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Les conseils de Claude Ecken – Le Scénario, un art du dévoilement
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Les conseils de Claude Ecken – Le Scénario, un art du dévoilement

Une histoire n'est qu'une affaire d'exposition. Les griots comme tous les conteurs oraux le savent : ils donnent à voir, par la parole en l'occurrence, les éléments qui composent la trame du récit. Par rapport à l'écrivain seul devant sa page ou son écran d'ordinateur à la luminosité blafarde, il peut mesurer instantanément les réactions de son public et adapter la suite de son récit en fonction de son intérêt ou de sa lassitude, accélérant ou ralentissant le rythme. Pour tester, un peu, le sien, l'auteur n'a que deux solutions : le « gueuloir » de Flaubert, à savoir la lecture à voix haute de sa prose, s'il a chance de ne pas être affligé d'un zézaiement, d'une voix de roquet, ni d'aucun autre problème de diction, et la lecture devant un public choisi, qui pour une fois n'a pas besoin d'être critique (maman-toujours-satisfaite ou l'aventure sentimentale du moment suffisent, à condition que celle-ci ne soit pas récente : si un rot malvenu suscite encore chez l'autre un regard énamouré, on sera en droit de se poser des questions sur la pertinence de sa critique). Les commentaires seront élogieux, à n'en pas douter, mais ce ne sont pas eux qu'en l'occurrence il faut guetter, c'est l'attitude de ce public improvisé. Un simple regard s'évadant dans une autre direction, un balancement du pied ou un croisement de bras constituent de précieux renseignements sur le degré d'attention accordé au texte. Au cas où vous testeriez de la sorte une grande saga en douze volumes, soyez sympa avec votre auditoire, ménagez des pauses et fournissez les rafraîchissements, sinon, la méthode Flaubert sera vite le seul choix à votre disposition – et encore ! après insonorisation de la pièce et à condition de ne pas lire la nuit les passages les plus mouvementés. Si après quelques mois de ce régime, vos relations disparaissent dans la nature et votre famille est préoccupée par des tâches subalternes, tirez-en les conclusions qui s'imposent. Il paraît que les plantes réagissent très bien quand on leur parle. On en a vu dépérir chez des bavards impénitents malgré des soins horticoles intensifs.
 
Tout est donc une question d'éclairage. À chaque étape, le scénario braque le projecteur sur les pans du récit nécessaires à la compréhension du lecteur, selon les stratégies de dévoilement qui lui conviennent : la scène d'exposition, si justement nommée, fournit, comme il a déjà été dit, le cadre de l'histoire ; le déroulement de l'intrigue (autre terme évocateur) donne progressivement à voir les motifs qui la composent. Cette progression n'est pas forcément continue, ni linéaire. Elle peut au contraire ménager des surprises pour éviter la routine. Il est cependant bon de ne pas abuser de ces coups de théâtre : briser la monotonie en permanence est une autre forme d'uniformité. Ce n'est pas en multipliant les électrochocs qu'on plaira davantage au lecteur : là où il y a de la gégène, il n'y a pas de plaisir. Il est donc important de varier les procédés choc afin de ne pas insensibiliser, ni agacer. La douche écossaise, c'est pas mal non plus.
 
Reste qu'on ne peut révéler que ce qui n'a pas encore été montré. Tout l'art du scénario consiste à laisser dans l'ombre des éléments du récit qui, présentés au moment adéquat, créeront la surprise ou relanceront l'intérêt. On peut même affirmer qu'un scénario est essentiellement un travail de masquage et de dévoilement : les moyens employés dans cette entreprise sont au centre de sa construction et déterminent la dynamique du récit. Il convient donc de savoir assez rapidement ce qui sera tu ou celé, et de quelle façon.
 
Dans un roman policier classique, la dissimulation est au centre du récit : les whodunit reposent essentiellement sur ce principe d'élucidation. Le lecteur est invité à découvrir dans le cours du récit les indices qui permettront à Hercule Poirot et ses émules de savoir qui a fait le coup, ce qui est le sens littéral, et en anglais, de who done it (tous les efforts pour faire remonter l'origine de l'expression à Qui a mangé les donuts ? n'ont abouti à rien). La forme figée des romans à énigme de type Agatha Christie est aujourd'hui tombée en désuétude (quoique…), peut-être parce qu'ils nécessitent, pour se renouveler, des intrigues toujours plus complexes et difficiles à résoudre dans une société qui n'emploie plus guère de majordome ; à coup sûr parce qu'il était dommage de réduire une forme littéraire à une devinette à solutionner avant les Cinq Dernières Minutes, lesquelles manquaient autant de souplesse qu'un colonel Moutarde en retraite. En réalité, ce petit jeu a évolué vers des formes plus subtiles où l'explication finale du Sherlock Holmes de service ne passe pas par un exposé magistral. Malgré tout, l'écriture d'un polar repose encore essentiellement sur ce qui est caché et surtout sur la façon de le révéler : pour répondre à la question Qui ?, le scénario est entièrement basé sur ce comment.
 
On dit souvent qu'un roman policier est une histoire à l'envers. Elle partirait du résultat final, généralement un cadavre, un coffre vide, un escroc ou un incapable parvenu à un poste convoité, pour remonter jusqu'au coupable et au mobile du crime, lequel est le point de départ chronologique du récit, le seul, le vrai, mais c'est faux. Certes, l'auteur s'est ingénié à présenter l'histoire dans l'ordre inverse des extrémités causales, le crime et son origine, mais son personnage aurait bien du mal à effectuer strictement à rebours le trajet du coupable. Il mène l'enquête à son propre rythme, explore des à-côtés du récit, suit des fausses pistes, d'ailleurs davantage destinées à égarer le lecteur (les auteurs sont de grands pervers) ou à révéler des aspects de la société choisie pour cadre (les auteurs ne se documentent pas en vain).
 
Ce principe d'élucidation n'est pas propre au roman à énigme. Il constitue le ressort narratif d'une part non négligeable de la littérature romanesque, qui joue pareillement sur la révélation pour mettre le lecteur en émoi. Chez Barbara Cartland, les intrigues de la petite garce qui cherche à faucher le prince charmant amoureux de l'héroïne aux chaussettes roses, seront dénoncées de la même manière. Il est d'ailleurs intéressant de constater qu'un scénario original n'a nul besoin de ces artifices pour appâter des lecteurs. La nouveauté du propos plaide pour lui. Celle-ci dissuaderait même l'auteur d'utiliser une recette éprouvée, ou de le compliquer avec un montage trop sophistiqué.
 

En revanche, il est tout à fait possible de réutiliser un thème usé jusqu'à la corde en agençant différemment les éléments qui le composent. À mesure qu'une intrigue se banalise, les approches se diversifient, amenant des éclairages inédits. Les variations sur un thème rebattu sont d'autant plus vivifiantes qu'elles passent par des constructions audacieuses. C'est l'élément caché et la façon de le masquer qui font l'originalité d'une intrigue : ce n'est pas pour rien qu'on a longtemps reproché à la science-fiction de n'être qu'une littérature d'idées, sous-entendant – à tort – qu'elle était de ce fait dépourvue d'originalité pour le reste.

CACHE-TEXTES

 Dissimulation, occultation, ellipse, évitement, sont quelques unes des stratégies employées pour l'établissement d'un scénario.
 
La dissimulation, qui est au centre de toute intrigue, omet de délivrer un certain nombre d'informations nécessaires à sa résolution. Comme on l'a vu, le recyclage d'une intrigue permet d'élaborer des scénarios plus complexes qui jouent sur la nature de ce qui est dissimulé. Petit exemple avec les histoires de fantômes.
 
– Dans le roman gothique, il suffisait au fantôme d'apparaître pour susciter l'effroi de qui le croisait ; ce que le récit dévoilait était l'histoire tragique expliquant sa présence sur les lieux.
 
– Par la suite, c'est la nature même du fantôme qui est dissimulée, les protagonistes n'apprenant qu'après coup que l'interlocuteur croisé la veille n'était plus de ce monde. Ce type de révélation trouve encore à se recycler de nos jours : il suffit de changer le contexte ou les circonstances. Un inconnu croisé au bord de la route ne fait plus effet, ni dans une maison, mais un syndicaliste s'engueulant avec un patron récalcitrant au dernier étage d'une tour dédiée aux affaires peut encore fonctionner ; le tout est de détourner l'attention avec l'action au premier plan, comme la confrontation verbale.
 
– La spectrale figure ayant perdu de son éclat malgré moult passages dans des lessiveuses narratives où ils purent hanter les corps et pas seulement les lieux, les intrigues suivantes se penchèrent sur le rapport entre le fantôme et sa victime. L'élément caché était le lien existant entre le témoin d'une apparition et le tourmenteur, lien amoureux dans le cas de La Vénus d'Ille de Prosper Mérimée ou de Véra de Villiers de L'Isle-Adam, culpabilité dans le cas de spectres vengeurs qui se font les comptables de fautes passées qu'ils rappellent à son auteur ou à son entourage : le scénario sera bien entendu basé sur l'aveu final et la réparation de la faute.
 
– Une variante de ces dénonciations consiste à jouer sur les intentions de l'esprit, qui, de vengeur, se fait quémandeur d'un service auprès du premier pékin ayant le malheur de croiser sa route, le plus souvent pour bénéficier d'une sépulture décente ou punir son tortionnaire. En revanche, alors que ces variations garantiraient un joli retournement final, on n'a encore jamais vu de spectre commettre d'erreur judiciaire ni faire de dénonciation calomnieuse, ce qui est surprenant vu le peu de finesse des esprits en général. En effet, l'élucidation est fréquemment compliquée parce que le spectre a jeté son dévolu non pas sur le père, pourtant universitaire reconnu, mais sur le rejeton qui n'a encore qu'une vision naïve et fragmentaire du monde. C'est dire si la profession de fossoyeur est condamnée au chômage technique, le temps de retrouver ces cadavres éparpillés dans la nature. Les moyens pour se faire comprendre échappent également au bon sens : que l'enterré vivant s'adresse à une famille trop stupide pour se méfier de la modicité de la somme demandée pour l'achat d'une maison aussi spacieuse que dans les cauchemars d'une femme de ménage, pour la forcer à mettre en branle ses maigres ressources intellectuelles est déjà stupide en soi. Mais il est plus stupide encore de chercher à signaler sa position par des moyens jouant sur la peur, alors qu'on sait très bien que celle-ci paralyse la réflexion, et qu'il aurait été plus simple pour lui d'indiquer l'emplacement de la dépouille en hantant un GPS.
 
L'occultation passe sous silence un pan entier et significatif de l'histoire. Il ne s'agit plus d'un simple élément nécessaire à l'élucidation de l'intrigue, mais de quelque chose de bien plus gros, qui englobe et dépasse le problème en cours, et est pourtant insoupçonnable : ne subsiste que cette sensation de manque, d'inexpliqué, cette béance qui apparaît aux protagonistes de façon toujours plus flagrante à mesure qu'on avance dans l'histoire. Les indices relevés jusqu'à présent n'ont pas été réellement propices à l'élucidation, mais deviennent signifiants dès lors qu'est fournie la clé de l'intrigue. La relecture des événements à la lumière de cette information provoque même un renversement total de l'histoire. L'énormité de la dissimulation est bien sûr justifiée dans le scénario de manière à ne pas malmener la sagacité du lecteur. Il peut s'agir d'un drame n'ayant pas laissé de témoins, d'une amnésie temporaire, provoquée par un choc psychologique ou une maladie mentale. Le narrateur de Fight Club, de Chuck Palahniuk, à la poursuite d'un insaisissable personnage, est emblématique de ce type d'occultation. Pour poursuivre les exemples avec les histoires de fantômes, c'est le revenant qui ignore qu'il est mort, un thème exploité dès le XVIIIe siècle, bien avant les récits actuels ou les films comme Les Autres d'Alejandro Amenábar, un long métrage dans lequel on occulte en outre les événements tragiques ayant placé la famille dans cette situation. Il faut veiller à ce que le pan occulté ait un lien fort avec l'intrigue principale. La surprise que génère la révélation est similaire à l'éclairage d'une pièce plongée dans le noir, qu'on n'explorait jusqu'à présent qu'à l'aide d'une lampe de poche. Le détail intrigant révélé par le pinceau lumineux prend tout son sens. Trop ténu, il ne peut que décevoir.
 
Si les dissimulations diverses omettent une information d'entrée de jeu, l'ellipse passe sous silence un épisode en cours de narration. Dans le discours, cette figure de style est un raccourci dans l'expression de la pensée. Comme, dans un scénario, elle est traditionnellement utilisée dans le but de dynamiser le récit en faisant l'impasse sur les temps morts, le lecteur peu méfiant n'en perçoit pas le caractère trompeur : sous couvert d'accélérer la narration, l'ellipse masque adroitement un événement déterminant. Au moment de la révélation, le récit revient sur le passage incriminé à l'aide d'un flash back ou d'un commentaire expliquant ce qui s'est exactement passé dans les toilettes ou durant le trajet en voiture, bon sang, tout s'explique ! L'épisode passé sous silence n'est pas toujours de l'ordre de l'anecdotique ; dans une version de Blanche-neige racontée du point de vue de la reine, ce serait le chasseur qui laisse la vie sauve à sa victime, ce n'est pas rien... Mais plus l'épisode est important, plus il est difficile de l'escamoter sans que l'auteur se fasse accuser de malhonnêteté. En effet, puisque ce dernier est omniscient (concernant le récit, seulement le récit, hein !), il est censé raconter tous les événements signifiants du récit. S'il occulte les plus importants juste pour réussir sa conclusion, il commet une tricherie sur laquelle le lecteur, surtout si sa sagacité a été mise à contribution, ne risque pas de faire l'impasse. En fait, ce type de dissimulation ne fonctionne que si l'épisode est présenté du point de vue d'un protagoniste, qui, lui, n'est pas censé connaître ce que l'auteur a choisi de taire. C'est probablement parce que l'ellipse porte sur un événement majeur et qui a pourtant été adroitement tu que Le Sixième sens de Night Shyamalan fut un succès à sa sortie. Il faut être un peu prestidigitateur pour dissimuler en cours de route un élément aussi déterminant de l'intrigue que la mort du personnage principal. Comme tous les illusionnistes, il faut disposer d'un certain art de la diversion.
 
L'évitement repose justement sur elle. Il n'y a nulle dissimulation dans ce cas, juste une omission si anodine que personne ne remarque son absence. Le lecteur ne se pose pas de questions à son sujet tant tout, dans le récit, semble aller de soi. Et pourtant ! La mise en évidence du détail évité fera, comme pour l'occultation, l'effet d'une bombe ! Prenons comme exemple un livre au panthéon de la littérature, La Peste de Camus afin de rehausser la portée intellectuelle de ces propos. Le narrateur précise en incipit qu'il s'efforcera de narrer objectivement les faits auxquels il a assisté lors d'une épidémie de peste à Oran, et c'est pourquoi il ne s'exprime qu'à la troisième personne, employant à l'occasion un "nous" collectif sans jamais le réduire à "moi" et "les autres". Au cours de cette narration, dans lequel intervient sans cesse le Dr Rieux, ce qui n'a rien de surprenant dans une guerre des bubons, le narrateur intervient parfois pour apporter, sur une scène, un éclairage en tant que narrateur. C'est une façon un peu alambiquée de donner son sentiment, mais que voulez-vous, il pense légitimer ainsi sa neutralité d'historien, et d'ailleurs on rencontre des plus compliqués que lui dans la vie, il y a même des célébrités pour parler d'elles à la troisième personne sans discontinuer. Ce n'est qu'en fin de volume que le chroniqueur révèle qu'il est le Dr Rieux, mise en perspective qui amène le lecteur à reconsidérer le récit sous un angle totalement différent. L'auteur a volontairement évité de donner une information que le lecteur n'était pas pressé de connaître, les événements relatifs à la peste accaparaient. En général, l'évitement fait l'impasse sur des infos qui vont tellement de soi qu'elles semblent induites dans ce qui a été énoncé. Veut-on raconter de façon originale la découverte de la sexualité à l'âge de l'adolescence, lors de vacances passées chez une cousine ? Ce n'est pas évident de passer après Colette et Le Blé en herbe, quand bien même on pourrait se trouver des points communs avec le titre, en tant qu'auteur débutant peu fortuné. La Cavité miraculeuse, dans le recueil L'Archipel du rêve, y parvient pourtant magnifiquement, grâce à un discret évitement. Rien dans le récit de Christopher Priest ne permet en effet de deviner que la narration à la première personne est due à une plume féminine ; mais pense-t-on à préciser son sexe quand on écrit un journal intime ? Sans cet évitement, la nouvelle ne différerait en rien d'autres récits sur l'éveil des sens à l'adolescence, comme il en existe tant. Elle repose sur l'équation fille-garçon et on admire ensuite le casse-tête que représentait cet évitement sur le plan stylistique, toutes les tournures de phrase impliquant l'accord du féminin devant également être bannies. La même surprise est à l'œuvre dans un roman jeunesse de Robert H. Heinlein où on apprend, à mi-récit, et de façon presque fortuite, qu'un des héros est Noir, "détail" qui ne serait venu à l'esprit d'aucun lecteur des USA ségrégationnistes de 1955 (Tunnel in the Sky).
 
Vous savez donc ce qu'il vous reste à faire pour masquer l'absence d'originalité de votre histoire : adoptez une construction qui la rend remarquable !
 
Mais attention à ne pas louper votre escamotage ! Rien n'est plus désastreux qu'un effet qui tombe à plat. S'il vous est déjà arrivé d'être le seul à rire de vos blagues devant une assistance médusée, de laisser tomber la carte de la manche pendant votre tour de prestidigitation, vous comprendrez aisément l'accueil que le lecteur risque de réserver à une énigme apparemment énorme qui retombe comme un soufflé.
 
Or, il faut garder à l'esprit que le lecteur n'est pas non plus tombé de la dernière pluie : il se doute que l'auteur lui cache des choses et attend d'être agréablement surpris. De même que le spectateur qui cherche à ne pas se laisser abuser par les gestes trompeurs de l'illusionniste est plus déçu que triomphant s'il trouve le trucage, le lecteur s'attend à être ébloui alors même qu'il a fait preuve d'une grande vigilance. Ne sous-estimez pas votre lecteur, il vous le rendra bien !

COMMENT BIEN RATER UN SCÉNARIO

Puisqu'il est bien connu qu'on apprend de ses échecs, pas de ses réussites, la consultation d'ouvrages ou de sites Internet comme Nanarland recensant les plus mauvais films de la création (l'équivalent existe-t-il pour les romans ?) offre de judicieux exemples de ce qu'il ne faut pas faire. La preuve ! Les erreurs les plus fréquentes peuvent être regroupées par catégories :
 – mal dissimuler un secret dont l'existence crève tellement les yeux qu'il est inadmissible que le principal protagoniste ne s'aperçoive pas de sa présence ;
 – retarder artificiellement l'élucidation de l'énigme avec des contretemps trop longs, des tergiversations qui agacent puis découragent le lecteur : l'intrigue piétine ;
 – travestir le cours normal des événements pour ne pas être forcé de révéler trop tôt un secret que le lecteur a de toutes façons déjà solutionné dans ses grandes lignes ;
 – poursuivre sans malice une intrigue depuis longtemps éventée : seul l'auteur croit encore que le lecteur n'a rien deviné de ses intentions ; avec un peu de chance, c'est le seul récit mal fagoté que le lecteur poursuivra jusqu'à sa conclusion, en pensant que l'auteur, retors, laisse entrevoir une solution aussi simpliste pour mieux le surprendre au dernier moment, hé bien non ! ;
 – déboucher sur une intrigue si insipide qu'elle ne valait pas les efforts pour la dissimuler : c'est la montagne qui accouche d'une souris, autrement dit une faute de proportions.

 La plupart des défauts dans les intrigues ratées se résument à ça. Ils peuvent se regrouper, pour leur majorité, sous un seul intitulé : la rétention d'informations, qui n'est pas une maladie du côlon ni une instance de censure gouvernementale. C'est à lui seul le plus rédhibitoire des défauts de scénario, celui contre lequel on porte des gris-gris ou pratique des exorcismes, une erreur narrative si redoutée des lecteurs que nombre d'entre eux préfèrent commencer la lecture d'un roman par la fin, quitte à gâcher leur plaisir quand celui-ci ne comportait pas ce défaut. C'est dire l'horreur absolue de cette menace ! Il se chuchote que souvent l'auteur agit ainsi suite à un traumatisme d'enfance, quand il se trouvait encore au stade anal et jouissait d'un pouvoir sur ses parents en retardant le moment de déposer son popo. Une impatience paternelle lui aurait valu la fessée pile au moment où il se relâchait, ou alors, tendant naïvement sa friandise à un chien pour lui permettre de la goûter, a-t-il vu celle-ci disparaître en une fournée, et sa main avec. Toujours est-il que, épisode traumatisant ou frustration intense, il ne lâche plus rien, et surtout pas un auditoire. Il est pire qu'un curé abrutissant ses paroissiens d'un sermon interminable pour retarder au maximum la sortie de la messe. Le rétenteur d'infos hésite longtemps entre laisser ce mystère opaque ou aux latrines, ite missa est n'est pas dans sa religion ! On n'ose imaginer les chefs d'œuvre qu'il aurait pu gâcher ! Le comte de Monte Cristo ? Vous n'apprendriez qu'à la fin qui il est et pourquoi il veut se venger ! Blade Runner ? Rick Deckard pourchasserait des évadés apparemment humains jusqu'au moment où on découvrirait qu'ils ont une durée de vie limitée ! Dracula ? Le lecteur ne saurait qu'à la page 450 que Lucy a été mordue par un vampire, au lieu, dans le roman de Bram Stocker, de la page 323 (oui, quand même !).
 
Ces retardements ne seraient pas rédhibitoires si le suspense était constant. Mais l'erreur du rétenteur d'informations est de vouloir faire mystère sur tout et de ne rien révéler qui n'ait été amené de façon théâtrale ! Un épicier se comportant de façon bizarre ne révélerait son statut d'agent secret qu'après avoir dégommé une quinzaine de barbouzes dans un centre de recherches ultra secret, pour une raison qui n'est pas encore connue, vol de secrets sensibles, recherches interdites ou loyer en retard, pas plus qu'on ne connaît le contexte géopolitique dans lequel s'inscrit ce récit : avant ou après la guerre froide, dans un futur proche peut-être, où l'Europe dispute au Burkina Faso le droit de bénéficier le premier d'une aide alimentaire ? – mais l'époque où ça se passe, et c'est censé être une fameuse claque pour le lecteur, on l'apprendra plus tard. C'est toujours plus tard avec lui. D'ailleurs, il y avait un indice : la couverture du héros est épicier. Et il devrait s'en garder pour lui, des claques.

 Le rétenteur d'infos n'a pas, en général, mauvaise plume : les scènes d'action ne manquent pas de rythme, l'ensemble est suffisamment alerte pour susciter l'intérêt du lecteur, qui pense que la vision un peu floue qu'il a de l'intrigue finira par se dissiper. Celui-ci n'est pas un âne muni d'œillères qui suit aveuglément l'auteur tenant la bride. Il tient à voir le paysage. Comme l'explique Céline dans un entretien, il a payé le ticket, il faut l'embarquer sur le bateau. Et de préférence, ne pas l'oublier dans la cabine pendant la croisière.
 
Pour ce faire, une règle essentielle est de ne pas laisser le lecteur avec trop de questions en suspens : il est capable de n'en garder qu'un nombre réduit en mémoire. Celle concernant l'intrigue principale et deux, trois autres concernant des détails annexes sollicitent suffisamment sa concentration pour ne pas ajouter de nouvelles questions avant d'avoir répondu aux premières. Si leur nombre devait augmenter, il en abandonnerait en cours de route pour se concentrer sur l'essentiel, autrement dit, il cesserait de s'intéresser à tous les pans du récit. Et sur l'ensemble du roman si l'attente devait se prolonger.
 
Vous voilà prévenus ! Les lecteurs ne s'aventurent pas dans les marécages. Il leur faut du ferme, du solide, qui leur donne envie d'avancer ! Si le décor de l'action doit être progressivement révélé, ne faites pas mystère sur l'intrigue ni sur l'identité des personnages, et inversement. Soyez généreux ! À l'exception du cœur du récit, dévoilez vos batteries, annoncez vos plans, le lecteur ne sera que plus curieux de savoir où vous l'entraînerez.
 
Les autres défauts résultent souvent d'intentions contradictoires avec le déroulement naturel du récit : l'auteur tient absolument à placer au mauvais endroit un effet qui lui tient à cœur et pour parvenir à ses fins, il préfère ne pas tenir compte d'une contrainte propre à la logique interne, qu'elle soit temporelle, événementielle, psychologique ou autre. L'expérience acquise par les héros les empêche d'agir comme il était prévu qu'ils le fassent à l'origine, mais cela n'a pas importance pour l'auteur qui ne voit pas là une raison suffisante pour changer son plan en conséquence : il est tellement obnubilé par la scène à laquelle il tient tant qu'il n'a plus aucun recul sur l'ensemble de l'histoire. Son intrigue est plus biscornue qu'un palais bâti par Numerobis. Dans une construction, les pierres ne se posent pas dans n'importe quel ordre, ni n'importe où, surtout dans la réalisation d'une arche, d'un dôme ou de toute autre construction incurvée : si les claveaux sont mal disposés, notez que la clé de voûte risque fort de devenir une clé de sol, avec les conséquences qu'on devine.
 
Même si le charme des quelques séries B repose à l'occasion sur ce type de maladresse, il faut garder à l'esprit qu'il s'agit de maladresses involontaires et qu'il n'y a pas lieu de les laisser en place quand on les repère. N'oubliez pas que vous êtes partis à la pêche au lecteur, lequel n'a pas non plus à rester à cette place quand il se rend compte qu'il y perd son temps. D'ailleurs, il n'y a pas pire exercice qu'une intrigue qui les accumule à loisir dans le but de faire rire, car la frontière entre une parodie des ratages et un ratage de la parodie est des plus mince.

 Il existe toutefois un moyen de développer une intrigue pas très cohérente. Il est réservé aux feuilletonistes ayant besoin de produire vite et beaucoup. Il porte même un nom : la gonzo fiction, laquelle consiste à enchaîner les rebondissements sans discontinuer, de sorte à entraîner le lecteur dans une spirale qui l'empêche de s'arrêter aux détails peu cohérents. Dans ce type de récit, il se passe tellement de choses qu'on a du mal à reconstituer l'intrigue, de sorte qu'il n'est pas utile de se demander si elle tient la route. On s'en moque, l'essentiel n'est pas de se prendre la tête avec la logique mais son pied avec les scènes d'action. Bond. Vous avez dit Bond ?
 
Ce n'est pas si évident que ça en a l'air : il faut du souffle pour enchaîner les scènes sans discontinuer. La moindre pause, et c'est la chute assurée, tous les équilibristes en fauteuil roulant vous le confirmeront.
 
En attendant de réussir cette gymnastique, amusez-vous à bâtir des scénarios en reprenant des intrigues connues et en modifiant l'ordre d'exposition des faits. Ce n'est pas seulement un bon entraînement pour comprendre les mécanismes du masquage et du dévoilement mais un moyen susceptible de fournir de bonnes idées. Qui sait dans quel chaudron narratif repose le prochain Star Wars ?

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