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Les conseils de Claude Ecken – Le scénario, un art du masquage
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Les conseils de Claude Ecken – Le scénario, un art du masquage

Si le scénario consiste à retenir la meilleure stratégie d'exposition d'une histoire, il faut en déduire que la partie intéressante du récit est d'abord cachée aux yeux du lecteur, pour lui être révélé en cours de route comme la Vierge à Monaco ou la peste aux pauvres. Comme quoi ça ne va pas forcément de soi. Il existe d'ailleurs quantité d'histoires dépourvues de la moindre originalité qui connaissent un succès considérable, elles seraient même en nombre supérieur. Qu'est-ce qui les rend malgré tout remarquables ? La réponse peut surprendre : tout dépend de la façon dont les attendus de l'intrigue sont révélés au lecteur. Un simple détail caché modifie considérablement la perception du lecteur sur le récit. Raconter une histoire suppose savoir aussi bien révéler que dissimuler des informations en attendant le bon moment de les servir. L'art vestimentaire a très compris cela : dans la mode, les deux principes coexistent en permanence, qui exhibent tout en suscitant des attentes.
  
De même qu'il y a des femmes qui savent s'habiller avec trois fois rien, un auteur professionnel sait comment assortir les éléments d'une intrigue pour la rendre attractive. Il sait comment recycler une trame déjà utilisée ce qui le prémunit contre les pannes d'idées. L'effet de la nouveauté est passé, mais il existe des stratégies pour compenser cette perte par d'autres effets plaisants. Ce qui est plutôt rassurant : le nombre de possibilités d'intrigues, sinon, se réduirait plus vite que la calotte glaciaire au pôle.
   
De fait, il existe deux types d'auteurs : les créatifs, à l'affût de la nouveauté mais souvent dépourvus de style, voire de construction dramatique, et les professionnels du recyclage qui investissent leur imagination dans la mise en scène en empruntent les trouvailles des premiers, lesquelles n'avaient pas connu un grand impact, reconnaissons-le, le monde est quand même injuste. Mais on ne plaît pas qu'avec une tête bien faite. Un beau coup de peigne, c'est important aussi.
   
C'est le principe même de la séduction : si vous ne vous sentez pas capable de jouer à ce jeu, vous n'avez qu'à vous rhabiller. Façon de parler, bien sûr, pour signifier qu'il ne faut pas trop coller à son intrigue mais égayer avec des accessoires qui la mettent en valeur. Avant de mettre au point sa chorégraphie, l'effeuilleuse doit aussi savoir quoi mettre. Vêtue d'un baggy et d'un jogging avec capuchon rabattu, le numéro perd beaucoup de son charme, on l'oublie trop souvent.
   
Le problème de l'auteur débutant est de parvenir à découper son intrigue en éléments aisément manipulables afin de scénariser à sa guise. Les erreurs de scénario liés à la rétention d'informations montrent bien que le dévoilement progressif n'est pas toujours possible : on en dit trop ou pas assez et le cours du récit s'en trouve contrarié, l'auteur marri et le lecteur parti.

L'ENVERS DES MASQUES

   
En effet, une des difficultés du masquage réside dans le fait qu'il occulte dans le même temps des pans essentiels de l'intrigue. L'auteur qui s'efforce de laisser en évidence la partie nécessaire à la compréhension du récit s'aperçoit qu'il affadit l'ensemble et rate ses effets. Le choix semble impossible : soit il subsiste une ombre traîtresse de ce qui ne doit pas être trop tôt porté à la connaissance du lecteur, soit disparaît, de façon suspecte qui plus est, un élément qui rend floue ou imprécise une partie de l'histoire. Comment faire pour maintenir un intérêt suffisant sans nuire à la clarté de l'ensemble ni dévoiler trop tôt ses batteries ?
   
S'il n'est pas possible de jouer sur un autre ressort dramatique, le mieux est de ne rien retrancher de ce qui est nécessaire à la compréhension et d'atténuer au maximum, par divers artifices, la partie à occulter. Celle-ci n'est pas cachée mais n'est pas visible pour autant. Pour ce faire, il existe plusieurs méthodes.
   
Le détournement de l'attention est une stratégie classique à ne pas omettre. Il est fréquent dans la littérature policière : appliqué aux personnages, il met en avant un ou plusieurs individus déplaisants ou aux agissements intrigants, qui feraient des suspects idéaux si on ne savait aujourd'hui qu'ils le sont trop pour être malhonnêtes. Appliqué à l'intrigue, tous les indices sont orientés dans une ou plusieurs directions totalement fausses.
   
La meilleure cachette reste encore l'absence de dissimulation, nous a enseigné Edgar Poe dans La Lettre volée ; la conclusion de ce récit est que le courrier confidentiel si convoité n'a pas quitté le bureau mais a simplement été glissé dans une autre enveloppe. Il est inutile de dissimuler ce qui ne détonne pas dans un paysage. C'est d'ailleurs bien parce qu'il était impossible de sortir la missive du cabinet royal qu'on l'y a laissée en faisant croire à son vol, en attendant de pouvoir tranquillement la subtiliser plus tard, quand les fouilles auraient cessé.
   
Il est facile de comprendre pourquoi ce type de dissimulation ravit le lecteur : lui qui est habitué à récolter des indices est d'autant plus surpris de n'avoir pas été attentif à ce qui lui crevait les yeux. La révélation a la force de l'évidence, et c'est bien ce tour de force qui est ici apprécié.

Attention cependant à ne pas délivrer la solution comme un lapin sortant d'un chapeau : elle doit avoir été tout le temps présente, sous peine de retomber dans le travers de la rétention d'informations. Un excès de subtilité est ici tout aussi dommageable qu'une tricherie : le lecteur ne doit se dire que la solution n'est accessible qu'au titulaire d'un doctorat de troisième cycle ou d'un obsessionnel compulsif qui a passé des mois à analyser chaque phrase. Ce serait lui faire comprendre que vous n'écrivez pas à son intention mais que vous vous situez à des niveaux tellement plus élevés qu'il ferait mieux de passer son chemin. Ce qu'il fera désormais, tout en recommandant la même chose à ses proches. Rappelez-vous que vous êtes à la chasse au lecteur et non l'inverse. Il vous sifflera pour vous faire perdre vos lecteurs si vous le décevez : l'appeau de chagrin est un instrument redoutable pour flinguer en vol un auteur (OK, j'ai honte et je me repens : allez-y, tirez !).

Ouvrons donc ici un petit aparté – nous sommes après tout dans nos appartements. Il est compréhensible que, séduit par une idée dont il est extrêmement fier, l'auteur veuille l'utiliser quand bien même elle ne serait pas à la portée du premier venu, ni de celui qui vient tout de suite après. Il n'a pas à se l'interdire, ne serait-ce que pour contenter ceux à même d'apprécier ses traits de génie et qui apprécient les nourritures spirituelles un peu plus substantielles que l'ordinaire des cantines à best-sellers. Mais il ne doit ni exhiber son ingénieuse trouvaille (les pudeurs intellectuelles sont plus fortes que celles du corps) ni aménager son récit en fonction de cette seule approche. On peut parfaitement permettre au lecteur attentif et scrupuleux de comprendre une situation avant les autres, sans pour autant empêcher les autres d'apprécier à leur tour, un peu plus tard, la finesse de l'intrigue. Des indices toujours plus évidents mettront progressivement sur la piste les moins vifs : il vaut mieux compter parmi ses lecteurs plusieurs personnes demandant à leur entourage à partir de quel moment elles ont entrevu la solution qu'une unique tête à claques satisfaite d'être la seule à pouvoir vous lire. À moins d'opter pour une démarche radicalement élitiste, bien entendu ; cela peut représenter une niche éditoriale en ces temps de crise. Même s'il semble que le recours à une intrigue aussi hermétique qu'une boîte Tupperware masque une incapacité à en imaginer de plus originale ou ingénieuse : une fois décodées, les histoires byzantines sont souvent d'une singulière platitude. On peut bâtir des intrigues extrêmement sophistiquées, jouer sur des ressorts d'une grande subtilité, à condition de ne jamais léser les lecteurs qui refusent de considérer un roman comme une équation à quinze inconnues. La règle d'or est de ne jamais retirer le premier degré pour raconter une histoire au deuxième ou troisième ; aucun architecte n'imagine de construire un escalier commençant à la quatrième marche. La règle d'argent est de ne pas subordonner une intrigue à ses parties les plus complexes ni même de placer celles-ci en avant, comme des décorations sur la poitrine d'un général ; la hiérarchie est même exactement l'inverse, qui a pour cadre général une intrigue simple, laquelle connaît des développements plus complexes mais moins mis en exergue et des à-côtés très subtils encore plus discrets. Pour prendre un exemple précis, les scénarios d'Astérix par Goscinny, qui ont toujours su jongler avec plusieurs niveaux, ce qui rend leur lecture plaisante à tous les âges, n'ont jamais délivré d'information importante au récit dans une phrase latine ni une contrepèterie alambiquée, ces finesses étant même insérées dans la trame comme si de rien n'était, afin de ne pas gêner la lecture au premier degré. La règle de bronze est de ne pas s'acharner à imaginer une règle de bronze quand on n'en trouve que deux en or et en argent.

Le type de masquage est lui aussi de plusieurs ordres :
– l'atténuation, dont le détournement de l'attention n'est qu'un exemple parmi d'autres, rend négligeable le détail qu'on veut masquer. La dévalorisation est une stratégie similaire, généralement utilisée d'entrée de jeu : le fait de considérer comme négligeable une personne ou un objet, une disposition ou un handicap, l'évacue du champ de la conscience du lecteur. Le regard de celui-ci, attiré par les couleurs vives, différencie mal les tons trop rapprochés : comme il les distingue mal, il ne s'y attarde pas.
   
Dans Escamotage de Matheson, le narrateur voit peu à peu disparaître les personnes qu'il connaît aussi bien de la mémoire des connaissances que des archives administratives : il est le seul à s'en souvenir, à moins qu'il n'ait perdu l'esprit. Ce scénario terrifiant a besoin d'une justification qui ne soit pas trop voyante, pour empêcher le lecteur d'anticiper la suite. Celle d'un sorcier lançant une malédiction ou n'importe quelle annonce trop explicite aurait gâché les effets de ces effacements. Afin de fournir un cadre propice à l'intrigue, Matheson met en scène un écrivain raté (on voit qu'il se situe clairement dans l'imaginaire) empêtré dans de multiples problèmes qui lui pourrissent la vie à mort, même qu'il en a marre de supporter ça. Après s'être demandé dans son journal intime s'il n'existait pas un être supérieur capable de lui simplifier la vie, l'auteur se répand en lamentations impuissantes, c'est qu'une fiotte finalement. C'est ce simple blasphème, dont l'évidence n'apparaît qu'à la relecture, qui provoque le phénomène d'escamotage ;

 – l'accumulation noie l'essentiel dans une profusion de détails. Considéré comme un élément parmi d'autres, celui à prendre en compte perd le caractère singulier qui est pourtant le sien. Dans ce cas, il est essentiel de ne pas non plus trop rapidement escamoter le détail révélateur. Il suffit de le répéter en l'accompagnant chaque fois de quelques autres. C'est, par exemple, le briquet, le porte-clé ou le stylo qui n'a jamais attiré l'attention au milieu d'éléments hétéroclites avec quelques uns autrement plus intrigants. L'attention se dilue, le regard papillonne, renonçant à tout examiner ;

– Le fractionnement use d'un fort projecteur de scène qui, n'étant pas assez large pour éclairer l'ensemble, ne donne qu'une vision partielle, fugace et très sélective de l'ensemble. L'esprit du lecteur reconstruit la scène avec ce qu'on lui laisse entrevoir, c'est ainsi qu'on l'induit en erreur. Procédé de dramatisation efficace (on peut, pour faire vite, évoquer une scène célèbre du Spirit des années 40, la BD de Will Eisner, reprise dans bien des films depuis, où le pinceau lumineux d'une lampe de poche éclaire des fractions d'un bureau enténébré, laissant progressivement entrevoir ce qu'il en est), qui peut être assimilé à l'évitement dans le processus de dévoilement, le fractionnement est utile pour cacher des portions d'histoire. Pierre Pelot en use dans son dernier roman, L'Ange étrange et la vierge Marie-MacDo, qui raconte l'histoire, passablement déjantée, d'une famille bourgeoise déchue. Le présent est éclairé par des fragments de passé, selon les nécessités du récit. Ces visions stroboscopiques jettent des lueurs sur des zones d'ombre, mais jamais suffisamment pour se faire une idée nette de la situation, jusqu'à la révélation finale. Comme traîne dans les parages un mystérieux personnage, au courant de bien des choses, le lecteur se dit qu'il est forcément un des protagonistes du passé. Comment Pelot s'y prend-il pour dissimuler le plus longtemps possible son identité alors même que les séquences le font apparaître ? Il use ici aussi de fragments. Nommé par son nom dans un pan du récit, par un surnom dans l'autre, l'individu se trouve fractionné en deux entités. Tout est montré, mais le puzzle encore en fragments reste difficilement intelligible. Un rapide recoupement par éliminations permettrait, au fil de la lecture, de deviner l'identité de ce personnage, si Pelot n'usait à ce moment d'un autre procédé pour chasser la solution de l'esprit du lecteur, en déplaçant brutalement le projecteur sur d'autres événements dramatiques qui paraissent soudain plus importants. Reléguant la précédente question sur un plan secondaire. Et quand la narration revient aux séquences situées dans le passé, elle ne sélectionne que celles d'où le protagoniste est absent, favorisant la disparition de la question ou sa solution entrevue par les plus sagaces en même temps qu'est oublié ce personnage de l'enfance, favorisant également la transition vers le paragraphe suivant, merci  à l'auteur ! Mais on savait comme est Pelot quand il tient un stylo : habile !…

 – l'éblouissement, par une surenchère d'événements spectaculaires, cache ce que le lecteur ne doit pas découvrir d'emblée. Il peut aussi s'agir d'un drame émotionnel à ce point envahissant qu'on ne remarque plus rien d'autre. C'est l'aveuglement. 

 – la surexposition, en mettant sans cesse l'élément en avant, par un rappel régulier et répétitif, finit par l'occulter. L'œil cesse de voir les objets familiers pour faire de la place.

Un exemple célèbre de surexposition se trouve dans 1984 de George Orwell où Miniamour, Miniver, Minipax, Miniplein sont des contractions des ministères de l'Amour, où l'on torture les opposants au régime, de l'Abondance, qui gère la pénurie, de la Paix, qui s'occupe de la guerre, et de la Vérité, qui falsifie la réalité, même le passé, pour qu'elle corresponde aux annonces du parti. Pour empêcher ceux qui ont bonne mémoire de constater qu'on leur ment, il a même institué  un système de doublepensée qui consiste à oublier l'ancienne information et oublier aussi l'opération mentale qui a permis de s'aveugler pour se mettre en conformité avec la nouvelle vérité. Oublier qu'on a volontairement oublié : voilà qui a fait douter plus d'un lecteur de la plausibilité de ce système de doublepensée. Il n'imagine pas qu'un individu soit en mesure de se mentir de façon si grossière par conformité à la norme. C'est avec ce sentiment mitigé qu'il referme cet épais roman. Il ne lui reste qu'à parcourir l'appendice dans lequel George Orwell explique quelques principes de sa Novlangue. Le lecteur se souvient alors que ses cheveux se dressaient sur la tête quand les héros étaient convoqués au Ministère de l'Amour, où on allait manifestement les torturer, et ce faisant, s'aperçoit qu'il a complètement occulté le sens premier du mot Amour pour lui attribuer une signification tout autre. S'il a un temps ricané en découvrant que le lieu des tortures porte le nom de l'Amour, il a fini par oublier avoir effectué cette opération mentale : Miniamour déclenche d'emblée chez lui la réaction appropriée. Orwell n'est parvenu à ce résultat que par la surexposition, où le martèlement de l'information s'apparente à un lavage de cerveau.

On, le voit, les stratégies pour ne pas rendre immédiatement visible une information ne manquent donc pas. On aura compris qu'ici aussi, le fait de masquer ou délivrer des informations ne doit jamais produire d'incohérence ni de contradiction donnant l'impression que l'intrigue est mal bâtie, mal fagotée, et que n'importe qui de censé jetterait à la poubelle. Il faut bien calculer son coup. Comme au mikado, toucher à un pan de récit entraîne une cascade de conséquences pas forcément visibles sur le champ. Malheureusement, comme au mikado, il y a toujours un lecteur attentif pour déceler la petite erreur logique qui l'amène à poser la question qui tue qui donne la mort. Celle qu'on ne voudrait pas qu'il pose, parce que recommencer à déranger l'ensemble est très délicat, voire impossible à présent que les autres pans du récit sont étayés. En découvrant une histoire, un lecteur ne doit se poser que les questions que l'auteur a voulu qu'il se pose, et aucune autre.

MOUVEMENTS DE CAMERA

Dévoilements et masquages sont des procédés utiles pour la construction d'un scénario, dans la gestion de l'information et du rythme de la narration. Ils peuvent être répétés, à plus petite échelle, lors de l'écriture d'une scène qui nécessite, elle aussi, de réguler un flux d'informations, pour une bonne compréhension de la séquence et pour l'intérêt de lecture. À ce stade, nous sommes dans la salle de montage d'un film, du moins dans son équivalent littéraire, à la recherche du rythme et du ton adéquats.

A une échelle supérieure, survolant l'ensemble du récit, il est parfois nécessaire de mettre au point un mouvement de caméra qui donnera une unité à l'œuvre. Pour traiter d'un thème particulier, on peut choisir de le raconter à travers la trajectoire de personnages emblématiques ou, au contraire, l'aborder d'une façon plus générale au niveau de la toile de fond. De tels zoom avant et arrière permettent de mettre l'accent sur les personnages ou sur le décor, qu'il s'agisse d'un cadre géographique ou d'une société particulière.

Le récit a-t-il besoin de commencer par un plan d'ensemble ou de détail ? L'auteur le détermine en fonction de son propos et de l'effet qu'il désire créer. Il peut n'avoir pas songé à ce détail en établissant son synopsis. Mais après l'avoir mis au point, s'il constate un mouvement dans un sens ou dans l'autre, voire dans les deux à l'image des BD d'Astérix qui ouvrent et ferment sur le même plan du village gaulois et de ses habitants, il aurait tort de le négliger et de ne pas le parfaire, lui donner plus de fluidité ou de rythme.

Dans tous les cas, il n'est pas inutile de se pencher sur la succession des vues générales et des gros plans du récit. Chercher à les maîtriser permet d'éviter en cours de narration les focalisations ou les reculs intempestifs qui demandent au lecteur de prendre de la distance par rapport au récit ou au contraire de prêter davantage d'attention à l'action : les aller-retour trop fréquents fatiguent.

Le gros plan au démarrage établit une tension : le lecteur n'a pas toutes les clés, il attend de prendre la mesure du contexte et cette mise à distance suppose une tension de sa part. À l'auteur de savoir combien de temps il peut la maintenir sans susciter l'inconfort et à quel moment la relâcher, même si ce n'est que de façon temporaire. Sinon, c'est le lecteur qui se relâche : il n'est plus en phase avec le récit.

Les Chroniques de Tornor d'Elisabeth Lynn débutent par une scène d'action, plan rapproché d'un combat qui, par un lent zoom arrière, dévoile progressivement l'ensemble de l'univers. La plupart des romans de fantasy commencent de la sorte, pour ne pas encombrer l'esprit du lecteur avec un exposé de la civilisation présentée, foncièrement différente du monde contemporain et généralement fouillée. À vrai dire, ces récits s'ouvrent sur une carte, mais les illustrations n'entrent pas ici en considération. Les récits basés sur une quête quelconque effectuent tout naturellement ce zoom arrière tout le long du récit pour permettre de découvrir de nouveaux paysages avec leur faune et leur flore, et des dangers renouvelés. Si l'expédition devait traverser une contrée déjà largement connue, l'intérêt s'en trouverait considérablement émoussé. Le zoom de départ permet de créer l'ambiance nécessaire pour donner envie au lecteur de découvrir les particularités de ce monde.

Le même principe est à l'œuvre en science-fiction ; dans Trames de Iain Banks, l'intrigue de départ, centrée sur une société de type médiéval située sur un seul monde isolé, prend progressivement du recul jusqu'à dévoiler l'univers de la Culture dans son ensemble et, in fine, la multitude de sociétés et de races peuplant la Galaxie. Le récit permet d'agrandir le champ de vision et de familiariser le lecteur avec un monde fourmillant de détails qu'on n'aurait pu lui présenter d'emblée dans sa totalité. Souvent, il n'utilise l'intrigue que comme prétexte à l'exploration d'un univers, avec ses codes, ses us et coutumes. À l'inverse, on peut ne vouloir effectuer ce zoom arrière qu'en fin de récit, afin de créer un choc en précisant le contexte de l'intrigue. C'est le cas dans l'adaptation cinématographique de La Planète des singes de Pierre Boulle, avec la saisissante image d'une statue de la Liberté prise dans les sables, procédé assez fréquent dans les univers truqués des années 70, où le héros échappant à son sort découvrait la nature réelle de son monde.

Dans d'autres cas, le zoom avant est préféré : après un prologue délivrant des données contextuelles, l'intrigue s'attache au parcours individuel d'un personnage représentatif, détaille une tranche de vie donnant une idée de l'univers, sans prétendre l'épuiser ni fournir un panorama complet. Le zoom peut être temporel plutôt que géographique : passé le fameux prologue à Demain, les chiens de Simak, qui fournit une vue générique du contexte et crée un horizon d'attente fascinant, la succession de nouvelles propose de relater les étapes ayant conduit l'humanité à laisser la planète aux chiens.

Bien des récits de fantasy et de science-fiction sont des panoramas d'un univers singulier. Le fantastique et le polar proposent également de telles découvertes quand l'histoire se déroule dans un milieu particulier, celui de la mode ou des chauffeurs de taxi new-yorkais, de la bourgeoisie post-coloniale britannique ou d'un monastère au moyen-âge.
   
Selon la trame de l'intrigue conçue pour dévoiler les particularités de cet univers, l'exploration de celui-ci se fait de façon panoramique, à la façon d'un travelling parcourant le paysage, ou de façon plus morcelée, au gré des rebondissements de l'action. On peut avoir une succession de vignettes  représentatives de la société, des collages disparates comme autant de visions fragmentaires, impressionnistes, ou une mosaïque d'images plus petites offrant un aperçu plus exhaustif mais aussi plus rapide du monde.
   
La première technique est particulièrement bien maîtrisée dans Des Milliards de tapis de cheveux d'Andreas Eschbach où chaque nouvelle, tout en détaillant la vie quotidienne du flûtiste ou du collecteur d'impôts de Gheera, déroule une intrigue qui traverse chaque destin particulier et pose les pièces d'un puzzle donnant un aperçu de l'Empire. Tous à Zanzibar de John Brunner emprunte la méthode de collage du Dos Passos de Manhattan transfer ou de la trilogie U.S.A.(Le 42e parallèle, 1919, La Grosse galette) où les intrigues croisées sont assaisonnées de citations, coupures de journaux, extraits de déclarations, de pensées éparses, collage baroque qui donne une image de la société par une accumulation de signes. World War Z, de Max Brooks raconte une aventure à l'échelle de la planète. Plutôt que de s'attacher, comme Eschbach, à une galerie de personnages représentatifs ou de persiller de références, comme Brunner, des trajectoires multiples, il choisit de fournir une collection de clichés saisis à travers le monde, qui sont autant d'instantanés dessinant une mosaïque de la société, imprimant à l'ensemble le rythme rapide du photo-reportage – ce qu'est d'ailleurs le roman puisqu'on y interviewe les survivants de la guerre contre les zombies en classant les témoignages dans la chronologie du conflit.

Panorama, puzzle, collage ou mosaïque, assortis ou non de zooms avant et arrière, les choix ne manquent pas pour imprimer au scénario, une mélodie de fond qui se combine avec la musique de l'intrigue, un tempo qui se superpose au rythme d'ensemble.

Bien sûr, de telles sophistications ne sont pas toujours indispensables, voire pertinentes. Il convient de ne les appliquer que si l'histoire en offre la possibilité.

PLAN ET NOTES

À ce stade d'élaboration du récit, la question de savoir si un plan est nécessaire peut se poser. Il est vrai que la perspective de prendre des notes au lieu de se jeter à l'eau sans attendre, tant que les images superbes de royaumes magiques défilent dans votre esprit n'a rien d'enchanteur. Les rigoureux tracés de l'architecte sont moins folichons que les travaux de maçonnerie, où l'ouvrier voit progresser sa construction. Notez cependant que même les braqueurs établissent un plan des lieux, un planning et un timing de l'opération avant de cambrioler une banque – c'est leur professeur de français qui doit écraser une larme de bonheur en se disant qu'ils auront au moins retenu la nécessité de dresser un plan avant de commencer leur dissertation !
   
Il existe plusieurs écoles, voire autant de manières de procéder que d'auteurs – et de types de récit.
   
Certains auteurs se refusent à les détailler afin de garder une spontanéité pendant l'écriture. Un auteur peut avoir le sentiment de s'ennuyer, de manquer de motivation en se voyant contraint de suivre à la lettre un programme établi des mois auparavant. Il perd la fraîcheur de la narration. Il aime être surpris par des développements inédits, des rebondissements imprévus. En quelque sorte, il apprécie d'être le premier lecteur de son histoire.
   
Chaque méthode a son revers. On peut éprouver en effet une certaine lassitude en suivant un plan tracé au cordeau. Mais, sans guide ni bride, on risque de s'égarer en route et de ne plus retomber sur ses pieds.
   
Lors de l'élaboration de l'intrigue, plusieurs épisodes sont apparus comme possibles, plusieurs chemins hypothétiques se sont révélés. L'intérêt du plan est de fixer les idées, qui restent sinon dans les limbes, où elles empruntent généralement toutes les voies contradictoires à tour de rôle, sauf qu'on s'en rend compte au dernier moment.
   
Grâce au plan, on est sûr de ne rien oublier au cours de la rédaction. Avoir sous les yeux l'enchaînement des scènes et pouvoir les déplacer au besoin est un avantage décisif. D'ailleurs, rien n'oblige à se reporter au plan lors de l'écriture si on désire ne pas se laisser brider par lui. Il suffit de savoir qu'il existe, à portée de main, et qu'il est consultable en cas de problème. Il est, selon son degré de finition, une boussole permettant de s'orienter au jugé, ou une carte assurant de retrouver sa route. La carte permet de baguenauder sans s'inquiéter trop vite de savoir si on ne perd pas son sujet de vue. À condition de ne pas effectuer de détours considérables qui déséquilibrent la structure du récit, l'auteur assuré de retrouver son chemin est plus enclin à s'attarder sur le paysage et à visiter ses sites remarquables.
   
Ou à travailler le style. La méthode de James Ellroy est réaliser un plan aussi détaillé que possible. Il occupe jusqu'à un tiers du roman. Tout y est, la description des lieux, des objets, des bribes de dialogues, des notations diverses. Ainsi, confesse l'auteur du Dahlia noir, en écrivant, il n'a plus qu'à se consacrer au style, rien qu'au style.
   
Le plan hyper détaillé est au service d'un projet : polar où le moindre détail compte, événements circonscris dans le temps et l'espace, recherche d'une trame ou d'un motif précis qui se répète à l'infini telle une fractale. Si le timing est serré, on suit le meilleur tracé sur une carte routière et on s'y tient. C'est le plan des cambrioleurs, où les obstacles potentiels sont éliminés.
   
D'autres sont davantage à la recherche d'un souffle ou d'une musique et n'ont pas besoin de tant de précision. Dans les grandes sagas épiques l'étalement dans l'espace et le temps ne fait pas craindre les tours et détours – en gardant cependant à l'esprit que c'est le lecteur qui pourrait les redouter s'ils on erre sans but. Hubert Selby Jr était, lui, à la recherche d'une musique. Son plan n'avait pas à être grandement prémédité, du moment qu'il respectait le rythme qu'il avait en tête, tadada, titidada, dada, pum-pum, avec ça, si vous ne décrochez pas un Interallié ou un Femina, vous avez au moins les Victoires de la Musique.
   
Que les adeptes de la liberté de rêver se rassurent, il est rare qu'un auteur soit capable de suivre un plan sans dévier, à cause d'un détail secondaire, d'une remarque l'entraînant plus loin, d'une erreur dans l'élaboration du synopsis, par manque de précision souvent, défaut qui ne devient visible que plus tard. Car si certains passages sont désormais stables, comme la scène d'exposition ou la conclusion, d'autres adopteront toujours, malgré le soin porté à l'élaboration du récit, le comportement quantique d'une particule élémentaire, ne parvenant pas à se fixer définitivement dans l'esprit. Comme pour le chat de Schrödinger, il faut effectuer la mesure pour décrire exactement l'épisode, et donc écrire : on verra bien ce qu'il en est.
   
Même l'auteur le plus respectueux du plan dévie de la ligne tracée et ne cesse de tenter d'y revenir. S'il fallait représenter graphiquement son parcours, cela dessinerait de jolies vaguelettes à la surface de l'eau. Autant commencer à dessiner les vôtres.
  
Et vogue la galère !

Claude Ecken

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