et de "machine compliquée avec des cadrans" n'est recevable que si l'appareillage reflète le point de vue d'un enfant, ce qui est le cas dans cet exemple. Mais s'il est précisé que ledit gamin, un illettré « passionné de sciences, reconnut des outils de mesure de la qualité de l'air, que ce soit en température, pression, humidité », on est en droit de réagir une fois qu'on aura admis que les paramètres ci-dessus ne sont pas des indicateurs de qualité de l'air, lesquels se basent sur sa composition chimique, à moins de considérer que le terme de qualité n'est pas employé ici dans son acception usuelle liée à la pollution. Mais on aurait alors changé de point de vue en cours de route. Comme quoi, le recours à un flou artistique ne préserve pas toujours des erreurs d'ignorance inconsciente, qui sont, comme on l'a vu précédemment, des moustiques particulièrement dérangeants. Autant se documenter sur les questions qu'on s'apprête à traiter et se mettre en quête des termes techniques et de métier chaque fois qu'on tombe sur une difficulté lexicale. Il existe d'ailleurs des encyclopédies visuelles (même en ligne : http://www.infovisual.info/index_fr.html) qui permettent de trouver rapidement le nom exact d'un élément d'architecture ou d'anatomie animale. Ça ne remplace pas une véritable documentation mais c'est un bon début pour lutter contre la carence en vocabulaire et préciser les contours d'une image dans le crâne d'autrui.

La documentation ne sert pas qu'à éviter la honte à l'auteur ou à contenter le spécialiste d'un domaine évoqué. Elle enrichit le récit, lui ajoute une texture et une densité qui en renforcent l'intérêt. Elle donne le cachet d'authenticité permettant d'adhérer aux idées les plus farfelues. La finesse des détails, quand ils ne ralentissent pas l'action, est de nature à forcer l'admiration du lecteur. Il ne s'y trompe pas. Aux évocations vagues et imprécises il préfère l'immersion dans l'univers de la fiction. Or, celle-ci n'est possible qu'avec une solide documentation, de préférence assimilée en amont et non en cours de rédaction. Le succès de la Trilogie Martienne de Kim Stanley Robinson, qui a nécessité des années de recherches dans de multiples domaines, le prouve. Les livres-univers comme Dune séduisent précisément parce que la connaissance d'un milieu, ici le désert, se trouve entièrement au service de l'histoire. Leur longueur est ici un atout, gage de sérieux et complétude : sous les pavés, la plage ! En fantastique, les descriptions minutieuses d'une région et de ses habitants, comme le Maine pour Stephen King renforcent l'effroi devant le surnaturel ; la culture musicale rock présente dans Fugues de Lewis Shiner, celle, historique, de la ville de New-York dans Le balancier du temps de Jack Finney, celles des mythologies germaniques et anglo-saxonnes inspirant Le Seigneur des anneaux de Tolkien, sont plus que des ingrédients nécessaires : c'est la base même du livre. Un petit tour d'horizon des best-sellers confirme le succès de ces restitutions 3D, celle de la vie monastique médiévale du Nom de la rose de Umberto Ecco, ou celle faisant le point sur la recherche de la vie extraterrestre et les interrogations métaphysiques qu'elles suscitent dans Contact de Carl Sagan, etc. C'est cette épaisseur qui donne l'impression qu'a été écrit le livre définitif sur le sujet qu'il traite.

C'est bien ce cachet d'authenticité qui donne vie au récit et cautionne les parties les plus difficiles à avaler. Par osmose ou capillarité, l'intrigue se lustre de cette patine qui la rend plus intéressante. Les assauts d'érudition et la profusion de références servent le fantastique de Jorge Luis d'un Borges dans Fictions, notamment Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, démonstration parfaite de la réalité que peut acquérir n 'importe quel objet imaginaire exposé aux feux croisés des citations et des bibliographies. Une leçon dont se souviendront maints auteurs qui chercheront dans la documentation de quoi alimenter leurs délires. On en a un magistral exemple avec La Bibliothèque nomédienne d'Alfred Boudry et les Gaillards d'Avant, qui rend crédible, voire nécessaire la présence d'un continent, à présent disparu, dans le Pacifique. Même un médiocre écrivain comme Dan Brown l'a compris, qui renseigne minutieusement chaque partie de ses romans, du Da Vinci code au si bien nommé Deception Point. La fantasy, qui a pourtant moins de connexions avec le réel que la SF ou le fantastique, n'échappe pas à la règle : chaque fois qu'un récit emprunte à une mythologie ou une contrée exotique, la matière entrant dans la composition de son univers doit être exacte à la base. Ne parlons pas de ce nouveau rameau qu'est l'uchronie : il faut de solides connaissances historiques pour imaginer ce qui aurait pu se passer si un événement fondateur n'avait pas eu lieu ; pour écrire des alternatives crédibles il faut parfaitement connaître les options de l'Histoire, ses scénarios virtuels, qui reposent bien souvent sur des détails secondaires, ignorés ou tus dans les ouvrages grand public. Les inventeurs coiffés au poteau subsistent rarement dans les manuels des sciences, les perdants des élections aussi.

Souvent, la qualité de la documentation fait toute la différence. Autrement dit, elle est la seule valeur du récit. C'est le cas lorsque l'intrigue, classique, semble renouvelée par une variante éblouissante, favorisé par le dépaysement du thème, l'inversion des rôles, la modification du contexte social. Ainsi, l'histoire d'un orphelin qui vieillit à peine et est à la recherche de ses origines serait sans intérêt si elle n'était prétexte à une fresque documentaire sur les grandes heures de Florence (Immortel, de Traci Slatton) ; la Terre, planète indigente face à la domination économique des extraterrestres, est avant tout une pertinente leçon sur le monde de la finance et les mécanismes boursiers (Space O.P.A., de Greg Kostikyan), et l'arrivée dans un asile d'un détenu fantasque cherchant à échapper à la prison vaut surtout par sa formidable peinture du milieu psychiatrique américain (La Machine à brouillard, de Ken Kesey, vous vous attendiez à quoi ? C'est bien sous ce titre qu'est paru la première édition française de Vol au-dessus sur un nid de coucou), etc. Bref, bien des intrigues auraient été jugées insipides si le documentaire en arrière-plan ne leur avait redonné des couleurs – et c'est souvent ce qu'elles sont, un documentaire déguisé, qu'on pourrait qualifier de fiction-docu puisque l'histoire prime malgré tout, à l'inverse des émissions télévisées mélangeant reportage et scènes interprétées par des acteurs.
Voilà de quoi donner de la documentation une vision moins aride et moins contraignante, n'est-ce pas ?
DOC AD HOC
À ce compte, l'auteur risque de passer de longs mois à se documenter sur les plus infimes détails avant de se lancer dans la rédaction de la première page. La paralysie le guette ! C'est ici que le conseil de Franquin prend tout son sens, car on n'a pas besoin de potasser ce qu'on connaît par cœur, quand bien même cela limite le choix des sujets, entre le passage du facteur et la visite dominicale à la belle-mère, le synopsis peine à se développer. Cela pourrait bien brider l'imagination délirante de certains. Mais tout est une affaire d'équilibre entre le choix du sujet et son traitement.
La question du flou artistique a au moins le mérite de poser les limites des investigations documentaires En d'autres termes, à quels moments peut-on s'en passer et dans quels passages prend-on un risque à détailler un costard ?
La frontière varie selon le type d'intrigue et le mode de narration, mais elle est souvent fonction de son intérêt dans la fiction. Le détail est-il important pour l'histoire ? La documentation n'apporte-t-elle pas un degré de précision trop important, incompatible avec le reste du récit ? Reste-t-elle à la bonne distance pour ne pas rendre flous les contours des autres plans ? Voilà qui permettrait de répondre à la sommation d'usage concernant les risques de submersion par un flot d'informations.
Inutile d'écumer les archives pour décrire le type de madeleine qu'on consommait à l'époque de Proust, dont la recette diffère de celle aujourd'hui diffusée sur les sites culinaires. Voilà ce qu'on entend par se perdre dans la documentation : rechercher des détails dont le lecteur n'a que faire. L'auteur non plus d'ailleurs, hormis une fierté de l'exactitude mal comprise.
La documentation est identique au capteur d'une caméra numérique : selon la résolution désirée, il faut disposer d'une bonne définition. Une fresque épique n'a pas besoin du même niveau de documentation que celle réclamée par une énigme reposant sur une subtilité dans l'enchaînement des faits ou l'interprétation d'un détail, pas plus qu'elle ne sollicite la même. D'ordinaire un récit est cadré à la bonne distance, qui permet de considérer tout ce que le lecteur a besoin de voir et savoir. Il peut effectuer des zooms avant ou arrière pour préciser certains pans du récit. C'est le cas lorsqu'un chapitre rappelle le contexte historique (par exemple, une enquête sur un meurtre en temps de guerre) ou qu'un passage s'attarde sur la technique de fabrication des pigments de peinture. Inutile d'aborder ce dernier point si l'histoire est celle d'un peintre en difficulté dans une cordée en haute montagne, qu'il faut sauver croûte que croûte. D'une manière générale, les changements d'échelle se font de façon progressive sur des ordres de grandeur proches. Pour écrire l'équivalent littéraire d'une vidéo amateur zoomant et reculant jusqu'à la nausée, il faut déjà posséder un solide sens de la narration. L'évocation de mille sujets sans lien apparent risque fort, sinon, de ressembler à un fatras.
La documentation à intégrer est juste celle dont le lecteur a besoin pour suivre confortablement l'histoire. Selon le format, le rendu n'est pas le même. Sa teneur dans un récit modifie la perception qu'on en a. Hyperréaliste, elle fournit une image de haute définition. Certaines images sont incompatibles avec une taille réduite, d'autres démesurément agrandies sont pixellisées, et il peut arriver que les couleurs saturent. Tout cela tient aussi bien à la profondeur des explications autour d'un sujet qu'au choix du vocabulaire, les termes rares ou sophistiqués faisant ici office de gros plans (parfois même de gros mots pour qui les trouve abscons). Salammbô de Flaubert est par exemple un récit de très haute définition, au rendu exceptionnel. D'autres, plus amples, se contentent d'une reproduction de qualité : c'est ce que fait par exemple Jonathan Rabb avec L'Homme intérieur, autour du Berlin de l'entre-deux guerres et du cinéma expressionniste allemand. À chaque histoire son degré de finition…
UN PETIT AIR DE CLAIR ET NET
Malheureusement, définir le degré de précision documentaire nécessaire au récit ne dispense pas d'en accumuler davantage sur le sujet qu'on n'en injecte. On imprime rarement une photo à sa résolution maximale, autrement dit, à la limite des connaissances de l'auteur, qui est celle où il prend les plus grands risques en matière d'ignorance inconsciente. Il vaut mieux disposer d'une longueur d'avance, ne serait-ce que pour être certain d'aborder correctement la thématique et d'avoir ramassé les informations utiles. Après tout, "il ne faut pas tout dire" sous-entend bien que l'auteur doit en savoir plus sur le sujet que ce qu'il a mis dans le livre.
Il y a d'autant moins de raison de s'en affranchir que de nos jours la recherche d'informations ne constitue plus un obstacle. Il existe tant de façons de se cultiver. La documentation aura souvent été constituée en amont, si quelque fait d'actualité ou une lecture au hasard a donné une idée de récit ou le désir de traiter d'un thème.
Un bon moyen d'éviter la dispersion est de constituer un dossier et d'y glisser tout ce qui se rapporte au sujet. En visite, la photographie numérique permet de prendre un maximum de photos : autant shooter ce qui ne semble pas nécessaire au premier abord. Simple précaution : rien n'est plus râlant que de devoir retourner au Japon pour photographier une portion de paysage qu'on croyait inutile ; les recherches Internet seront archivées sur le disque dur pour ne pas avoir à retrouver les liens qui ont permis de glaner un renseignement. Lors de l'élaboration du synopsis, il est prudent de constituer une liste des principaux sujets sur lesquels se documenter, si l'intrigue se déroule en partie à Beauvais ou traite de la mouche domestique. Qui sait ? il sera peut-être nécessaire au cours de la rédaction de vérifier un élément architectural de la mairie ou de se rappeler si les diptères sont apparus au cénozoïque ou au mésozoïque.
Tout ceci appartient à la phase de préparation. Le vrai travail n'est pas d'accumuler les renseignements susceptibles d'être utilisés mais de les incorporer élégamment à sa prose. Des pages de Wikipedia recopiées telles quelles, à supposer qu'un auteur oublierait de masquer leur origine, auraient la platitude de l'exposé.
À présent qu'on sait quoi documenter dans un récit, il reste à aborder la question du comment. C'est d'ailleurs à ce sujet qu'on parle de documentation trop abondante ou mal gérée. Celle-ci procède peut-être d'un excessif souci de justification, de peur d'être contredit. Mais il suffit de délivrer les grandes lignes d'un concept : pas besoin d'entrer dans les détails, on vous croit ! Il est rare, comme il se dit ici et là, que l'auteur cherche à rentabiliser ses recherches ou à se venger en imposant à son tour des plâtras pédagogiques. Il a plus probablement succombé à la fascination, tellement séduit par ses découvertes qu'il tient à les faire partager en oubliant qu'il devait raconter une histoire, ou a cherché à épater la galerie par ses connaissances fragiles, qui le poussent à relire des chapitres de son livre avant chaque apparition publique. Ce sont surtout ces défauts qui sont incriminés. Ainsi, ce passage censé décrire une riche demeure :
Ce charme inégal, que l'œil découvrait à chaque détour du large sentier dallé de pierres, devait prendre toute sa signification à l'apparition de la demeure seigneuriale dans sa grandeur et sa simplicité. Son style rappelait un peu le château des Princes-Electeurs, qui héberge aujourd'hui le Musée Central Germano-Romain et les salles des fêtes de Mayence.
On devine l'affectation de l'auteur, qui signale surtout qu'il a visité Mayence mais ne décrit rien à celui qui ne s'y est jamais rendu. L'excès de documentation est visible au moment où la comparaison avec le château des Princes-Electeurs embraie sur sa destination actuelle, hors de propos ici.

Plus fine est la description du drapeau colombien par Éric Holstein :
Le jaune pour l'or que les conquistadores sont venus chercher, le bleu pour les deux océans qui baignent les côtes du pays et le rouge, pour le sang versé tout au long de son histoire. Au centre, le condor déploie ses ailes protectrices.
La symbolique est crue, comme souvent lorsqu'il s'agit d'exalter l'orgueil national.
D'une part, il ne s'agit pas d'une description plate ; celle-ci est ordonnée de façon à en dégager le sens. L'incorporation au texte se fait par le biais d'un jugement de valeur: c'est parce que le commentaire estime que la symbolique est crue que le décryptage du drapeau prend du relief.
D'or et d'émeraude est typique du roman comprenant, par nécessité, une densité élevée de documentation. La perspective pédagogique est évidente avec les annexes, la bibliographie des ouvrages consultés et les remerciements d'usage. Sans surprise, il y a, à la base, une solide connaissance du pays que des lectures viennent compléter, connaissances qui auraient pu asphyxier le récit si Éric Holstein n'y avait pris garde. Cette uchronie l'a contraint à recourir à de nombreux trucs et astuces pour dispenser le savoir nécessaire à la compréhension de l'histoire, depuis le naïf à qui on entreprend d'expliquer les choses (avec quelques excès lors de questions peu naturelles) à l'immersion dans un passé qui laisse les informations faire résurgence, sans parler d'une narration qui, en juxtaposant les motifs, permet au lecteur de déduire seul les conclusions, sans passer par la case "explications".
Il arrive que la complexité d'une documentation laisse peu de latitude pour une insertion en douceur dans le fil du récit. Le décrochage est inévitable, matérialisé par un changement de paragraphe. La sécheresse de certains passages, surtout s'ils comprennent des nombres ou impliquent l'emploi des termes adéquats, peut être atténuée lorsque ceux-ci sont accompagnés de considérations ou de commentaires qui les relie à l'intrigue. Un autre recours est de les mettre dans la bouche d'un protagoniste : personne ne lui reprochera de prendre des libertés stylistiques ni de d'expliquer un phénomène de façon peu protocolaire. Avec un peu d'astuce, il est toujours possible d'éviter les ruptures de style trop brutales. Le mot clé est : scénariser ; mettre en scène la documentation escamote l'aridité d'un exposé brut.
LA LISTE DES SOURCES
Les procédés d'insertion n'ont pas à être énumérés ici puisque n'importe quelle information d'ordre narratif ou descriptif utilise les mêmes. Ce qui nécessite des exposés trop long, ou dispersé à travers l'intrigue de sorte qu'il est difficile de s'y retrouver n'a qu'à être placé en-dehors du récit. C'est le moment de revenir sur l'emploi du para-texte.
Les cartes et éventuellement gravures permettent de visualiser les lieux mieux que de longues explications. Les annexes sont précisément la part de documentation que l'auteur n'a pas inséré dans le récit parce qu'elle n'y trouvait pas sa place ou débordait du sujet. Ces compléments d'informations proposent d'aller plus loin pour ceux qui le désirent. D'une manière générale, ils confirment la dimension didactique ou pédagogique de l'œuvre. L'histoire avait bien pour but de traiter du problème qu'on y trouve en filigrane, puisque l'auteur tient, à présent qu'il a excité la curiosité du lecteur avec son histoire, à exposer le sujet de façon plus formelle. Chez Eric Holstein, les appendices sont au nombre de six : la dimension culturelle est patente avec des compléments géographiques et un lexique, celle, historique, avec la présentation d'acteurs de l'époque, l'uchronie se trouvant justifiée par des spéculations autour de l'issue d'une bataille. Le lexique ne dédouane pas l'auteur de définitions habilement glissées dans le contexte, mais les ramasse au cas où le lecteur les aurait oubliées en cours de route.
La bibliographie qu'on trouve parfois en annexe remplit plusieurs fonctions. Elle peut s'oublier si son but est d'exhiber le tee-shirt mouillé de l'auteur et son front encore transpirant. L'ajout d'une biblio est lui aussi à double tranchant : mieux vaut taire qu'on s'est servi du Guide Michelin des Châteaux de la Loire et du Que Sais-je sur les luttes protestantes pour raconter l'assassinat du duc de Guise, avec un vieil Historia pour faire nombre, voire pis, un article de Cosmopolitan sur les célébrités sexy du XVIe siècle. D'ailleurs, la bibliographie ne recense pas toutes les lectures, seulement les plus pertinentes. Indiquer qu'on a consulté une somme sur l'ascendance génétique pour vérifier si le nom de Al Capone n'y traînait pas (c'est non) est parfaitement dérisoire. Citer l'abondance de ses sources peut être utile lorsque le sujet traité n'est pas jugé digne de considération ou que la thèse retenue est controversée : l'auteur atteste ainsi du sérieux de ses recherches. Il sera d'autant plus circonspect sur la sélection bibliographique que la polémique est vive, écartant les ouvrages douteux ou de seconde main. À moins que ces derniers, plus vulgarisateurs, ne soient référencés à l'attention du lecteur, pour lui permettre d'aller plus loin.
Il en va de même des remerciements : c'est sympa de signaler que Chez Dédé a consenti à ouvrir une ardoise en attendant de se faire payer sur les droits d'auteur et que Doucette s'est montrée vraiment méritante à supporter le Créateur dans les affres de l'enfantement, on ne sait jamais, ça la fera peut-être revenir et ça consolera le tenancier à présent très au fait des montants des droits et des dates de versement. Mais il ne faudrait pas, dans les élans d'affection à ses proches, omettre le directeur de la Bibliothèque Départementale qui a généreusement ouvert les portes de son service et guidé un novice dans les arcanes des archives. Les remerciements signalent d'abord les aides désintéressées touchant au texte, pas à l'auteur.
Il est une autre insertion qui est plus spécifique, il s'agit de l'exergue. Un exergue est une citation placée en ouverture d'un livre. Il devient une épigraphe s'il se trouve en tête d'une de ses parties ou des chapitres. Placé n'importe où dans le texte, cela ne s'appelle plus. Ou alors plagiat s'il manque les guillemets. Les intentions de l'exergue sont de plusieurs ordres :
– il délivre des informations utiles à la compréhension du texte, comme la définition d'un terme technique, d'un phénomène physique, etc.
– il éclaire le contexte orientant la lecture, signalant par exemple que, sous couvert d'un voyage temporel, c'est de la violence et de la bêtise humaine qu'il sera question ;
– il donne les perspectives philosophiques du récit ;
– il indique le déclic qui a donné l'idée du livre ou fournit des indications sur les intentions de l'auteur, lesquelles ne se calquent pas forcément sur l'intrigue.
Il en va de l'exergue comme de la documentation : mal utilisé, il irrite si l'auteur s'en sert pour étaler ses connaissances (mazette, il cite Nietzsche et Deleuze !) ou donner à son récit une profondeur inexistante. C'est plus catastrophique s'il est sans objet et fausse la perspective. Non, « le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie » ne convient pas à un récit du type Alien, même si on n'entend pas crier Pascal depuis sa tombe quand on le détourne de la sorte.
Souvent, à la fin de la lecture, le retour à l'exergue permet d'avoir de l'histoire une vision différente. Intrigant, il peut inciter à lire avec un autre œil. N'importe quel texte convient pour un exergue, du moment qu'il a été publié. Certains, par dérision, glissent un juron attribué à une personnalité ou choisissent comme exergue une assertion qu'ils réfutent dans leur récit. Mieux vaut cependant choisir une citation avec laquelle un auteur se sent en concordance d'idées et qui documentent le texte.
Plutôt que de s'épuiser à relever parmi ses lectures une citation ad hoc, on peut imaginer d'apocryphes, c'est plus simple. Ils présentent en outre l'avantage de donner de la densité à l'univers de la fiction, isolant des aspects qu'il aurait été périlleux de glisser tel quel dans l'ouvrage, créant l'illusion que le récit est devenu une épopée relatée dans maints ouvrages. Frank Herbert a carrément systématisé l'épigraphe en ouverture de chaque chapitre de Dune, au point que Gérard Klein aurait même envisagé d'en réaliser un recueil séparé.
Par quel coup du sort l'exergue, à l'origine inscription au bas d'une monnaie ou d'une médaille se retrouve pendu en haut de la page d'un ouvrage ? C'est une bizarrerie sur laquelle on ne se documentera pas ici. Étalons à la place un savoir récemment acquis en faisant remarquer que le mot vient de deux termes grecs signifiant hors de et travail. Et c'est bien une des fonctions de l'exergue que de montrer, un peu, le travail de recherche ou de réflexion qui a présidé au résultat final.
Passé ce seuil, la documentation, forcément présente à tous les niveaux de la narration, ne doit pas plus se voir que les ingrédients ayant servi à la préparation d'un cocktail. Selon le résultat désiré, diluez ou ajoutez une pincée de sciences humaines ou de la nature, de technologie ou de médecine, en vous assurant que le mélange est homogène. Sinon, il ne reste qu'une chose à faire, touillez, secouez. Au bout du compte, le cocktail n'aura plus le goût que de votre prose.
1 Non, il n'y a pas de faute à armonica, vous pouvez vérifier.