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Les conseils de Claude Ecken – La fonction des personnages
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Les conseils de Claude Ecken – La fonction des personnages

Qu'est-ce qu'un personnage ?

La question est aussi triviale que celle demandant de définir une histoire. Se la poser incite pourtant à dépasser la réponse stéréotypée. Envisager les divers statuts du personnage dans un récit permet de comprendre son rôle au sein d'une fiction, d'en créer et d'en faire évoluer en connaissance de cause.

À l'évidence, l'histoire et les personnages sont dans une étroite relation de dépendance : les personnages vivent des histoires et une histoire s'incarne à travers des personnages. Ce sont eux qui permettent de révéler les divers aspects de l'intrigue ; le lecteur fouille les pièces dans lesquels ils se rendent. Là où ils n'iront pas, le lecteur n'en saura rien. Ils sont les yeux et les jambes du récit, avant même d'en être les moteurs. C'est dire si l'auteur a besoin d'eux pour ses incursions exploratoires.

Il les choisira de préférence vivants, appartenant à l'ordre des mammifères, en tout cas d'un rang supérieur à l'amibe s'il décide de ne pas prendre trop de libertés avec le réalisme. Il arrive que, séduit par le défi qu'il lance à la face du monde et des lecteurs, un auteur mette en scène des végétaux ou des demeures sans passer par un processus de personnification autorisant des échanges dialogués entre un chêne et un roseau, mais son récit relèvera alors de la métaphore ou de l'allégorie, seul moyen de donner à un rocher une présence insolite ou à un lierre rampant une dimension malfaisante. L'auteur en retirera une satisfaction certaine, mais même ainsi, les mésaventures de la croissance d'une pêche risque fort de ne conserver qu'une importance anecdotique dans l'histoire littéraire, à la rubrique des fêlés du bocal.

L'important est que le personnage dispose d'une subjectivité capable d'appréhender une situation au-delà de la simple perception sensorielle. Ses réactions nous apprennent comment considérer l'information. C'est lui qui la hiérarchise, lui donne une valeur et un sens. Ainsi défini, il est le personnage "point de vue", qui n'a pas encore tout à fait d'épaisseur ni d'existence propre, mais correspond à un type universel, un quidam passe-partout capable d'avoir un regard raisonnable et raisonné sur les événements.

Même le Nouveau Roman, dont le but était d'en finir avec l'intrigue et le personnage et de ne plus réduire la fiction à une histoire, convenait de la nécessité de disposer d'un personnage minimal de ce type, une esquisse d'individu, juste un morceau de groupe social, un électron de foule piqué au hasard, qui n'a pas intérêt à la ramener avec ses traumatismes d'enfance, son cursus professionnel, ou ses préférences sexuelles. À l'époque de Robbe-Grillet et des auteurs qu'il rassembla autour des éditions de Minuit, il s'agissait de combattre le roman balzacien, l'étude de mœurs et de caractère, qui s'enlisait dans le bourbier du ressassement. L'intrigue, le plus souvent, n'était que prétexte à peindre un Père Goriot chez Honoré de Balzac ou un Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski. De quoi ça parle, ton bouquin, là ? Hé bien, c'est l'histoire d'un mec… Autant bazarder l'histoire avec, si elle se résume au portrait psychologique.

Dans le Nouveau Roman, il ou je passe pour un personnage suffisant dans le cadre du récit. On n'a pas besoin d'en savoir plus sur lui, a fortiori si l'intrigue s'efface aussi. Le Portrait d'un inconnu, c'est bien aussi, s'est dit Sarraute. En plus, ça évite d'avoir des procès pour diffamation à la sortie. Dans le roman traditionnel, de type naturaliste, la psychologie était dévoilée de l'extérieur, ce qui entraînait des dialogues inflationnistes et des scènes conçues pour mettre en valeur la moindre aspérité du caractère ; le Nouveau Roman lui substitue le monologue intérieur, le protagoniste donnant à entendre le "magnétophone intime" des pensées, selon la formule de Butor, rendant visible le champ de la conscience, ce que Nathalie Sarraute appelle des tropismes, et qui sont livrés brut de décoffrage. C'est dire s'il y eut des tempêtes sous les tropismes ! Allô, n'abandonnez pas la lecture, vous êtes branchés sur la conscience du quidam n°5, sur le trottoir à gauche de l'avenue, où est-ce que j'ai mis sa fiche ? ah oui, la voilà, faudra que je pense à ranger mon bureau un de ces quatre avant que Chantal ne se fâche… Bref, le lecteur forcé de se livrer au déchiffrage du roman, encore que le but n'était pas de concevoir un objet à décrypter, ou enclin à se laisser porter par le flot forcément chaotique de ces "sous-dialogues", n'était plus traité en grand enfant à qui on allait raconter une histoire, mais était sollicité en tant que participant actif de la reconstitution de l'histoire. C'est pas le tout de payer 20 € pour un bouquin, faudrait voir à ce qu'il bosse un peu !

Il n'y avait rien de neuf dans ces procédés, seulement une systématisation, trop radicale pour durer ou trop intellectualisée pour disposer d'une large audience. Mais le Nouveau Roman avait raison, à l'époque, de se poser en réaction à une littérature romanesque définie par ses seules peintures de caractère. La fabrique de personnages telle qu'elle se concevait au XIXe siècle menait forcément à l'épuisement. La critique de Robbe-Grillet était fondée : « Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. » Après un Avare ou un Bourgeois gentilhomme de Molière, une Madame Bovary par Flaubert, il restait de moins en moins de caractères universels à présenter, même s'il était toujours possible de dénicher de nouveaux types : Woody Allen, par exemple, a présenté un tel caractère avec Zelig, cet homme caméléon qui se met toujours au diapason de ses interlocuteurs et Pierre Pelot a dépeint avec Mordacci, dans Natural Killer, l'obsessionnel fan de base connaissant mieux que son idole les détails de sa vie. Aucun des deux n'a accolé le nom du personnage au caractère présenté, comme Fellini y réussit avec Paparazzo, le photographe de La Dolce Vita, mais le cas peut encore se produire. Je ne sais pas si le roman d'un geek a déjà été écrit, ou d'un accroc à Twitter, ce sont des sujets possibles dans cette veine La Bruyèresque, à publier de préférence en ligne, et en moins de cinquante mots pour le second.

Reste à se demander si c'est bien utile d'exploiter ce filon dans cette seule perspective. Déjà, dans les années 20, Jean Cocteau estimait que « Lorsqu'une technique a produit son chef-d'œuvre, elle est épuisée et il faut chercher autre chose. » Concevoir un récit en fonction du personnage était devenu un leurre. « Et, selon toute apparence, non seulement le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n’arrive plus à y croire. » écrivait Nathalie Sarraute. Il n'empêche, le Nouveau Roman, d'ailleurs davantage positionné comme l'anti-roman, était lui aussi un leurre : le monologue intérieur, nécessairement reconstruit pour demeurer intelligible, n'était pas plus vrai que la façon de rendre "réalistes" des personnages dans le roman classique. Le souci d'objectivité affiché derrière la neutralité du texte assèche excessivement le roman. L'intrigue et les personnages sont sa graisse nécessaire à l'articulation fluide de ses divers rouages, qui empêchent l'échauffement ou la rupture de la mécanique. On en a besoin, mais sans excès. Peut-être que l'erreur a été à un moment de graisser les pédales du vélo en plus de la chaîne ; forcément on tombe vite de selle.

Ceci posé, l'apport immense du Nouveau Roman a été de poser les questions qui fâchent et de pousser le roman traditionnel dans ses retranchements. Le Nouveau Roman est probablement mort avec Sarraute, en 1999, mais ses recherches expérimentales ont largement bénéficié à la littérature dans son ensemble, même à la littérature populaire. Comprendre les enjeux autour de l'intrigue et du personnage ne peut qu'être salutaire.

Le personnage "point de vue" est emblématique de la littérature de science-fiction. Il est cet anonyme qui n'a pas d'existence propre en-dehors de la problématique dont il est le témoin et l'acteur. Ursula Le Guin, dans une conférence, avait demandé à l'assistance combien elle pouvait nommer de personnages de science-fiction : le fait est qu'on se souvenait davantage de l'intrigue que du personnage, et pour cause, puisque la seule nécessité de celui-ci était de présenter la société dans laquelle il vivait. Il est donc forcément un moyen de montrer la société dans laquelle il est intégré, regard "naïf" dans la mesure où il découvre sa vraie nature au cours du récit. Ceci est surtout vrai des dystopies, car un héros qui découvrirait soudain qu'il a été trompé jusqu'à la date du début de ses aventures perd beaucoup en prestige.

L'IDENTIFICATION AU PERSONNAGE

Pour que le lecteur se passionne un tant soit peu pour l'histoire, il faut favoriser au maximum son immersion, le mettre dans l'ambiance. La qualité des descriptions est ici essentielle, mais aussi le personnage, qui se révèle être un vecteur émotionnel. On a envie de suivre son parcours s'il est en mesure de faire partager ses émotions. L'idéal serait que le lecteur devienne le personnage principal le temps d'une histoire, ce que l'on désigne par l'identification au personnage.

Quand le lecteur se met à sa place, il éprouve les mêmes sentiments, les mêmes réactions que lui, grâce à sa capacité d'empathie, qui varie selon les individus. C'est elle qui fait grimacer votre interlocuteur quand vous racontez que vous vous êtes retourné un ongle en essayant d'arracher une punaise du mur. Un auteur ne manquera pas d'exploiter la capacité des 1001 empathes prêts à partager les tourments de personnages fictifs, dans la mesure où les stratégies employées ne heurtent pas le sens commun, ni ne sont exagérées.

La première méthode consiste à présenter des typologies suffisamment simplifiées pour être universelles, que chacun reconnaîtra, et dans lesquelles, avec un peu de savoir-faire dans la présentation de quelques traits, chacun se reconnaîtra. C'est ce qui explique que les héros d'aventures sont souvent "vides", d'un caractère lisse et entier qui présente peu d'aspérités. Pour offrir un peu de contrastes, on leur adjoint souvent des comparses plus rugueux, grincheux ou gaffeurs, qui disposent en tout cas d'une palette d'émotions plus riche. Des critiques ont estimé le succès de Tintin à sa faible épaisseur psychologique, simplicité encore accentuée par les traits physiques, résumés à une tête ronde et deux points pour les yeux, un arc de cercle pour la bouche, rien de suffisamment détaillé pour composer un portrait. Tout le monde peut l'investir en pensée et vivre des aventures en sa compagnie, les qualités héroïques sont partagées par tous, au moins en rêve. Tout le monde, mais surtout les jeunes, qui n'ont pas encore accès à des peintures psychologiques plus subtiles, ce qui explique que ce type de héros tout d'une pièce sévit surtout dans la littérature et la BD pour la jeunesse… En principe. Bien des adultes ont su garder leur âme d'enfant et n'ont même eu aucun effort à fournir pour ce faire. En témoigne le succès renouvelé des super-héros de Stan Lee, dont le principal apport au sein des comics, disait-on à ses débuts, fut d'avoir doté d'une psychologie tous ces bodybuildés en collant. Dans les années soixante, ce fut une révolution.

La seconde méthode consiste à faire davantage connaissance avec les personnages. C'est d'une logique élémentaire : comment encourager les efforts de quelqu'un dont on ne sait rien ? Comment trembler pour le destin d'une victime dont on ignore si elle est sympathique ou méprisable ? Même si le public est capable de s'émouvoir pour les malheurs d'autrui quand autrui est nombreux et le malheur spectaculaire, il manifeste la plus parfaite indifférence à l'annonce d'un accident fatal survenu au Bazouchistan Oriental, surtout s'il est provoqué par la morsure d'un insecte Xing-xii qui ne sévit que dans les zones marécageuses d'une toute petite portion de territoire. La mort d'un licencié d'une grosse entreprise sous les roues d'un véhicule l'émeut davantage, surtout si celui-ci était piloté par des forces de l'ordre. Bref, la proximité sociale n'est pas à négliger. Est-ce à dire que la littérature de l'imaginaire, par son exotisme, décourage les identifications aux personnages ? Non. Simplement, si le récit présente un grand nombre d'étrangetés, il convient de répertorier les aspects qui permettent au lecteur de se familiariser avec eux, en quelque sorte de réduire la distance cognitive séparant les deux mondes, ce qui se produit dès que le choc de l'étonnement ou de l'émerveillement s'estompent – accessoirement, on comprend pourquoi ce type de récit a besoin de relance et soit condamné à renouveler son stock de créatures et de prodiges s'il veut inspirer le même sentiment dans la suite. Une fois qu'on a expliqué au lecteur que l'insecte Xing-xii est l'appellation locale du moustique et que son habitat s'apparente largement à un paysage de littoral méditerranéen après la saison touristique, il est tout de suite plus à même d'appréhender la nature des dangers qu'affrontent les personnages.

La littérature fantastique a bien compris cela : elle présente suffisamment les personnages secondaires promis à une mort violente afin que celle-ci soit saisissante. Ce ne sont pas des anonymes mais des gens ordinaires avec lesquels on a cheminé un temps. Il n'est pas nécessaire de s'attarder durant de long chapitres, juste de les cerner de façon à les rendre familiers, en puisant dans la typologie des caractères : le brave travailleur qui aime plaisanter avec ses potes, la mère dévouée pressée d'arriver à son rendez-vous, le salaud passablement lâche qui vient de perpétrer un forfait...

Des caractères aisément identifiables, au moins au départ, des personnages qui deviennent vite des familiers : le parcours est tracé. La façon la plus simple et la plus rapide d'y parvenir est de donner accès aux pensées du personnage. De même que la description du décor permet de créer une ambiance, les pensées des personnages décrivent des émotions dont le lecteur peut s'imprégner. Donner à voir les convictions, les tergiversations, les envies et les regrets, les étapes de la réflexion révèle les qualités et faiblesses du personnage, dévoile ses émotions. L'auteur n'a même pas à les nommer ni à définir la psychologie en quelques traits : chacun se fera sa propre idée en fonction de ses évaluations personnelles. D'ailleurs, le lecteur déteste qu'on lui explique les choses.

Il est facile de constater qu'un personnage à l'imaginaire duquel on n'a pas accès paraît aussitôt plus distant et secret, moins accessible, donc moins sympathique. Ce sont les qualités humaines qui font les personnages auxquels s'identifier. Ceux qui sont remarquables par leurs qualités hors du commun, sans un nombre suffisant de traits de caractère pour compenser cette inhumanité, sont flanqués de comparses qui facilitent leur fréquentation : l'intérêt que l'on manifeste pour un détective aussi logique et impavide que Sherlock Holmes n'est pas tout à fait le même que celui pour Nestor Burma : on a besoin du Dr Watson comme intermédiaire.

Tout dépend, une fois de plus, de l'effet recherché : un héros trop secret, à mille lieues de l'homme ordinaire, décourage l'identification mais peut fasciner par son étrangeté : le fait de n'en rien savoir donne à voir une coquille vide facile à investir et à meubler de ses fantasmes. On retrouve donc, par des voies différentes, l'identification du lecteur. Les Fantômas et autres hommes de l'ombre tirent avantage de leur aura énigmatique. Si ce parti pris est adopté, il faut se garder cette fois de délivrer la moindre information psychologique permettant de les rapprocher du commun des mortels et s'interdire une fois pour toutes de lire leurs pensées.

Il conviendra, en donnant à voir les pensées des personnages, de garder le sens de la mesure et ne pas tomber dans le développement factice des questions et des supputations auxquelles les situations donnent lieu. Multiplier ces hésitations conduit facilement à un verbiage irritant. Il ne s'agit pas non plus de vivre en permanence dans la tête d'autrui, seulement de lever un coin du voile à quelques moments opportuns.

DES IDÉES EN VITRINE

Un personnage ne fait pas que donner chair au récit : il incarne également des valeurs. C'est particulièrement vrai du héros, représentant du bien, commis-voyageur de la droiture et de l'honnêteté. Sa façon de gérer les conflits et de régler les problèmes est emblématique de sa vision du monde. Il en va de même du méchant, représentatif d'une certaine critique sociale et aussi de la conception du bonheur, si, si ! Les moyens pour y parvenir sont contestables, mais les buts sont les mêmes : acquérir du pouvoir sur autrui, occuper une position dominante par le contrôle de sociétés toujours plus nombreuses, jouir des avantages de la célébrité pour se faire photographier en train de regarder sa tronche dans un magazine people, être pété de thunes pour se prélasser au bord d'une piscine en compagnie de bimbos soumises qui te bouchent une narine pour que tu puisses sniffer le rail de coke, devenir le sauveur de l'humanité en imposant par la force sa conception de la société, quoique, non, de nos jours, les apprentis Maître du monde se font plus rares, c'est trop de boulot pour le rester, au lieu de profiter des avantages de la situation. Les personnages secondaires n'échappent pas à la règle, même si leurs conceptions du monde sont moins évidentes parce qu'ils sont moins présents. Ce qu'il faut retenir, c'est que de même que l'être se définit par ses actes, les personnages d'une fiction deviennent ce qu'ils font.

Cette constatation, pour banale qu'elle puisse être, devrait aider à préciser la personnalité de quelques protagonistes. Quand ils semblent mal définis ou peu crédibles, n'y aurait-il pas un hiatus entre les valeurs qu'ils prônent et leurs actes ? On est en droit de mettre en scène un redresseur de torts plus meurtrier que les criminels qu'il pourchasse, et dont les dégâts en matériel urbain et privé dépassent trois fois le budget de l'État, à condition de s'assurer que ses pensées sont en conformité avec ses actes ; les aventures de l'inspecteur Harry jouent en connaissance de cause sur cette ambiguïté du justicier aux méthodes trop musclées. Les personnages qui, pour les besoins de l'intrigue, agissent en désaccord avec leurs principes ne retiennent pas l'attention très longtemps ; intuitivement, le lecteur comprend qu'ils sont aussi factices que le récit, à force de s'appuyer sur des stéréotypes que l'auteur n'a même pas pris la peine de rendre compatibles avec les poncifs utilisés. C'est un peu comme s'il appliquait à la fois deux recettes éprouvées, celle propre aux récits d'action et celle relative à un certain type de personnage, sans s'assurer que les ingrédients se marient entre eux.

Si vous rencontrez dans vos lectures un personnage qui ne vous semble pas fonctionner, commencez par vous demander si ses actes sont en accord avec ce qu'il est censé être.
De ce constat découle une règle simple dans la construction d'un personnage : sa psychologie doit être élaborée en fonction de ce que l'auteur compte lui faire accomplir. Vérifiez les points de votre scénario et demandez-vous ce que chaque action révèle du caractère de celui qui l'accomplit – ou la subit : le personnage vous "échappera" moins et vous pourrez mener votre histoire au terme sans opérer de déchirantes révisions de votre plan.

C'est ce même travail qui permet la construction de personnages décalés, agissant à l'opposé de ce qu'on attend d'eux. Dans certaines comédies, le résultat est parfaitement saugrenu si le décalage est opéré à partir d'une psychologie mal posée.

On se rend compte que le travail sur le personnage est identique à la construction d'un synopsis : un aller-retour permanent s'installe pour ajuster au mieux le personnage à l'intrigue, chacun influençant l'autre en retour.

De même qu'on a cherché le sens de l'histoire lors de l'élaboration du récit, afin de mieux le nourrir des thèmes dont il est porteur, de même on trouvera avantage à faire incarner à chaque personnage l'idée dont il est porteur. Ce n'est pas le dénaturer que de fondre dans sa psychologie les idées qu'il défend ou les combats qu'il entend mener, puisque ce sont précisément ces dispositions qui l'ont conduit à la place qu'il occupe, que ce soit par inclination ou à son corps défendant, en réaction à une situation jugée inacceptable. L'abbé Pierre s'est autant illustré durant l'hiver 54 que l'hiver 54 a "fait" l'abbé Pierre. C'est charger un peu plus les épaules du personnage que d'en faire un porte-étendard, mais cette fois, le personnage est un peu plus actif que le "point de vue" présenté plus haut, puisqu'il agit en connaissance de cause et en fonction de convictions. Cette adéquation avec les thèmes du récit permet de peindre des personnages forts, qui ne manqueront pas d'attirer l'attention.

Cette fois, ils ne sont pas que des machines à ressentir mais ont des faiblesses, des pans cachés qui dessinent une personnalité complexe. Il ne s'agit plus d'une monolithique peinture de caractère, ni d'une psychologie de base prête à l'emploi, mais d'individu ayant une présence palpable.

LA PSYCHOLOGIE FINALE

Le personnage point de vue est le protagoniste minimal d'une fiction, vecteur de l'histoire, celui partageant ses émotions est nécessaire pour soutenir l'intérêt du récit, l'incarnation d'une idée révèle les thèmes sous-jacents à l'œuvre, il reste, en composant avec ces éléments, à donner de la profondeur et à gagner en réalisme de façon à créer des personnalités suffisamment crédibles pour donner l'impression qu'on pourrait les croiser dans la rue. La tâche ne devrait pas être difficile, puisque tous les traits de base sont là et qu'au vu de ses différents rôles au sein du récit, vous savez les caractériser en connaissance de cause.

Bien sûr, tous n'atteindront pas le degré de finesse et de précision d'un Moravia, mais aucun intervenant n'est à négliger. « Il n'y a pas de petits rôles, il n'y a que de petits acteurs » : la maxime de Stanislawski pourrait parfaitement s'appliquer ici, dans la mesure où chaque protagoniste est un acteur de l'histoire – et pourrait bien en devenir un dans la réalité en cas d'adaptation cinématographique, théâtrale ou radiophonique.

Il est essentiel de se pencher sur la définition des personnages secondaires et même tertiaires, pour éviter de tomber dans le travers qui consiste à n'accorder d'attention qu'aux personnages principaux, voire au seul héros de l'histoire. Ne les méprisons pas comme s'ils n'étaient que de simples rouages, des esclaves au service de protagonistes plus importants, ne serait-ce que parce que le lecteur pourrait y voir le signe d'un égocentrisme forcené, en tout cas d'un regard insuffisamment aiguisé pour peindre le monde qui l'entoure. Le principal risque est de faire évoluer le personnage préféré de l'auteur dans un monde irréel, en interaction avec des abstractions, en rapport avec des fantômes de relations humaines.

Accorder de l'attention à tous n'implique pas de les détailler avec le même degré de précision : la hiérarchie propre à leur importance au sein de la fiction doit être respectée pour ne pas introduire de déséquilibres.

Attention aussi à ne pas "imposer" une psychologie au détriment du personnage. Le but n'est pas de présenter des typologies remarquables dignes d'un congrès de psychanalystes, mais de faire vivre des personnages cohérents et crédibles. La psychologie est nécessaire pour donner de l'épaisseur à un personnage mais ne doit pas être un but en soi, sauf dans le cas où le sujet de la fiction est l'analyse d'une certaine classe d'individus ; même ainsi, cette peinture sociale passerait à travers une histoire, qui lui serait cette fois subordonnée, à la différence qu'il n'y a pas réellement de renversement de perspective mais déplacement d'un détail cette fois pris pour sujet. Agir différemment reviendrait, dans un autre domaine, à glisser de force l'ensemble de ses recherches documentaires dans les descriptions et à sacrifier le récit au profit d'un reportage.

Le discours n'est pas neuf. J'ai retrouvé chez Antoine Alballat, feuilletoniste, auteur de plusieurs ouvrages sur l'écriture, cette opinion extraite de Comment on devient écrivain, publié en 1925 : « Il faut donc très sérieusement se méfier de ce qu'on appelle pompeusement la psychologie, le point de vue psychologique. L'abbé Prévost se préoccupait très peu du point de vue psychologique quand il écrivait Manon Lescaut, ni Richardson non plus, ni Cervantes, ni même Balzac dans Eugénie Grandet et Les Parents pauvres. Ils ont simplement créé des personnages vivants.

Et c'est bien ce seul souci qui doit servir de guide. Les personnages de fiction n'ont cessé de se complexifier au fil du temps, au fur et à mesure que les typologies plus grossières se trouvaient reléguées au rang de clichés. Les codes ne sont pas pour autant absents, quand bien même ils s'évertuent à ne pas devenir des poncifs : il est de bon ton de présenter un Dr House peu amène et des enquêteurs qui ne sont pas de mauvais poil uniquement en souvenir de Dashiell Hammett.

Épaisseur psychologique et non pas peinture psychologique, c'est le long de cette frontière qu'il convient d'évoluer.
Ce surcroît de psychologie n'est toutefois pas sans incidence sur le récit, bien souvent forcé d'accorder autant de temps à la vie des personnages qu'au développement de l'intrigue. L'idéal est, une fois de plus, de concentrer psychologie des personnages et évolution de l'histoire dans des scènes identiques. Il existe bien entendu des trucs : une faiblesse secrète du personnage révélée à la faveur d'une péripétie ajoutant encore à la tension dramatique, un défaut de sa personnalité devenant une qualité sauvant in extremis une situation catastrophique. Ainsi, le flegmatique anti-héros bordélique échappe à ses poursuivants grâce au désordre chez lui, le distrait retrouve incidemment l'objet de la quête qu'on croyait perdu, etc.

Mais puisque le rôle de chaque intervenant est bien compris et pensé, imaginer de telles scènes concentrant tous ces éléments est désormais aisé. Surtout si l'essentiel de la psychologie des personnages a été prise en compte dans le scénario. Cela ne les empêchera pas d'emprunter, en cours de route, des chemins de traverse pour échapper à leur auteur, mais comme leur escapade sera d'une importance négligeable, l'auteur ne verra aucun inconvénient à leur lâcher la bride, voire à les suivre pour voir où ils l'entraîneront. C'est ce à quoi il faut s'attendre avec les personnages qu'on a rendus vivants.

Claude Ecken

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