- le  
Les conseils de Claude Ecken - Les descriptions
Commenter

Les conseils de Claude Ecken - Les descriptions

D'ordinaire, pour un jeune lecteur amoureux de récits d'aventures denses et passionnants, la mention de descriptions dans un texte fait office de répulsif plus efficace qu'un crucifix pour un vampire. Les descriptions sont abhorrées depuis le traumatisme causé par des passages indigestes à commenter dans les manuels scolaires. Cela tient aussi au type de lecteur : certains aiment se perdre dans l'histoire et ne veulent manquer aucun détail afin de prolonger le plaisir de lecture ; ils raffolent des sagas en vingt-six volumes et peuvent se révéler monomaniaques au point de recommencer depuis le tome 1 quand la suite se fait attendre ; dans un musée, ils ont à peine commencé la visite de la deuxième salle que l'heure de la fermeture est annoncée. Au contraire, l'amateur d'action ne voit aucun intérêt à s'attarder sur les détails dont est truffé un tableau mais saisit la vue d'ensemble et passe au suivant ; les circonstances d'une scène ne l'intéressent que si elles sont spectaculaires. Quand il était petit morveux, il regardait les DVD en accéléré et ne faisait défiler le film à la vitesse normale que lorsque ça valait le coup. C'est un impatient qui a depuis longtemps appris à sauter les passages qui traînent en longueur ; d'ailleurs, une fois que l'intrigue d'un polar est posée, il commence par lire la fin pour voir s'il y a un intérêt à poursuivre dans le sens normal.

 Pourtant, si les personnages sont les yeux du lecteur, les descriptions sont le moyen par lequel lui communiquer l'ensemble des sensations. Sans elles, il est comme un aveugle au cinéma, forcé de se contenter des dialogues et bruitages pour suivre l'action. Autant dire qu'en l'absence d'indications visuelles le récit se réduit à sa plus simple expression et devient insipide.
 
DESCRIPTION SPATIALE ET DESCRIPTION PICTURALE

 Les feuilletonistes du siècle dernier, et aussi avant-dernier, étaient coutumiers du fait, qui menaient l'action tambour battant sans trop détailler la scène. Ainsi, Jean de la Hire, dans L'Énigme du squelette :
 « Et pendant tout le trajet à pied jusqu'au Palais Bourbon, puis en automobile jusqu'à la rue Montbrun, où Saint-Clair avait son petit hôtel particulier, les deux amis ne dirent plus un mot, tout à leurs pensées, à leur cigare et au plaisir de marcher lentement, dans le soleil doux, après un fin repas. »
 L'avantage de ce type de description est qu'elle peut convenir à un roman écrit en 1900 comme en 1920 ou 1950, puisque aucun élément ne permet de dater le récit (il date de 1940 mais ne fut publié qu'en 1955). Découvrons avec les protagonistes cet hôtel particulier :
 « Léo et Gnô montèrent au premier étage où se trouvait l'appartement de trois pièces réservé aux amis de passage : petit salon-studio, chambre, salle de bain.
 Saint-Clair frappa sur une porte : aucune réponse. Il ouvrit et franchit le seuil, suivi par Gnô-Mitang. C'était le salon : personne. La pièce fut rapidement traversée. À la porte de la chambre, nouveau heurt… Rien. »


 Rien, en effet, et c'est un peu gênant, s'agissant d'une aventure du Nyctalope, le premier super-héros français ! S'il voit la nuit, il ne remarque pas grand chose le jour. Sachant que le lecteur a besoin de se repérer dans l'espace afin de suivre l'action, Jean de la Hire n'est pas avare de détails géographiques ou techniques. Ces seules indications sont pourtant insuffisantes à donner au lecteur une idée de l'endroit dans lequel se meuvent les protagonistes :
 « L'appartement tout personnel de M. de Barange se situait au premier étage du principal corps de logis, entre les tours est et sud. Il se composait de quatre pièces : chambre, salle de bains, cabinet de travail, bibliothèque, laboratoire d'électricité ; cette dernière pièce était séparée de la précédente par un couloir de cinq mètres de longueur aux murs ripolinés de blanc, absolument nus. Du palier, on pouvait entrer dans l'appartement par trois portes différentes, une donnant accès à la salle de bains, une autre à sa chambre, une troisième au laboratoire, dans un coin duquel était aménagé un escalier intérieur en spirale aboutissant au rez-de-chaussée, dans une salle formant centrale électrique ».

 Cet extrait qu'on rêverait de proposer à l'examen de fin d'année des étudiants en architecture permet peut-être de s'orienter dans le château, mais ne délivre que peu d'indications visuelles. C'est un plan, pas une image que Jean de la Hire nous soumet ;  on le devine important pour la suite de l'intrigue, mais il reste décevant. Il n'est d'ailleurs déconseillé de délivrer des mesures dans une description, car les quantités ne donnent jamais une idée nette de la scène ou de la situation. Il vaut mieux se livrer à des comparaisons qui ont le mérite d'être aussitôt parlantes : un rat aussi grand qu'un caniche est plus impressionnant qu'un rongeur haut de vingt-cinq centimètres.

 La description spatiale, à usage strictement narratif, doit s'enrichir d'une dimension visuelle, qui aide à planter le décor. La seconde fonction de la description est de prendre en charge la partie picturale de l'écriture : il faut donner à voir et ne pas se contenter d'abstractions. Formulé ainsi, le conseil peut paraître d'une évidence banale, mais tous les auteurs ne sont pas des visuels qui voient se dérouler dans leur tête le film des événements et n'ont plus qu'à décrire la scène à laquelle ils assistent. Certains, plus cérébraux, ne découpent le récit que par actions : ils ont un style déclaratif, une pensée logique et démonstrative qui échoue à révéler l'arrière-plan avec des formes et des couleurs. C'est un peu ce qui sépare l'écriture d'un Asimov et d'un Herbert : on connaît tous le thème et le contexte de Fondation, mais on en conserve peu d'images, alors que Dune reste visuellement riche dans les mémoires, non seulement avec les vers des sables mais aussi le mode de vie des Fremen. Logique, dirons certains : personne ne parvenant à localiser Fondation, il était difficile à Asimov de la décrire.

 Les auteurs attachés à la logique du récit ont trop peur de perdre le fil du discours pour s'attarder sur des détails qui pourraient distraire l'attention, et c'est d'ailleurs ce qui rebute les jeunes lecteurs dans les longues descriptions, cette intolérable attente pour avoir la suite de l'histoire. Mais en voulant éviter les longueurs, certains auteurs non visuels tombent dans une sécheresse qui, sans vouloir être grossier, frise l'abscons. Boileau avait déjà épinglé ce travers en un vers impitoyable : « J'évite d'être long, et je deviens obscur ».

On comprend que la description soit honnie quand elle est conçue comme un ornement, des fioritures censées embellir le récit mais qui, en fait, le ralentissent. Mieux vaut se le tenir pour dit et apprendre à faire la distinction entre la description utile au récit et celle qui ne lui apporte rien, pas plus à l'intrigue que sur le plan des idées.
 
DESCRIPTION DOCUMENTAIRE

 C'est à partir du XIXe siècle, et peut-être est-ce une conséquence indirecte de l'avènement de la photographie, que s'est développé le style descriptif, qui peint un paysage, dessine les contours des objets et donne à voir plus qu'à imaginer. À l'ère du cinéma et de la vidéo, mieux vaut éviter de raconter dans un "style radiophonique".

 La généralisation eut lieu au XIXe, qui est aussi l'avènement du roman moderne, mais en 1783 déjà, un critique anglais, Hugh Blair, après avoir enseigné la rhétorique et les belles-lettres à Edimbourg pendant vingt-quatre ans, publia un Cours de rhétorique qui fut longtemps, même en France où il fut plusieurs fois traduit, le modèle de l'art d'écrire, dans lequel il estimait que la description permettait de distinguer le type qui savait regarder de celui qui, face à un coucher de soleil, ne voyait qu'un cliché rebattu, parce qu'il n'avait pas assez de talent pour dire combien c'était beau, ni n'était né suffisamment tard pour prendre une photo à la place. Blair, en revanche, en avait pas mal pour l'épingler : « Lorsqu'un écrivain médiocre veut peindre la nature, il lui semble toujours qu'elle ait été épuisée par ceux qui l'ont pré­cédé dans sa carrière ; il ne trouve rien de neuf, rien de particulier dans l'objet dont il essaie de tracer l'image. les idées qu'il s'en forme sont vagues et obscures, ses expressions sont nécessairement communes et faibles. Ce sont des mots qu'il nous donne, bien plus que des idées ; le langage dont il se sert est bien celui qui convient à une description poétique, mais l'objet qu'il décrit ne nous apparaît que d'une manière confuse. » Blair reste cependant conditionné par son époque, qui n'était pas saturée d'images contrairement à aujourd'hui, de sorte qu'il pousse le bouchon un peu loin quand il préconise une description si complète "qu'un peintre pourrait les copier d'après lui".

D'ailleurs, il ne s'agit pas seulement de montrer, mais aussi de sentir, de toucher, d'entendre, bref, de solliciter tous les sens à la disposition de l'homme. Si Flaubert vivait de nos jours, on qualifierait son Salammbô de roman 3D. On attendra de connaître la physiologie des extraterrestres pour pousser les descriptions dans la gamme des ultra-violets ou d'ondes normalement inaccessibles à l'humain, si tant est qu'ils attacheront quelque importance à la lecture. Pour l'instant, il y a bien assez à faire avec la transmission au lecteur des sensations des protagonistes, et en premier chef du héros.
 Bien des récits de débutants manquent de senteurs, de bruits, de texture et de sensations tactiles comme l'humide ou le rugueux, à l'exception de passages marquants, qu'on qualifierait presque d'obligés, comme la découverte d'un cadavre, l'explosion d'une bombe ou la folle nuit d'amour suivie d'un réveil pâteux. Essayez d'inclure des sons et des odeurs dans les passages où vous les omettez d'ordinaire : vous constaterez comme la scène prend du relief.

 La fantasy comme les récits d'aventures exotiques ne peuvent se passer de descriptions donnant la couleur locale. On n'imagine pas Le Seigneur des anneaux sans peinture fidèle du cadre de vie des hobbits, des circonstances et de l'époque où se passe le récit. Dans un space-opera comme dans un récit d'aventures, on s'attend à en prendre plein la vue. Ce qui fait la richesse des récits de Jack Vance est moins la qualité de l'intrigue que la richesse du décor : la culture de la société, les costumes et les rites traditionnels, les habitudes alimentaires et les expressions usuelles. Dans L'homme sans visage, le dépaysement est total :
 « Après avoir installé leur campement sur le terrain communal de Brassei, Frolitz accompagné d'Etzwane fit le tour des tavernes et des salles de musique de la ville, pour apprendre les nouvelles et trouver du travail. En fin de soirée, ils arrivèrent à l'auberge de Zerkow, une grande bâtisse de bois et de marne passée à la chaux. Des piliers soutenaient un toit aux angles innombrables et fantaisistes ; aux poutres étaient suspendues les souvenirs recueillis depuis la fondation de l'établissement : de grotesques visages de bois noircis de fumée et de crasse, des animaux de verre poussiéreux, un crâne d'anulph, trois scalps desséchés, une météorite ferreuse, une collection de boules héraldiques et bien d'autres choses encore. Pour le moment, l'auberge était à peu près déserte, en raison du jour hebdomadaire d'abstinence imposé par Paraplastus, le Seigneur local de la Création Cosmique. »
 Vance, c'est un peu le Guide du Routard du space-opera.
 
UNE INDIGESTE INDIGENCE DU VOCABULAIRE

 C'est à partir de ces exemples qu'on peut pointer quelques uns des défauts des descriptions ratées. On avait déjà pointé à propos de la gestion de l'espace les mots trop généraux pour être expressifs, qui échouent à donner une idée d'un lieu. C'est un problème de vocabulaire ou de paresse narrative amenant à utiliser des expressions toutes faites (les feuilletonistes diront que c'est une question de délai à respecter).
 Il est toujours surprenant de trouver dans des récits se déroulant sur un autre monde, dans une société pastorale qui plus est, des personnages qui vont "grimper aux arbres", "cueillir des fleurs", "arracher des mauvaises herbes" et "ramasser des simples" pour en faire des potions, tous ces végétaux étant dépourvus de nom. Seuls les plus remarquables le sont, et encore, uniquement au moment de leur utilisation, culinaire, médicale, picturale, ou de leurs effets néfastes sur la peau, des griffures aux boutons, le corps, de la colique à l'empoisonnement généralisé, et aussi le cerveau, quoiqu'on ne va pas non plus se plaindre sans arrêt. Assez curieusement, c'est l'inverse qui se produit dans les récits réalistes : la nature n'est décrite qu'à l'aune des essences les plus fréquentes, celles assez communes pour être identifiées par tous ; on ne s'attarde surtout pas sur les végétaux exceptionnels ou remarquables par leur rareté, encore moins sur leurs propriétés. Si un récit de fantasy ne nomme la faune et la flore qu'au moment où elles trouvent une utilité narrative liée à leur dangerosité ou leur utilité immédiate, cela signifie qu'elles ne sont pas réellement intégrées dans le décor et que celui-ci reste pauvre. À tous les coups vous pourrez briller dans les salons par votre perspicacité en déclarant que l'auteur ne peut être qu'un citadin.

 Pourtant, dans une société au contact de la nature sauvage et familière des paysages champêtres, comme c'est souvent le cas en fantasy, on devrait s'attendre à ce que la population connaisse les noms des plantes et des animaux les plus courants. L'effet de réel est alors plus prégnant que l'évocation d'essences exotiques comme on peut le constater dans cet extrait d'Abzalon de Pierre Bordage :
 « Née dans une ferme de l'intérieur à plus de deux cents kilomètres du littoral, elle n'avait jamais réussi à s'habituer à ce paysage de brumes éternelles traversées par les averses violettes des mauvettes à floraison perpétuelle, à cette insupportable moiteur engendrée par l'évaporation de l'océan bouillant dont l'eau ne descendait jamais en-dessous de soixante-dix degrés. Ici, les yonacks n'avaient pas le même poids ni la même robe ni les mêmes cornes que les yonacks des terres intérieures. »
 
La diversité est ici facilement évoquée avec des phénomènes naturels, des différences dans les espèces communément élevées. L'exotisme se borne à l'incongruité d'un océan bouillant et à des termes inventés, simples démarquages qui renvoient à une faune et une flore bien réelles et facilement identifiables, ici la violette et le yack, le discours à leur sujet permettant de s'en faire une idée au cas les noms n'auraient pas été décodés par le lecteur. C'est dire si l'auteur est prévenant avec son public.
 Du reste, il n'est pas nécessaire d'inventer à chaque occurrence des termes nouveaux. L'auteur n'a pas non plus que ça à faire avec son imagination, il a des personnages à trimballer et une intrigue à faire progresser. On a vu Conan le Cimmérien s'adosser à un séquoia et Elric le Nécromancien croquer une pomme en regardant gambader un écureuil. Si vous tenez absolument à un certain exotisme, il vous suffit d'ouvrir un ouvrage de botanique ou de zoologie : l'apparente étrangeté est facile à obtenir depuis que les noms de plantes et d'animaux sont oubliés des citadins, ce qui confirme votre précédente intuition sur la localisation de l'auteur et entérine un phénomène que déplorait déjà Boris Vian : « Quand vous me dites que j'invente des mots, vous noterez que ce sont toujours des mots que personne ne connaîtrait non plus si je mettais les vrais mots, car au fond personne ne sait le nom des fleurs qu'il y a dans le jardin le plus simple. » Aujourd'hui, ce n'est plus en lisant de la science-fiction high tech que le lecteur ouvre un dictionnaire, mais avec un roman paysan.
 
CLICHÉS AVEUGLES

 Le deuxième défaut appartenant au registre des descriptions vagues consiste à s'appuyer sur des lieux communs, en utilisant des expressions depuis longtemps galvaudées, mais qu'on retrouve immanquablement au détour d'un paragraphe, où il s'était caché en attendant son heure, sachant qu'on en viendrait immanquablement à évoquer des ruisseaux qui murmurent et de riants vallons tapissés de fleurs. On aimerait de temps en temps entendre un ruisseau qui grommelle et voir un vallon qui fait la gueule, juste pour le plaisir d'en finir avec ces clichés. Et aussi celui de voir la blancheur nacrée des dents de votre auditrice parce que votre trait d'esprit étire ses lèvres pulpeuses.

 Soyons clair ! Il n'est pas interdit de les utiliser, mais il faut éviter de s'en contenter et surtout de les accumuler, au risque de voir non seulement les dents nacrées de la splendide créature à vos côtés mais aussi d'entendre durablement les notes cristallines de son rire sporadique. Les clichés sont inévitables car on ne saurait tout décrire de façon sans cesse renouvelée. De temps en temps on fermera les yeux sur les soyeuses chevelures cascadant sur les épaules et sur le lac des yeux où se noient tant de prétendants, non, pas celui-ci quand même, il y a des limites au supportable, sur ses yeux de biche, allez, on prend !, à condition que la suite évite les banalités et s'attache à un détail remarquable, une originalité qui justifie la description.

 Il est essentiel, en effet, de particulariser l'image en allant chercher le détail qui sort de l'ordinaire. Jean-Claude Dunyach, dans ses conseils, va plus loin en déclarant ne décrire que ce qui est « "merveilleux", "extraordinaire", ou alors ce qui est directement "utile" (ou qui va être utilisé par la suite). Il va de soi que les objets du quotidien n'ont pas à être peints, sauf dans les sociétés exotiques des mondes imaginaires, parce qu'ils y diffèrent par une ou l'autre particularité.

 Le troisième défaut à éliminer des descriptions indigentes est la mention de l'émotion ressentie plutôt que de la vision qui la provoque :
 « Ce vieux village de la Haute-Loire, vivait grâce au décor grandiose qui l'entourait, complètement encaissé entre les parois des rochers, et ses quatre rivières, qui n'en faisaient plus qu'une à sa sortie. Le lieu était merveilleux, le rocher du bac qui surplombait l'Allier mesurait plus de cent mètres, l'église romane du XII siècle, la cascade de la Besque, la plage de sable et les ruines du château venaient compléter ce tableau idyllique. »
 
Dans cet extrait qui restera anonyme, les épithètes qualifiant les divers éléments de la description, grandiose, merveilleux, idyllique, disent l'effet qu'a provoqué le paysage sur le narrateur. Pour Rémy de Gourmont, qui posait Le Problème du style dans un ouvrage de 1902, ce type de description est analogue à la reprise d'expressions toutes faites qu'on pense encore actives, prouvant ainsi que l'auteur n'est pas un visuel, ce qui ne signifie pas qu'il n'est pas sensitif, au contraire ! Il n'a vu que ce que d'autres ont vu avant lui et n'a pas su retenir la particularité qui aurait rendu son regard unique. Le raisonnement de Rémy de Gourmont n'est d'ailleurs flatteur pour aucun des deux types d'auteur : « L'écrivain artiste n'est presque jamais un sentimental, et très rarement un sensitif ; c'est-à-dire qu'il incorpore à son style toute sa sensibilité, et qu'il lui en reste très peu pour la vie et les passions profondes. L'un prend une phrase toute faite ou rédige une phrase facile, à laquelle il suppose, trompé par sa propre émotion, une valeur émotive ; l'autre, avec des mots qui ne sont rien que des poignées de glaise, construit les membres de son oeuvre et dresse une statue qui, belle ou gauche, lourde ou ailée, gardera tout de même, en son attitude, un peu de la vie qui animait les mains dont elle fut pétrie. »

 En d'autres termes, il ne faut pas dire l'émotion que dégage un spectacle mais la transmettre, en apporter en quelque sorte la preuve par la grâce de son écriture, laquelle s'attache à sélectionner les détails qui vont dans le sens recherché. On en revient à une remarque déjà exprimée lors de la caractérisation des personnages : à quoi ça se voit ? Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si cette façon de décrire s'est généralisée au XIXe siècle, qui est celui de l'essor scientifique, accoutumé à la précision et à la démonstration. Il y a forcément un lien, mais on ne va pas passer son temps à l'établir ici. Puisque je vous le dis, vous pouvez me croire !

 En revanche, s'il est recommandé de montrer plutôt que d'affirmer, il n'est pas assuré que vous y perdrez ou gagnerez des lecteurs. Cela déterminera plutôt la catégorie d'auteur à laquelle vous désirez appartenir, qui est fonction du lectorat que vous avez choisi pour cible. Donnons courageusement la parole à Rémy de Gourmont : « Cependant le vulgaire ressentira plus d'émotion devant la phrase banale que devant la phrase originale ; et ce sera la contre épreuve : au lecteur qui tire son émotion de la substance même de sa lecture s'oppose le lecteur qui ne sent sa lecture qu'autant qu'il peut en faire une application à sa propre, vie, à ses chagrins, à ses espérances. (…) Ces deux catégories parallèles d'écrivains et de lecteurs constituent les deux grands types de l'humanité cultivée. Malgré les nuances et les enchevêtrements, aucune entente n'est possible entre eux; ils se méprisent, ne se comprenant pas. Leur animosité s'étend en deux larges fleuves, parfois souterrains, tout le long de l'histoire littéraire. » Pour prendre un exemple dans un autre registre, il y aura toujours des gens incapables de faire la différence entre la musique classique et celle de Richard Clayderman. Son succès vient de sa capacité à imiter à la perfection les expressions et phrases musicales des célèbres compositeurs du passé, sans rien y ajouter qui lui soit propre. C'est de l'émotion fabriquée par d'autres reprise telle quelle, et l'effet n'est pas nul. Chacun est libre de devenir un Clayderman littéraire pour s'attacher un large public. Mais on peut aussi écrire de la littérature populaire et garder son identité.

 En passant toujours, au cas où l'auteur que vous vous destinez à devenir soit appelé à écrire des discours politiques (il faut bien vivre), le même mauvais style prévaut pour subjuguer les foules ; mieux vaut le savoir, autant pour s'en prémunir quand on y est exposé que pour l'éviter dans sa fiction. Selon Rémy de Gourmont, les mots sont semblables à des promesses, ils n'engagent que ceux qui, pour ainsi dire, les prennent au pied de la lettre : « Les mots les plus inertes peuvent être vivifiés par la sensibilité, peuvent « devenir sentiments ». Tous ceux dont abusent certaines philosophies, politiques, justice, vérité, égalité, démocratie, liberté, et cent autres, n'ont de valeur que par la valeur sentimentale que leur attribue celui qui les profère. Non seulement le contenu du mot est devenu sentiment pour celui qui l'emploie, mais sa forme matérielle même, et l'atmosphère qui l'entoure. Tout mot, toute locution, les proverbes mêmes, les clichés vont devenir pour l'écrivain émotif des noyaux de cristallisation sentimentale. Ne possédant pas de jardin, il achète des fleurs et rêve qu'il les a cueillies. » À bien l'entendre, les politiques ne sont absolument pas des visionnaires puisque leurs visions d'avenir sont brouillées par leurs émotions.
 
LE RONRON DES DANDYS

 La leçon est entendue : mieux vaut transmettre le sentiment que le nommer. Mieux vaut employer le mot exact que le terme générique impropre à donner une image claire de la situation. Retournons chez les riches, dans notre villa cossue, et asseyons nous dans une bergère pour contempler un Renoir ou Degas suspendu au mur tandis que des haut-parleurs marquetés de palissandre diffusent du Haendel. Pour un intérieur plus high-tech avec un cristal de Daum sur une table basse en verre rétro-éclairé, on accrochera un Picasso. Un Lenain ou un Gainsborough n'aura pas le même effet, ni Purcell pour le fond sonore, selon le lectorat visé. C'est aussi à ces détails qu'on voit que l'auteur, bien qu'il s'en défende, s'adresse à certain public.

 Attention tout de même à ne pas tomber dans le défaut inverse, à savoir truffer sa prose de termes spécialisés, voire substituer au nom de l'objet la marque qui le représente. Certains polars branchouilles affectionnent le vocabulaire à la mode, mais aussi la litt girl de même que tout ce qui se décline sur le concept jeune et contemporain, que la science-fiction traduira par high tech ou cyberpunk. Ainsi, le latin lover, tirant sur la manche de son Armani pour regarder sa Britling, versa un peu de son Glenfiddich sur les Ugg vintage de sa girlfriend, qui faillit avaler de travers son carrot cake et le foudroya du regard derrière ses Wayfarer. À un régime d'une telle intensité, vous pouvez aussi bien écrire votre livre en remplissant les blancs entre les pubs. C'est pareil chez les nerds qui travaillent dans un open-space en compagnie de geeks. Il faut être d'un niveau de William Gibson ou Douglas Coupland pour saturer une fiction avec une galaxies d'objets utilisés comme la signalétique d'un modernisme dont leurs personnages sont captifs. Les imitateurs ne feront que sacrifier à une mode, forcément éphémère, qui rendra vite obsolète leur prose, comme le sont devenues celles qui les ont précédées. Quand l'épouse, éteignant sa Radiola, regarde la Bayard au-dessus du Frigidaire en guettant la Skoda de son mari, on comprend vite que le drame intemporel au centre de cette intrigue a malgré tout pris du plomb dans l'aile. Tiré avec un Lebel sans doute. Traité avec un vocabulaire plus usuel, il aurait connu une plus longue carrière.

 Dans les années 20, Antoine Albalat s'agaçait de même devant les romans mondains qui décrivaient les milieux huppés à coups de clichés où intervenaient « la femme fatale, la contessina, l'aventurière, jalousies gantées, passions tragiques, adultères de balcon, lacs italiens (…) à grand renfort de five o'clocks, footings, tennis et dancings. » Il ajoutait également : « Cela ne veut pas dire que ce genre de roman est faux en soi. Il est simplement ridicule par sa prétention. »

 Il y a effectivement du snobisme à jouer avec les mots sans but préalable. Quand on cherche à obtenir un effet, il faut qu'il ait du sens.
 Ce passage ne concerne pas la fantasy, sauf si, dans un but parodique, on y montre des elfes décocher des flèches Erozion avec un Archory X-100, des lutins porter des bonnets made in Hobbitbourg, et les nains des haches Spaltatxt-Gloin. En science-fiction, l'effet obtenu est différent : il signale une marque imaginaire comme étant connue et répandue, ou au contraire réservée à une élite si elle fait l'admiration de tous, ce qui permet d'identifier rapidement le rôle que joue leur usage dans la fiction, et la nécessité de les utiliser à doses homéopathiques. Ce procédé sert à souligner un détail, pas à marteler la prose. Comme pour ce qui précède, c'est l'abus qui rend le style artificiel.

 Et puisqu'il n'est pas question d'abuser, autant renvoyer à une prochaine discussion le problème des descriptions longues et le moyen de remédier à tout ça.

Claude Ecken

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?