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Les conseils de Claude Ecken - L'espace de la fiction
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Les conseils de Claude Ecken - L'espace de la fiction

Pour raconter une histoire, il faut une intrigue, des personnages et… des lieux. Ces derniers sont généralement négligés au moment de la conception de l'histoire, peut-être parce que celle-ci relève d'interactions entre des personnages, autour d'une question à régler ou à propos d'un objet, et qu'il importe donc peu de définir l'espace où se déroule l'action. L'intérêt n'est en tout cas pas prépondérant. Sauf dans les cas où le lieu préexiste au récit et est considéré comme le sujet de l'intrigue, ou comme son principal personnage, il est généralement déterminé après coup par l'auteur, quand il l'est. Déterminé.
 
AU-DELÀ DU DÉCOR
 
 La première fonction de l'espace est d'être le point d'ancrage de l'histoire. Il l'empêche d'être ballottée au vent des idées, d'errer dans les sphères du cérébral pur jus. À ce titre, il est un des éléments du contexte.

 A priori, tous les récits n'ont pas besoin d'un positionnement géographique, réel ou imaginaire pour s'épanouir, d'un décor naturel ou urbain où se déployer. Bien des intrigues policières ou romanesques se déroulent dans une ville indéterminée : il suffit de savoir qu'elle est occidentale et qu'on peut y trouver un restaurant correct où gazouiller des promesses éternelles, un canal ou une rivière où noyer son rival. Son lavoir du XIIIe, on s'en tape, d'ailleurs, c'est pas assez profond, comme de sa spécialité du macaron à la morue. Si la commune a été nommée, elle est aussitôt oubliée, c'était bien la peine que l'auteur se décarcasse à acheter un plan, ainsi que des ouvrages sur ses sites remarquables et le développement économique de la rocade sud. La localisation géographique peut même être un frein dans la mesure où elle réduit le caractère universel de l'intrigue. Quand on veut laisser entendre que l'histoire est susceptible de se dérouler n'importe où, mieux vaut éviter de mentionner ce qui risque de la stigmatiser. Pas de Seine-Saint-Denis ni de Vichy dans le paysage, et puis La Rochelle est trop typique aussi ! D'autres motifs que la prétention à l'universalité peuvent entraîner ce refus : si votre téléphone sonne sans cesse alors qu'il n'y a jamais personne au bout et que les lettres anonymes garnissent votre boîte aux lettres, vous ne mentionnerez pas, la prochaine fois, le nom de la ville, ou vous en donnerez un fictif, pour raconter les pratiques mafieuses locales. Bref, un lieu n'a pas forcément besoin d'être nommé mais sa description doit permettre de se faire une idée approchante de ce qu'elle peut être. C'est tout ce qui compte. Chaque lecteur puisera ensuite dans ses souvenirs de quoi lui donner forme.

 Évitez cependant, même si la chose est possible, de faire entièrement abstraction du décor, comme dans ce film de Lars von Trier, Dogville, où il est simplement tracé sur le sol à la craie. C'est réduire le récit à sa plus simple expression, le dépouiller de sa chair et de ses muscles. Il faut que le squelette soit vraiment réussi pour un style si dépouillé. Il s'agissait, dans le cas de Dogville, d'un défi, d'ailleurs motivé par la critique nord-américaine reprochant au réalisateur d'avoir fait un film sur les États-Unis, Dancer in the dark, sans y avoir mis les pieds. L'absence de décor dans Dogville est donc un parti pris, justifié d'une part et inclus dans une démarche artistique d'autre part. Par ailleurs, l'expérience est destinée à rester unique et ne saurait tourner au procédé : on ne multiplie pas indéfiniment les exercices de style.

 On comprend que, lorsque le décor est épuré, l'intrigue passe par l'intellect, et que l'auteur se contente de lui fournir un cadre minimal servant de mise en scène. Ce type de récit cérébral est assez facile à repérer : tout passe par les dialogues. Une page persillée de tirets, à raison d'un en début de chaque paragraphe, permet en un clin d'œil de savoir à quoi s'attendre. S'adresser à l'intellect ne signifie pas forcément que ces récits sont des prises de tête. Chez Asimov par exemple, où les protagonistes sont suffisamment brillants pour se laisser aller aux bavardages, le décor peut se silhouetter jusqu'à l'abstraction sans que le lecteur ne s'en émeuve, voire ne s'en aperçoive. Ces auteurs savent son importance, même quand tout passe par l'échange. Ils en choisiront donc un d'assez sommaire, facile à planter, un peu comme s'ils le sélectionnaient dans un Jardiland du décor prêt à emporter. Peu importe s'il évoque une carte postale ou un cliché de tour opérateur ; du moment que les protagonistes n'ont pas à y évoluer, inutile de se torturer pour citer autre chose que le palmier pour les tropiques, le baobab pour la savane et le pingouin pour la banquise : c'est la suggestion exotique qui compte.

 En revanche, si les protagonistes sont amenés à se déplacer, il est désagréable de se rendre compte que le décor se résume à des notations trop vagues pour être visualisées. Entrer dans une maison, se rendre à la cuisine, prendre une bouteille de vin et un verre puis filer dans le jardin par la porte de derrière, est un cauchemar blanc pour le lecteur, qui aimerait au moins savoir s'il s'agit d'un Médoc ou d'un Saint-Emilion. Quand les personnages se contentent de parcourir les couloirs d'un hôpital, d'entrer dans le bureau d'un patron ou de s'adresser à la réceptionniste d'une administration, sans jamais rien préciser, ils donnent l'impression d'oblitérer l'environnement par désintérêt pour tout ce qui ne les concerne pas directement. Cette attitude s'assimilera, malgré la présentation qu'on aura pu en faire par ailleurs, pour l'expression d'un profond dédain d'autrui. C'est en tout cas ce qu'estimera le lecteur privé d'univers sensoriel. Il en viendrait presque à penser que cette manière d'écrire reflète le comportement de l'auteur dans la vie courante.

 Ne sautez donc pas d'une action à l'autre sans regarder autour de vous. Dans la mesure où l'intrigue nécessite des déplacements, qu'elle ne se résume pas à des conversations comme au théâtre, le lieu cesse d'être purement indicatif : il remplit un rôle descriptif. On a déjà eu l'occasion de dire que le personnage "point de vue" est les yeux et les oreilles du lecteur. S'il persiste à ne braquer la caméra que sur la pointe de ses pieds, autant mettre immédiatement fin à sa carrière. Pour que le lecteur puisse suivre le récit, il est indispensable d'accorder un soin particulier à l'environnement. C'est d'autant plus vrai pour les littératures de l'imaginaire où, par essence, celui-ci occupe une place importante. D'ailleurs, c'est généralement au moment d'entamer la poursuite que l'auteur se rend compte qu'il lui manque un décor.
 
LA PÊCHE AUX LIEUX
 
 L'autre fonction d'un lieu est d'aider à la caractérisation des personnages. En effet, ceux-ci évoluent dans un espace avec lequel ils sont forcément en interaction. Les paysages les façonnent et les modèlent. Sans eux, ils ne sont que purs esprits ; avec eux, ils acquièrent la présence et la densité nécessaires.

 Un Indien dans une jungle quelconque n'est qu'un individu complètement à poil sous son pagne, arborant dans sa chevelure des plumes bariolées, si on se contente de décrire son environnement comme une efflorescence végétale avec des lianes qui pendent et des aras au cul déplumé, désormais perchés sur les plus hautes cimes. Précisons ce décor avec un entrelacs de branches mortes et de plantes rampantes sur un sol ocre et spongieux qui rend toute progression difficile, une moiteur étouffante, et cet Indien se verra pourvu de muscles secs et ligneux, aura de la corne aux pieds à faire pâlir d'envie un ongulé, et une peau marbrée de boue ocre, d'ailleurs très efficace contre les moustiques. Si on place la faune comestible à distance respectable, là-haut dans la canopée, ou dissimulée dans les fourrés, au milieu de dangers aussi variés que la panthère noire, le boa sans plumes et les débris de verre des canettes des explorateurs dont on entend au loin les claques après chaque piqûre d'insecte, le lecteur verra un chasseur évoluant avec discrétion et circonspection, l'œil aux aguets et la flèche positionnée sur son arc.

 On peut se livrer au même jeu sur la personne d'un citadin de la haute et pareillement à poil sous ses fringues Armani, fréquentant les casinos, les bars à cocktail, les restaurants huppés et les cliniques de liposuccion, il se verra également doté d'un physique assorti d'un caractère, à défaut d'une âme.

 On l'aura compris, le pays fait l'homme, les voyages forment la jeunesse et les lieux communs menacent de submerger ces propos. Il n'empêche : l'espace est le premier pourvoyeur d'ambiances, à travers lesquelles les personnages se réalisent, s'accomplissent et trouvent une dimension tragi-comique si on continue à en faire des tonnes... Paradoxalement, les littératures de l'imaginaire se révèlent être plus terre-à-terre que les autres, qui s'attachent davantage à la peinture des caractères et des sentiments et dont les hauteurs de vue sont à ce point élevées qu'elles donnent l'impression de léviter. On pourrait leur attribuer le refrain loir-et-chéresque de Michel Delpech : « On dirait que ça t'gêne de marcher dans la boue » tant leur insertion dans un univers de couleurs et d'odeurs leur répugne. Au contraire, le paysage est à ce point prépondérant dans l'imaginaire qu'il est son principal fonds de commerce.

 Il n'y a qu'à consulter n'importe quel catalogue de fantasy ou de science-fiction pour affirmer l'importance prise par Dune, Les Montagnes de Majipoor, La Forêt des Mythagos ou La Vallée infernale. Les noms des planètes évoquent des paysages fantastiques et les romans de fantasy regorgent de cartes plus ou moins crédibles dessinant les contours de nouveaux terrains d'aventures dont les héros sont grands consommateurs. Ils ont besoin d'être allés au Congo, en Amérique ou au Tibet pour exister.

 Assurément, la fantasy et la SF exotique qui s'épanouit dans les space-operas recyclent les vieux récits d'aventures et voyages, façon Jules Verne, du temps où le statut professionnel du héros était globe-trotter. Sauf qu'au lieu de déchirer artistiquement et de façon sexy les vêtements des explorateurs pour révéler des tablettes de chocolat ici, un biceps là, un triceps plus loin, un quadriceps crural et un long supinateur ailleurs, mais pas un forceps, on présente d'emblée le barbare-trotter torse nu et l'astro-reporter en combinaison ultra moulante, comme ça, on gagne du temps. Et surtout, on les envoie balader.

 Car c'est bien beau d'avoir un physique avantageux et des ressources insoupçonnées en situation de danger, encore faut-il trouver à les mettre en valeur. Une fois arrêtés les malfrats locaux qui avaient paisiblement sévi tout ce temps dans l'attente de l'étranger vengeur, une fois le calme restauré parmi les sauvages refusant l'accès de leur territoire à la civilisation, la forêt vierge déflorée et enfin ouverte à l'exploitation minière, le héros doit sans cesse se porter en d'autres lieux pour exercer ses talents. Et c'est bien parmi les plus invivables, comme celui du Monde de la Mort de Harry Harrison, qu'on trouve les individus les plus combatifs, ou les plus dangereux, comme la population de Dosadi de Franck Herbert, forcée de vivre dans un environnement artificiellement inhospitalier afin de porter au maximum leur instinct de survie. Même les défenseurs de la veuve et de l'orphelin officiant sur des territoires plus restreints et familiers ont besoin de renouveler l'arrière-plan de leurs enquêtes : Maigret va d'un corps de métier à un autre comme s'il changeait de garde-robe, Nestor Burma prospecte systématiquement un nouvel arrondissement de Paris. C'est dire l'importance d'un espace dans lequel évoluer.

 Dans les littératures de l'imaginaire, un auteur peut s'en tirer facilement avec des personnages rudimentaires, à la psychologie taillée à la serpe, mais il ne peut s'en sortir sans soigner ses décors et ses lieux. L'originalité de ceux-ci font la différence. C'est à ce point vrai qu'on se souvient de récits qui ont marqué par leur dépaysement, alors même que le scénario était d'une bêtise à brouter de l'herbe (exotique). Dans le registre de la science-fiction ethnographique, l'œuvre de Jack Vance, chatoyante et colorée, ne connaîtrait pas un tel succès si les sociétés n'étaient pas décrites avec le pittoresque qu'on lui connaît. Pas question, donc, de traiter l'espace par-dessus la jambe : il est partie intégrante de l'histoire.

 Parfois, il l'est encore davantage. Le lieu passe au premier plan quand il devient le véritable sujet de l'histoire et que les protagonistes jouent les faire-valoir, deviennent les points de vue permettant de présenter un milieu social, un microcosme : le roman naturaliste à la Zola, La Bête humaine sur la vie du rail, Le Ventre de Paris sur les halles, Au Bonheur des dames les grands magasins, une région, comme les Vosges de Pierre Pelot, vues sur le versant sombre dans Noires racines, abordées sous l'angle historique dans C'est Ainsi Que Les Hommes vivent, avec humour et affection dans La Montagne des bœufs sauvages. C'est toute une planète qui est sujet de roman dans Le Monde vert ou Helliconia, de Brian Aldiss, abordée sous l'angle ethnologique dans Parade nuptiale de Donald Kingsbury. La Romance de Ténébreuse de Marion Zimmer Bradley ou La Ballade de Pern d'Anne McCaffrey déclinent avant tout les possibilités narratives offertes par ces planètes et les spécificités de leur environnement.

 Mais avant d'en faire des acteurs à part entière, autant s'entraîner à maîtriser l'espace à plus petite échelle, dans chaque scène. Ses différentes fonctions dans la narration, qu'on vient d'énumérer,  fournissent une partie de la solution : si le lieu est un acteur au même titre qu'un personnage, autant le personnifier pour lui faire jouer pleinement son rôle. C'est ainsi d'ailleurs que se trouvent personnifiées des villes comme Londres ou New-York, que Manhattan se dote d'une âme par la grâce de Jérôme Charyn, Woody Allen ou John Dos Passos.
 


L'ESPACE DE LA RÉVÉLATION
 
 La littérature fantastique ne procède pas autrement pour créer une ambiance angoissante. Une lande déserte sous une lune blafarde est devenue le cliché du paysage lugubre, au même titre que les branches griffues qui tentent de retenir Blanche-Neige dans sa fuite. Les fenêtres et la porte des maisons hantées se transforment en éléments de visage sur bien des couvertures de livres et des affiches de film. La météo est bien sûr partie prenante de cette personnification : les orages se déclenchent toujours dans les moments dramatiques, même hors saison, et les nuages se dissipent dès que le problème est réglé ; les paysans espérant la pluie feraient bien d'en prendre de la graine en provoquant les situations ad hoc. Inutile de s'attarder sur ces ficelles que tout le monde pratique d'instinct ou reconnaît pour telles ; elles renvoient d'ailleurs à des peurs ataviques bien ancrées chez les vivants, ce qui leur permet de s'installer durablement dans l'imaginaire romanesque.

 L'inverse fonctionne tout aussi bien. Une forêt sombre et impénétrable devient un havre de paix dès qu'on y colle un peu de mousse aux troncs et qu'éclairent les rayons opalins du soleil transperçant la voûte végétale. Soyons généreux ! Je vous ajoute trois papillons et deux merles siffleurs, et vous vous retrouvez instantanément dans l'univers enchanté de Walt Disney. Mais on avait dit qu'on ne s'attarderait pas…

 De façon plus générale, il n'est jamais inutile de jouer sur les caractéristiques premières d'un paysage, bucolique ou tourmenté, d'un environnement, désert ou peuplé, d'un lieu dont l'ordonnancement, la lumière ou les matériaux qui le composent font sens. De vastes étendues vides, comme une mer étale ou des dunes écrasées de soleil, suscitent l'apaisement ou, au contraire, un sentiment de solitude. Ils peuvent également provoquer un élan de respect pour la beauté de la nature, faire ressentir la petitesse de l'homme ou instiller une sensation d'ennui incommensurable. Les émotions ainsi générées dépendent du contexte.

C'est bien dans une interaction avec l'intrigue qu'il faut chercher à colorer l'espace de vibrations émotionnelles et qu'on doit pareillement insérer les personnages dans un lieu reflétant leur état d'esprit ou dispensant l'ambiance recherchée. La différence d'appréciation est fournie par le contexte. Ainsi, la déambulation d'un homme dans une grande avenue bondée à l'heure de la sortie des bureaux peut aussi bien générer une impression de solitude, s'il erre, désemparé, en proie à des pensées contradictoires – la foule anonyme et pressée devenant synonyme de froideur et d'indifférence, qu'instiller une formidable tension dramatique s'il cherche à échapper à un tueur lancé à ses trousses – chaque individu devenant une menace potentielle.

 Il est difficile d'échapper à certaines représentations toutes faites et à des motifs récurrents destinés à provoquer l'effet recherché. Rien d'étonnant à cela. Des salles bas de plafond, des espaces étroits et encombrés, génèrent immanquablement des sensations de claustrophobie, de même que le physique des personnages renvoie à des caractères bien déterminés : les personnages épanouis et bien en chair, les corps secs et osseux, l'armoire à glace au front bas et la tête triangulaire pourvue d'yeux étrécis ne sont généralement pas insérés au hasard dans le récit. Ils appartiennent à une typologie dont il est difficile de ne pas en tenir compte.

 Mais il n'est pas interdit de chercher à se dégager de l'emprise des poncifs, du moins à atténuer leurs effets trop marqués, afin de ne plus avoir à passer par les égouts pour débusquer le méchant dans son antre, ni retrouver la belle héritière sur une plage immaculée au soleil couchant. Sans forcément l'y retrouver aux aurores, la mine encore enchifrenée de sommeil, et encore moins lui proposer un dîner aux chandelles dans les catacombes, on peut s'efforcer de trouver des environnements moins connotés et tout aussi signifiants.

 Il est certain que le choix du lieu doit sonner juste et être en phase avec le récit : personne ne concevrait de mener la charge de cavalerie dans la forêt pour le seul plaisir de changer d'emplacement. À chaque espace sa contrainte : les grandes batailles se déroulent dans la plaine et les affrontements dispersés, plus confus, sous le couvert d'un bois ou dans les rues d'une cité, où chaque accident de terrain est susceptible de cacher un piège.

 Prenons par exemple l'inévitable combat final livré dans une usine la nuit ou dans un entrepôt désaffecté. Ah, ces batailles titanesques bruissant d'échos métalliques qui se déroulent sur des passerelles quinze mètres au-dessus d'une cuve de sauce piquante à l'ail ! Les propriétaires de tels sites abandonnés auraient tort de les démolir pour y bâtir un complexe immobilier ruineux : il est bien plus rentable de louer les bâtisses à des réalisateurs de films pour qu'ils les rasent au fil de longs métrages. Pour mieux contourner ces passages obligés, il faut s'interroger sur leur utilité narrative. Du point de vue du scénario, quelles sont les raisons conduisant à choisir de tels lieux ?

 La taille de la structure, d'abord, qui permet de se déplacer à vive allure sans se cogner aux cloisons, ce qui autorise des chorégraphies qui feront sensation au moment de l'adaptation ciné (il faut y penser dès ce stade !). Son contenu, ensuite, qui met à disposition, selon la fonction du bâtiment, des machines biscornues à escalader et des câbles où se suspendre, sans parler d'une somme très hétéroclite d'outils à se lancer à la figure. Bref, de la variété avant toute chose, pour en finir avec le soporifique affrontement à poings nues, pif, paf, ouch !, ou avec un banal sabre laser dont la couleur du rayon n'est même pas assortie au costume.

 L'isolement, d'autre part, est idéal pour se livrer à des batailles spectaculaires sans être dérangé par l'intervention de forces de l'ordre. On remarquera d'ailleurs que, dans le cas d'usines en fonctionnement, avec des godets d'acier fondu, des cuves bouillonnantes de produits chimiques classés Seveso, des chaînes de montage alignant les hachoirs, les broyeurs et les scies électriques qui transforment en un clin d'œil un chêne vénérable en charmant porte-clé publicitaire, il n'y a jamais de gardien dans les parages, ni d'ouvrier surveillant les machines-outils, comme si en attendant la reprise du travail, l'ensemble continuait à fonctionner seul. Merci de respecter le lecteur en soignant ce type de détails plutôt que de décréter qu'il s'en fout, du moment que l'efficacité est au rendez-vous. Il ne s'en fout pas : il n'a juste pas l'occasion de le dire à l'auteur en face quand il découvre la faute.

 Les trois principales composantes identifiées, espace, matériel, isolement, il est possible d'effectuer des variations qui apporteront une touche d'originalité tout en synchronisant l'ambiance du lieu à celle de l'action. L'atelier d'un sculpteur, par exemple, riche en limes, poinçons, gouges, spatules, pour en garnir son adversaire, et même de maillets et de meuleuses idéales pour des chirurgies esthétiques impromptu, offriront la touche artistique qu'il vous manquait, sans parler des ambiances fantastiques générées par les statues multipliant les semblants de présence menaçante ; un atelier de lapidaire dispose d'instruments contondants de plus petit calibre, mais qu'on peut toujours, comme le suggère leur fonction, lancer sur l'adversaire : l'ensevelir sous les bijoux en fait aussi une version plus luxueuse que le grossier combat de métallos. Dans un milieu sportif, rabattez-vous sur un stade ou une salle de sport, et avec des fashions victims, préférez la scène d'un défilé de mode et son arrière-salle garnie de porte-manteaux sur roulettes. En fonction des éléments du récit, il est donc possible de dénicher des espaces remplissant les mêmes fonctions et offrant des situations plus appropriées à la scène, tout en étant plus originales.

 Quand il n'est pas réaliste de se transporter dans le lieu adéquat, il faut jouer sur les possibilités de celui qu'on a sous la main. Un aveu ou une confession aux répercussions explosives ne se déroule pas de la même manière selon qu'il s'effectue en plein air, dans une nature bucolique, ou à bord d'un véhicule. Une analyse de la fonction du lieu et des ressources qu'il procure en termes de dramatisation fournira le bon angle de présentation. Dans une voiture, l'espace clos n'offre pas de possibilité de fuite : après l'aveu, la réaction verbale de l'auditeur est violente, ce qui incite le narrateur, acculé, à réagir avec vivacité pour se justifier ou minimiser sa culpabilité. On obtient une scène à forte intensité dramatique du fait de l'étroitesse des lieux. Il est possible de dramatiser encore celle-ci en jouant sur les dangers que la perte d'attention entraîne sur la conduite, un coup de volant maladroit, une conduite nerveuse, un moteur en sur régime, les appels de phare des camions en face et les platanes mal garés frôlés sur le bord de la route seront les métaphores de l'explosion de colère. En plein air, les effets paraissent moins violents. Sans recourir à un orage subreptice qui se hâterait de tonner au-dessus de la tête des protagonistes, on peut mettre à profit les éléments du paysage : l'espace alentour peut être exploité en permettant à l'auditeur de s'éloigner sous le coup de la colère, alors, que dans la voiture, c'était l'auteur de l'aveu qui se renfonçait dans son siège. Il peut de même s'en prendre à ce qui lui tombe sous la main, s'exercer au lancer de branche ou au shoot de caillou. On peut aussi jouer avec le soleil dans les yeux ou les découpes d'ombre pour peu qu'on s'y soit bien pris… Inutile de décrire les possibilités qu'offriraient la même scène dans un milieu urbain, tout le monde les imagine sans peine.
 
LA MESURE DES LIEUX
 
 Ces exemples assez simplistes donnent une idée de la façon de procéder pour choisir les lieux selon leur valeur narrative, et les présenter en fonction de la charge émotionnelle qu'ils véhiculent. Il est possible de jouer avec l'espace avec bien plus de subtilité, à condition de l'avoir soigneusement imaginé et décrit.

 La psychologie sommaire des lieux, comme la violence des intempéries face à l'homme qui les combat ou l'épreuve métaphorique du labyrinthe souterrain, peut être dépassée dès lors qu'on ne se cantonne plus à une description trop vague et usuelle. En s'y prenant correctement, le moindre détail devient signifiant et il devient possible d'inventer son espace pour l'inscrire efficacement dans la narration. Il n'est alors plus nécessaire de dramatiser l'espace au moyen de conventions stéréotypées, mais de laisser les détails qu'on a semés imprégner insensiblement le récit, ce qui est le propre de l'atmosphère.

 Aussi, il n'est pas inutile, quand on s'apprête à entamer l'écriture d'une scène, de circonscrire son espace et d'inventorier ce qu'il contient, afin de repérer tout ce qui peut être mis au service de l'intrigue. Il est opportun de connaître la nature du lieu (un bureau dans un grand quotidien), sa fonction (une salle du rédacteur en chef, la salle de réunion) et son agencement (un bureau assez large pour y aligner six personnes avec leurs dossiers ouverts, une cloison vitrée permettant de voir les bureaux des secrétaires), le mobilier (un siège directorial imposant, un ordinateur à écran large, un télex, des armoires métalliques, des dossiers suspendus, une machine à café), l'ambiance (survoltée, avec de nombreux passages de personnel avec des papiers à la main, des traits tirés, crispés). La situation géographique n'est pas à négliger : on peut en avoir une idée à partir de la fenêtre : centre ville affairé, banlieue paupérisée, région tempérée ou pluvieuse. Selon les besoins du récit, le même lieu peut alors revêtir plusieurs significations, dégager des ambiances variées : comme un marionnettiste, l'auteur connaissant l'action de chaque fil sur sa marionnette, sait lui faire exprimer toute la palette des émotions.

 L'inventaire permet au passage de se remémorer qu'un espace, même imaginaire, obéit à des lois physiques. L'inévitable carte qui figure en ouverture de tout roman de fantasy laisse parfois songeur : forêts, montagnes, plaines et fleuves, semblent juxtaposés au hasard, en dépit des principes élémentaires de réalisme. Il reste une partie blanche sur la carte, qu'est-ce qu'on pourrait y ajouter ? Il y a déjà trois forêts ça commence à bien faire. Un marécage, tiens ! ça fait toujours son effet. Entre la forêt et la montagne, il sera très bien… Tous les auteurs n'ont pas, pour leur univers, le même souci du détail que Franck Herbert pour Dune, mais ils devraient tenir compte a minima des impacts climatiques de la géographie qu'ils ont imaginée. Le fait de créer son propre monde présente bien des avantages et offre une grande liberté, mais n'affranchit pas des contraintes physiques, qui sont les mêmes partout dans cet univers.

 Enfin, si l'abondance de biens ne nuit pas, celle de lieux est généralement défavorable au récit. Il est bon de revenir, comme l'assassin, sur les lieux déjà arpentés, afin qu'il deviennent familiers au lecteur. Il ne les visualisera que mieux, et sera plus sensible à leur atmosphère. On peut comprendre cette nécessité à la lecture de certains polars vite écrits où le détective se rend inlassablement d'un endroit à un autre, de la villa de luxe au bar, d'un appart miteux à une boîte de nuit, d'un jardin public à un salon privé, sur un rythme propre à donner le tournis. Quand il revient sur les lieux du début de l'affaire, le lecteur désorienté, ne s'en rend pas compte. Sans respecter une théâtrale unité de lieu, un nombre limité d'endroits évite une dispersion dommageable à l'ensemble.

 Comme il est mentionné au début de ce propos, si la première fonction de l'espace est d'être le point d'ancrage de l'histoire, autant ne pas multiplier déraisonnablement ceux-ci pour lui permettre de jouer efficacement son rôle d'acteur, discret mais essentiel.

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