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Les conseils de Claude Ecken – Le sens de l'Histoire
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Les conseils de Claude Ecken – Le sens de l'Histoire

NAISSANCE D'UNE IDÉE
 
 Mais où allez-vous chercher tout ça ? C'est la question que les lecteurs posent généralement aux auteurs, lesquels ont parfois bien du mal à détailler le processus alchimique à l'œuvre dans leur cerveau. Certains diront que les idées jaillissent sans crier gare, parfois au moment où ils s'y attendent le moins, phénomène aussi rassurant en termes de fécondité que pénible quand le moment est peu propice. Généralement, il ne l'est pas, c'est confirmé par l'entourage. D'autres expliqueront qu'il leur suffit de regarder autour d'eux pour avoir des idées. Ce qui ne convainc guère les lecteurs qui ne voient pas, dans leur triste quotidien, d'elfes, ni d'extraterrestres, pas plus que de châteaux dans le ciel. Ils finiront par se convaincre qu'ils ne disposent pas de ces lunettes déformantes permettant de voir au-delà du monde sensible. Transposer, détourner le réel paraît simple une fois que l'idée a été trouvée, pas pendant qu'on avise un périphérique urbain ou un contremaître acariâtre, qui pourtant se transforment chez les créatifs en route de la soie ou baveuse créature de Cthulhu. Pourquoi une situation devient-elle soudain prétexte à intrigue, et encore, à un moment bien précis, dans un contexte donné, alors qu'elle ne nous parle pas le reste du temps ? C'est bien la preuve qu'il y a autre chose qui sert de déclencheur. Mais quoi ?
 
C'est vous.

 
Plus exactement l'état d'esprit qui est le vôtre au moment où votre regard capte une scène ou quand deux pensées interfèrent. Le photon qui arrache un électron à la matière ordinaire est l'inspira­teur et le soleil qui émet ce photon, c'est vous. On représente souvent la survenue d'une idée par une ampoule qui s'éclaire, image assez proche de la réalité. Mais c'est la rencontre qui provoque l'idée.

 Bon, d'accord. Mais quand on regarde autour de soi et qu'il ne se passe rien ? C'est ce qui arrive la plupart du temps ; personne ne décortique en permanence son environnement, ni n'analyse ses proches. Heureusement, d'ailleurs, pensent ces derniers. On se contente de vivre l'instant présent et la vigilance n'est alors pas assez soutenue pour voir au-delà de la surface des choses. Ou bien on ne reconnaît pas l'idée quand on la voit. Il suffit, dans ce cas, de forcer le regard. Un auteur est juste quelqu'un d'un peu plus entraîné pour reconnaître une idée quand elle passe et surtout pour l'exploiter au mieux.

 Tout le monde a de l'imagination. Sans elle, pas de survie possible. Tout le monde anticipe un résultat, envisage les conséquences d'une action, tremble ou sourit à l'idée d'un événement qui ne s'est même pas produit. Il suffit de se rappeler les plans échafaudés lors du premier rendez-vous amoureux pour réaliser le nombre de films que nous nous projetons dans la tête – aucun, d'ailleurs, n'a reçu le visa d'exploitation dans la réalité, ou alors c'est la réalité qui a dérapé à cause d'impondérables nommés timidité, nez qui coule, grève des bus, ou encore copain collant. Il suffit de se souvenir du nombre de sévices perpétrés en rêve sur le patron irascible pour comprendre que nous en avons à revendre, de l'imagination. Chaque fois qu'une phrase commence par si, qu'on évoque une éventualité quelconque, une histoire potentielle s'esquisse. Il suffirait de poursuivre sur sa lancée pour développer un synopsis.
 
L'ennui est qu'on ne sait pas par où commencer. Quel fil tirer. Normal : si on savait, ça signifierait qu'on tient déjà l'histoire et qu'il est inutile de se mettre en quête. Alors voilà un truc qui peut vous aider à trouver des idées. Ou qui vous convaincra que vous en avez autant qu'un autre. C'est aussi un jeu distrayant.
 
Partez d'un fait divers, de préférence anodin : il ne s'agit que de s'entraîner ; le fait qu'il soit anodin permet de mieux le manipuler. Le genre de scène entrevue au cours de la journée, lue ou entendue aux infos, et qu'on a envie de partager avec ses proches à l'heure de l'apéro, histoire d'échanger des propos, des moments vécus ou des pensées quelconques. Ça peut être le conducteur qui a pris un virage serré pour épater sa passagère et dont la roue a mordu sur le trottoir, faisant sauter celle-ci sur son siège, ou encore l'acteur qui se faufile vers l'entrée des artistes et qui, au moment où il pense avoir échappé aux gens venus voir la dernière séance, se fait héler par une femme sortie de la file d'attente, à qui il demande son nom pour signer sur son carnet un autographe qui l'a ravie. Rien de bien saillant. Un petit événement de la vie ordinaire.

 À présent que vous avez résumé l'anecdote à votre entourage, essayez de la raconter plus longuement, en dramatisant l'action, en essayant de faire durer le plaisir. Faites-le par écrit. Certains y parviennent très bien à l'oral mais la frontière est mince entre le bavard passionnant et l'emmerdeur professionnel qui prend son public en otage. On remarquera à cette occasion que ces conteurs impénitents se mettent en scène, décrivant leur émotion ou déroulant leurs pensées en même temps qu'ils détaillent les événements dont ils ont été les témoins : "Je marchais sur le trottoir face à la voiture quand elle l'a heurté. J'ai d'abord cru qu'elle me fonçait dessus… " Ce n'est qu'une stratégie de dramatisation, qui joue sur l'empathie. L'emploi de "je" permet à l'interlocuteur de voir par ses yeux. Sur le papier, vous pouvez aussi, éliminant le témoin mais conservant tout ou partie des émotions ressenties, inverser les rôles et raconter l'histoire à la première personne, du point de vue de son principal acteur. Après tout, c'est aussi ce que fait un écrivain quand il imagine une fiction. Ce faisant, vous donnez à l'anecdote une ampleur qui la rapproche d'un récit. Les personnages qui l'illustrent se voient dotés d'un début de psychologie. Ils se mettent à exister et il ne faut pas beaucoup pour commencer à imaginer leur vie avant et après l'événement conté, ou avoir envie de prolonger l'histoire en l'insérant dans un cadre plus grand. Voilà comment, souvent, commence une idée. Une tranche de vie a permis de se représenter le pain au complet.
 
La scène de l'acteur s'engouffrant dans le théâtre, empruntée à Alan Brennert, dans son roman L'échange, paru chez Denoël et réédité en Folio SF, donne ceci :
 
 Devant le guichet du Gershwin, les gens qui faisaient la queue en frissonnant pour acheter leurs places soufflaient des panaches de vapeur dans l'air froid ; on avait collé sur les affiches des bandeaux annonçant lugubrement DERNIÈRE LE 28 JANVIER. J'ai eu beau relever le col de ma veste, il s'est trouvé quelqu'un pour me reconnaître : une jeune femme est sortie du rang et, plongeant aussitôt les mains dans les grandes poches de son manteau, m'a interpellé. « Monsieur Cochrane ? Est-ce que vous voulez bien... »
 Je suis resté là, devant cette jeune femme, essayant désespérément de trouver quelque chose d'intelligent, de personnel, d'original. « Euh, votre nom, c'est comment ? » Barbara, m'a-t-elle répondu, Barbara Kovacks. Je me suis creusé la cervelle pendant un instant avant de gribouiller : A Barbara - Amicalement, Richard Cochrane. Elle a repris son bout de papier et m'a remercié. Je lui ai dit : Non, c'est à moi de vous remercier d'être venue ; les acteurs ont horreur de jouer leur dernière représentation devant des fauteuils vides. Et au moment même où je prononçais ces mots, j'ai compris que c'était ce que j'aurais dû écrire. Elle a couru reprendre sa place dans la file d'attente tandis que je m'engouffrais dans le théâtre.
 J'ai songé à Libby, en me demandant si elle allait assister au spectacle de ce soir.
 
 La dernière phrase déborde de l'anecdote. Elle appartient clairement au récit, avec une référence à un personnage extérieur, immergeant le narrateur dans la trame d'un quotidien qu'on ne fait qu'entrevoir. En attendant, ça y est ! Un personnage s'est mis à vivre. La façon dont on lui a donné de l'épaisseur résulte de choix personnels – il aurait pu être agacé d'être mis en retard par cette admiratrice, d'autant plus qu'il s'était accroché la veille à ce sujet avec le metteur en scène, etc., choix qui engagent l'histoire sur des rails ; et les rails, c'est bien connu, ne dévient pas de leur route, vous n'avez plus qu'à les suivre pour voir où ils mènent.

 Dans le même ordre d'idées, vous pouvez vous installer à la terrasse d'un café et détailler les gens qui passent dans la rue ou les buveurs attablés, en essayant d'imaginer, à partir de leurs vêtements, leur comportement, leur façon de parler, qui ils sont, ce qu'ils font ici et dans la vie, quels sont leurs problèmes, leurs attentes. Si vous êtes suffisamment discret pour ne pas vous faire alpaguer avant la fin (placez-vous près de la sortie), vous serez parvenus à capter de petits signes, décoder des gestes révélateurs qui vous permettront d'échafauder des scénarios.

 Dans le dernier recueil de nouvelles de Stephen King, Juste Avant Le Crépuscule, l'auteur commente une fois de plus, en postface, la façon dont lui sont venues les histoires. C'est un exercice assez plaisant auquel s'adonnent nombre de pros, comme Asimov, Scott Card, Silverberg, etc., et, en même temps qu'une porte ouverte sur l'imaginaire d'un auteur, un guide pour le débutant. Stephen King, par exemple, part d'images ou de situations incongrues. Il faudra un jour revenir ici sur Misery, et d'autres ouvrages similaires à ce type de roman, où les méthodes d'écriture de l'auteur sont dévoilées à travers une intrigue. En effet, Misery raconte l'histoire d'une lectrice qui casse les pieds d'un romancier populaire soudain épris de littérature, pour qu'il reprenne sa poisseuse série à l'eau de rose ; c'est dans ce but qu'elle transforme sa demeure isolée en résidence d'auteur. Le film n'a pas – ou mal – exploité cette partie de l'intrigue qui montre l'écrivain séquestré écrire un récit susceptible de satisfaire sa tortionnaire, récit que, d'ailleurs, elle lui inspire involontairement. La conclusion du roman est elle aussi différente. Paul Sheldon est vivant mais ne parvient plus à écrire. Sa capacité à imaginer des histoires s'en est allée. Jusqu'à ce qu'il aperçoive dans une avenue de New York un enfant poussant un chariot de supermarché contenant une mouffette en cage, incongruité qui le pousse à se poser des questions. Et surtout imaginer des réponses.
 King part ici d'une anecdote précise ; Catherine Dufour, qui s'est également livré à ces confidences dans son recueil L'Accroissement mathématique du plaisir, fonde quelques unes de ses histoires sur des tableaux plus généraux, comme la sortie des cadres en fin de journée à Levallois-Perret, "terrifiante impression de mort vivante", ce qui l'amène à s'interroger sur ce que pourrait être l'emploi du temps du dernier survivant de l'humanité, isolé au milieu de zombis. Un autre exemple à partir des affres de l'accouchement : "Donner la vie n'est pas le moment de joie mièvre que promet le magazine Parents". Catherine Dufour part le plus souvent de constats communs à tous : même quand il s'agit de vécu, c'est un vécu partagé par une large frange de la population.

  Dans les deux cas, le regard de l'auteur s'est arrêté sur une scène ou une généralité qui éveille sa curiosité et déclenche une série de réflexions exposées sous forme de récit. On ne peut qu'être d'accord avec Stephen King quand il explique, toujours dans son dernier recueil, qu'il tient à traiter de certains sujets, même quand ils paraissent lui être extérieurs, car "écrire est un acte de compréhension volontaire". Comprendre ! Tout est là !

  Cette remarque est une excellente occasion de reprendre le petit exercice entamé un peu plus haut. L'anecdote correctement amplifiée, parfaitement mise en scène, a favorisé la survenue de personnages et de situations propres à générer une histoire. Fort de votre expérience de conteur, vous avez réussi à l'écrire de façon satisfaisante. Mais vous n'aurez accompli qu'une partie du travail.
 
LE CONTE NE SUFFIT PAS
 
 James Bond en est persuadé : le conte ne suffit pas. Il arrive en effet que l'idée qui a transporté un auteur paraît plate une fois scénarisée. L'histoire a un air de déjà vu ou manque singulièrement de relief. Les honnêtes séries B entrent dans cette catégorie. Elles sont bien ficelées, démarrent parfois sur une variation réellement originale, mais se contentent de dérouler les péripéties jusqu'à leur terme, de façon logique et convenue ; c'est déjà une bonne chose, et même une excellente dans la mesure où elle fait du débutant un scénariste professionnel capable de fourbir une intrigue qui tient la route à partir d'un thème donné, mais ça ne permet pas de distinguer son œuvre d'une autre du même acabit. La machine est bien huilée, mais il n'y a personne aux commandes. Que manque-t-il au récit pour provoquer chez le lecteur cet enthousiasme, ce pétillement au fond de l'œil ?

 C'est vous.

 Tous les directeurs de collection vous le diront.  Parmi les manuscrits qu'ils rejettent, il y a ceux, enthousiastes, astucieux, originaux, mais trop mal écrits pour passer la rampe, et ceux qui ne présentent aucun défaut de structure, ni de langue, mais à qui il manque de la personnalité, la petite étincelle prouvant qu'un auteur s'est investi dans l'histoire. Les auteurs de cette dernière catégorie sauront qu'ils y sont presque dans la mesure où ils recevront une lettre de refus personnalisée. À ces derniers, les décideurs recommandent de s'impliquer davantage dans le récit, d'y mettre du "leur".

 Cela peut être exaspérant quand l'auteur pense avoir fait correctement son boulot. Il a écrit avec application une histoire qui l'a enthousiasmé depuis sa conception et tout le long de sa rédaction, c'est déjà pas rien. Il ne comprend d'ailleurs pas pourquoi elle ne parvient pas à transporter pareillement son lecteur. Surtout, il ne voit pas comment y mettre davantage du sien sans tomber dans le gore. Il a déjà tellement vomit ses tripes qu'il ne lui reste plus que des organes moins nobles à ajouter, acte qu'on trouvera courageux de sa part, pour ne pas dire viril, mais qui ne modifiera en rien le verdict.

 La suite du jeu s'adresse aussi bien à ceux qui pensent ne pas avoir d'idées qu'à ceux qui en regorgent, mais qui les plombent au lieu de les transformer en or. Ce petit truc vous aidera à comprendre ce que vous racontez et à améliorer vos histoires. Il est très simple : expliquez pourquoi vous racontez cette histoire et pas une autre.

 Il est bien entendu que la réponse superficielle : « parce qu'elle me botte » est interdite, de même que toute autre du même acabit, « pour te faire chier, imbécile ! », ou « pour rien, pour dire quelque chose, c'est tout ». Précisons que ce type de réponse ne vous est pas formellement proscrit, mais que s'il vous arrivait de la donner en société, vous vous attireriez des regards allant de médusé à courroucé, pour ce qui est des réaction,s polies, s'entend – ce que j'en dis, c'est pour votre bien. D'ailleurs, quand bien même vous n'auriez voulu qu'ajouter une crotte de conversation dans les déjections dialoguées des participants à un buffet dînatoire, vous n'auriez pas choisi une anecdote tout à fait au hasard. Vous saviez déjà quelles réactions elle susciterait et c'est même en fonction de l'effet que vous désiriez provoquer que vous avez effectué votre choix. « Ha, ha ! sacré machin, toujours le mot pour rire ! » ou « Si c'est pas malheureux ! Mais dans quel monde vivons-nous ! » figurent parmi les retours pronostiqués. Que vous vouliez jouer les drôles ou les trolls, vous saviez que votre récit appellerait un commentaire car il contenait un sens implicite. Une histoire suscite l'étonnement, la gravité ou l'indignation, mais elle ne laisse pas indifférent, et c'est en fonction de cette impression ou de la réflexion que vous vous attendez à observer en retour, comme un gage de bonne réception, que vous l'avez retenue. Après, que les gens récupèrent ou non votre ballon est une autre affaire, qui tient à votre talent de conteur comme à l'écho que l'histoire éveillera chez les auditeurs.

 Ce qui est sûr, c'est qu'on ne raconte rien pour rien. Il se peut que vous ne perceviez pas de façon consciente la raison pour laquelle vous avez développé cette anecdote et pas une autre, ce qui explique la relative platitude de l'histoire finale, car quelque chose n'y est pas dit. Si le sens ne vous apparaît pas clairement, allez le chercher. Il n'est pas forcément besoin de sonder bien profond ni d'entamer une psychanalyse. Plusieurs niveaux existent, creusez jusqu'à la strate appropriée, en fonction de votre projet, et du format, et ensuite, injectez dans votre histoire le sens que vous y avez trouvé.
 L'injection doit être indolore, voire passer inaperçue. Les lecteurs détestent qu'on leur fournisse de façon explicite la morale de l'histoire ou sa portée, quel que soit le nom de la pépite que vous avez glissée dedans. L'explication assenée à la fin, c'est bon pour les enfants, jusqu'au XIXe siècle inclus. À l'emballage trop voyant, et même à la garniture tapageuse, préférez donc un intérieur soigneusement truffé, un mélange parfumé digne d'une pâtisserie de qualité. C'est plus digeste quand c'est fondant.

 C'est d'ailleurs ce type de douceur que vous proposez quand vous racontez une anecdote à votre entourage. Vous ne présentez pas de la même façon l'histoire du conducteur macho si vous voulez rire de sa tentative de séduction ratée ou mettre l'accent sur le danger que ses gonades font peser sur lui et les autres. Les termes que vous choisissez, les intonations, les mimiques, tout concourt à produire l'effet désiré, qui aura pour résultat de provoquer la réaction adéquate ou lancer une discussion sur le sujet.

 Le point de vue adopté par Alan Brennert dans L'Échange est une réflexion sur les occasions manquées de l'existence. La vie se déroule généralement trop vite pour laisser le temps de prendre la bonne décision, pour offrir le recul nécessaire permettant de saisir une chance au vol. Ce n'est qu'après coup qu'on se prend à regretter les opportunités qu'on a laissé filer.

 En truffant son texte de considérations allant dans ce sens, l'auteur rend l'histoire encore plus prégnante et durable dans la mémoire du lecteur. L'anecdote, de banale, s'en trouve magnifiée. L'extrait précédemment donné n'était pas exhaustif. Voici à présent le passage dans son intégralité :
 
 Devant le guichet du Gershwin, les gens qui faisaient la queue en frissonnant pour acheter leurs places soufflaient des panaches de vapeur dans l'air froid ; on avait collé sur les affiches des bandeaux annonçant lugubrement DERNIÈRE LE 28 JANVIER. En passant devant la file, je me suis dit avec un rien d'amertume : Il fallait venir plus tôt, quand on avait besoin de vous - réflexion idiote, puisque les dix ou vingt spectateurs qui avaient décidé de voir le spectacle avant qu'il ne disparaisse n'auraient guère prolongé sa carrière de plus de vingt secondes. J'ai eu beau relever le col de ma veste, il s'est trouvé quelqu'un pour me reconnaître : une jeune femme est sortie du rang et, plongeant aussitôt les mains dans les grandes poches de son manteau, m'a interpellé. « Monsieur Cochrane ? Est-ce que vous voulez bien... »

 Je me suis arrêté, j'ai esquissé un sourire, pris le papier et le bout de crayon qu'elle me tendait. Ce genre de requête me gênait toujours : qui étais-je, pour signer des autographes ? C'était pour les Al Pacino, les William Hurt, les Raul Julia, pas pour les rigolos comme moi. Deux ans de feuilletons télévisés m'avaient davantage fait connaître du grand public que la douzaine de pièces que j'avais jouées au cours de la dernière décennie, mais quand des gens comme cette femme me demandaient un autographe, je ne pouvais m'empêcher de penser au fond de moi-même que je les abusais et qu'en me retournant je risquais de tomber sur Frank Langella s'éclaircissant la gorge et me faisant gentiment : « Euh... pardonnez-moi, mon vieux, mais je crois que c'est à moi qu'elle parle... »

 D'autant que je ne savais jamais qu'écrire. Je suis resté là, devant cette jeune femme, essayant désespérément de trouver quelque chose d'intelligent, de personnel, d'original. « Euh, votre nom, c'est comment ? » Barbara, m'a-t-elle répondu, Barbara Kovacks. Je me suis creusé la cervelle pendant un instant avant de gribouiller : A Barbara - Amicalement, Richard Cochrane. Mon Dieu, quelle trouvaille, quelle imagination stupéfiante. Ça paraissait lui convenir. Elle a repris son bout de papier et m'a remercié. Je lui ai dit : Non, c'est à moi de vous remercier d'être venue ; les acteurs ont horreur de jouer leur dernière représentation devant des fauteuils vides. Et au moment même où je prononçais ces mots, j'ai compris que c'était ce que j'aurais dû écrire, mais il était trop tard. Elle a couru reprendre sa place dans la file d'attente tandis que je m'engouffrais dans le théâtre.

 Sur scène, à l'écran, on trouve ses marques, on sait a quel moment donner la réplique ; dans la vie, malheureusement, on a toujours un peu de retard, les mots voulus mettent trop de temps à venir, les instants s'écoulent trop vite. J'ai songé à Libby, en me demandant si elle allait assister au spectacle de ce soir.
 
 Formulé ainsi, le choix de faire figurer la mention "Dernière le 28 janvier" prend davantage de sens. La perspective trouvée, l'anecdote est également justifiée par le fait qu'elle émane d'un acteur de théâtre. Un sportif ne se serait pas fait la même réflexion, pas de la même façon en tout cas car il n'attend pas qu'on lui indique avec précision ce qu'il doit faire ; il est entraîné à développer ses réflexes pour gagner une compétition. Mêler intimement la scène (l'occasion manquée) au contexte du récit (les rôles des acteurs sont écrits à l'avance) la rend encore plus pertinente. D'insignifiante, cette scène devient remarquable par sa portée : elle pousse à la réflexion et ne se borne pas à exposer platement ce qui s'est passé. Vous savez donc ce qu'il vous reste à faire pour rehausser un passage un peu plat.
 
FRACTALE THÉMATIQUE
 
 Une fois identifiée la nature de votre histoire, vous êtes en mesure d'exploiter la thématique dont elle relève. Votre réflexion autour du danger que représente un matamore au volant ou de la bêtise à laquelle dont font parfois preuve ceux qui veulent plaire mérite d'être développée au-delà de la philosophie de comptoir – quoiqu'il faille relativiser cette remarque depuis que les philosophes ont investi les bistrots pour y éduquer le public.

 Peut-être doutez-vous de parvenir à identifier ce qui sous-tend votre récit, bien qu'il n'y ait aucune raison à cela. " La manière dont on imagine est souvent plus instructive que ce qu'on imagine", affirme Bachelard. Et même si vous avez l'impression de traiter de sujets susceptible d'intéresser un grand nombre de personnes, vous ne parlez en réalité que d'une chose.

 C'est vous.

 À l'origine, il fallait que l'histoire, quel que soit son contenu, vous parle d'abord à vous. Elle parle donc de vous, quand bien même ce serait pour des raisons difficilement identifiables. Catherine Dufour rappelle fort justement dans l'interview qui clôt son recueil de nouvelles : "Je ne découvre rien dans mes propres écrits, sauf si on me met le nez dessus." Il est inutile, donc, de chercher à tout prix où vous êtes allés vous nicher dans cette histoire, d'autant plus que vous avez de grandes chances de vous tromper. En revanche, si vous parvenez à identifier ce qui renvoie à votre personne et vos préoccupations, ne cherchez pas à brouiller les pistes. Ne vous cachez pas. Outre le fait que cela ne servirait à rien car votre personnalité se manifestera d'une façon ou d'une autre, par des voies détournées que vous n'imaginez même pas, ce serait effacer ce qui donne de l'intérêt à votre récit. Quand l'auteur choisit d'être insincère, cela se remarque. "Être écrivain : c'est mettre sa peau sur la table" écrivait déjà Louis-Ferdinand Céline.
 
Ne vous dissimulez pas, mais ne vous exhibez pas non plus. Il est vrai que certains courants littéraires ont de tout temps fait de la mise à nu un projet littéraire, confondant sincérité avec talent. Contentez-vous d'exposer votre point de vue sur les thèmes que vous abordez, de creuser ceux-ci pour examiner en quoi ils vous inspirent, sachant que votre regard si particulier – et l'on rejoint ici le début de ce propos, vous permettra de jouer de façon originale sur les motifs qu'ils déclinent. Insérez, comme dans une symphonie, des bribes du thème principal dans chaque passage. Sans jamais forcer la dose, une fois de plus, mais en profitant des motifs déjà présents, en les modifiant légèrement au besoin, et en élaguant les détails parasites.

 De ce point de vue, Alan Brennert a commis un sans-faute. L'Échange fournit à un personnage, dont la vie a évolué dans deux directions différentes, l'occasion d'échanger sa place avec celui qu'il est devenu dans un univers parallèle, lorsque les deux viennent à se recroiser. Effacer une mauvaise décision, explorer les choix qu'on n'a pas faits dans la vie, renvoie à de nombreux thèmes que l'auteur exploite méthodiquement en déployant son récit, dépassant le simple cadre du recommencement pour philosopher sur le destin, la personnalité, les choix, la responsabilité. Quelle est la part de responsabilité et de malchance dans un échec ? À quoi tient le bonheur ? devient la question centrale autour de laquelle s'ordonnent les autres, et dont chaque scène est une illustration. Dans le cadre d'un tel projet, la scène citée plus haut prend davantage de pertinence.

 Cette fois, la fiction aura du sens car elle sera construite autour d'une idée maîtresse, qui la charpente, et qui va au-delà de l'anecdotique. Elle sera parfaite dans la mesure où chaque détail contribue à renforcer l'impression d'ensemble. Cela est particulièrement vrai de la nouvelle qui, dans sa forme concise, est une mécanique de précision où rien n'est laissé au hasard. Le roman est moins exigeant, son ampleur ne permet généralement pas une telle minutie. Il a besoin de respirations plus amples et offre par ailleurs plusieurs pistes de réflexion qui s'entrecroisent. Ses intrigues parallèles, pourtant, comme les scènes secondaires qui rythment le récit, sont écrites en fonction du sujet principal, des thématiques abordées. Ce travail n'a pas à être apparent aux yeux du lecteur, il est inconvenant de l'exhiber comme un trophée en espérant qu'il vaudra à l'auteur l'admiration du lecteur ; il suffit qu'il soit présent et imprègne le livre, pour qu'il délivre cette atmosphère particulière qui est l'impression générale subsistant en fin de lecture.

 L'histoire est une fractale. C'est dans l'accumulation de ces petits détails que l'intrigue puise sa force. Les motifs se répètent, qu'il importe de varier pour ne pas donner la nausée en saturant le récit, mais surtout dans le but de proposer divers éclairages. Les réponses varient selon les contextes, et c'est de la déclinaison d'un certain nombre de situations que se dégagera une vérité plus universelle.
 Tous les sujets ne culminent pas à de gigantesques sommets philosophiques ou métaphysiques, mais chacun véhicule un thème ou une réflexion qu'il importe de prendre en compte et de faire résonner, afin que l'histoire ne soit pas une coquille creuse mais un instrument dont on aura plaisir à pincer les cordes.

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