Au commencement, l'auteur inventa l'histoire. Il y eut une nuit blanche et un matin difficile. Ce fut le premier jour. Puis il sépara l'intrigue en parties ordonnées par un plan et l'auteur vit que cela était bon… Ça suffit comme ça, on va pas vous refaire tout le film. À présent, vous connaissez par cœur les premières étapes de la création. Au sixième jour, l'auteur créa les personnages et il dit : « Faisons les parler à notre image et laissons-les s'exprimer de façon naturelle. » D'ailleurs, le septième jour était celui du repos, autant laisser les choses se faire seules. Et le lecteur lut que c'était con.
C'est vrai : à première vue, les dialogues semblent être la partie la moins problématique de l'écriture d'une fiction. Faire s'exprimer des personnages, c'est facile, pense-t-on : il suffit de leur mettre dans la bouche ce qu'ils ont à dire et de poursuivre en roue libre jusqu'à ce qu'ils aient épuisé leur sujet de conversation. C'est ainsi que de bons romans sont massacrés par leurs déblablatérations.
De même que dans la vie courante, il y a des taiseux dont on aimerait qu'ils développassent leur grognement de façon plus circonstanciée et des bavards qui parlent pour ne rien dire, on trouve dans la littérature des dialogues qui vous flinguent une intrigue en moins d'interjections qu'il ne faut pour en médire.
Autant revenir à ce qui fait l'essence d'un dialogue, afin de comprendre son rôle et sa fonction. Prêts ? Ouvrez les guillemets ! On y va.
Pour commencer, un dialogue se déroule entre locuteurs. On sait bien que c'est avec la bouche qu'ils s'expriment : c'est la façon savante de désigner ceux qui parlent, ce qui irrémédiablement donne aux explications un vernis de sérieux qui les rend respectables.
Dans une fiction le dialogue est une partie du texte, au même titre que la narration et que la description. Il s'agit d'une partie extérieure à l'auteur, qui abandonne temporairement son rôle de conteur pour se faire le rapporteur fidèle des personnages. C'est ce qu'il signale par des balises typographiques comme les tirets à chaque intervention et les guillemets, symbole traditionnel de la citation, signalant ainsi qu'il rejette courageusement sur ses créatures la responsabilité des jurons et des propos scandaleux qu'il n'ose assumer comme étant les siens. Il est vrai que l'auteur peut, à l'occasion, sous prétexte de couleur locale, utiliser ses personnages comme défouloir et les laisser se faire accuser à sa place. Le lecteur est cependant rarement dupe. C'est un peu facile de créer un jour un contexte comme le Paradis, un autre jour une situation comme le pommier, de faire intervenir un personnage comme le serpent la fois d'après, et de laisser ensuite les personnages assumer seuls la responsabilité découlant de ce qui n'est qu'une honteuse mise en scène. Censée en plus se dérouler dans le plus paisible et le plus sécurisant des lieux. Édénique, ta mère ! La citation, c'est rien que de la manipulation !
La couleur locale produite par le dialogue est cependant indéniable. Il introduit dans le flot de la narration des ruptures de style qui maintiennent l'attention du lecteur à son plus haut niveau.
LA TOUR DE BABIL
La première fonction du dialogue est donc de rendre le récit plus vivant en favorisant l'immersion du lecteur. L'histoire est mise en valeur avec un son et lumière que dispensent les descriptions et les dialogues. Si l'auteur se contentait de préciser que ses personnages bavardent, ou s'il ne donnait le contenu des conversations qu'avec le style indirect, le récit paraîtrait plat, silencieux :
"Il lui expliqua qu'il n'en pouvait plus de supporter les mesquineries de ses semblables, les revendications centrées sur leurs petites misères et leur sacro-saint bien-être, leur atavique comportement grégaire qui les poussait à s'entasser dans les centres commerciaux et déserter les espaces culturels. Elle lui répondit qu'il n'avait pas à juger autrui mais qu'il devrait fréquenter d'autres lieux si la compagnie des autres le dérangeait à ce point. Avec amertume il rétorqua qu'il avait bien tenté de s'établir ailleurs, sans trouver de véritable havre de paix. Les crétins livrés à eux-mêmes semblaient s'être multipliés jusqu'à menacer d'étouffer la planète. À défaut d'une saine et solide éducation, il convenait de les encadrer sérieusement pour les empêcher de nuire davantage ou de contrecarrer les travaux des dernières personnes censées, au nombre desquelles il se comptait. Elle estimait néanmoins que de tels changements ne pouvaient être imposés par la contrainte : il revenait à chacun de contribuer, par son exemple, à l'amélioration de la société."
Vous pouvez vous réveiller, l'exemple est terminé. On voit d'emblée le médiocre impact sur le plan de la mise en scène. Le rapporté, c'est du réchauffé, ça a moins de goût que le pris sur le vif.
La cause est entendue, mais une bande son qui se contente de bruit brut, sans micro directionnel isolant l'information des parasites, sans mixage s'assurant qu'aucune piste n'empiète sur la principale (ce qui reviendrait à ne laisser s'exprimer clairement qu'un seul protagoniste), réduit le dialogue à une bouillie sonore sans intérêt. Le résultat ressemblerait à la retranscription fidèle d'une interview par un sociologue, qui n'omet aucun raclement de gorge ni la plus petite hésitation :
« Alors, rhm, mrr, j'ai décidé de devenir maître du monde, parce que… heu… j'en pouvais plus de ce bordel ambiant qui… qui, heu… me pourrit la vie - c'est vrai, des fois, j'en peux vraiment plus ! - et que j'ai décidé d'y mettre un terme quand j'ai vu que… j'en avais la possibilité, enfin, heu, quand la possibilité m'en a été donnée… Je… J'ai découvert que ma machine à décerveler les esprits, je veux dire à manipuler les consciences, fait que, ou plutôt m'assure que personne ne s'oppose à mes buts et même font en sorte que, tout le monde, oui, tout le monde collabore au même but. C'est ça, ha, ha, mon idée principale ! »
Faites-en l'expérience en retranscrivant littéralement un enregistrement : à peu près tout le monde s'exprime ainsi, avec des parataxes et des anacoluthes, qui n'est pas, rappelons-le, une position sexuelle infamante. Votre meilleur méchant devient aussitôt Super-Zarbi et votre roman le plus original à ce jour trouve une place de choix dans la poubelle.
Dans un dialogue réussi, le propos, en apparence littéral, est retravaillé de manière à éliminer ces scories. Certaines peuvent être conservées si on tient à retranscrire, un peu, du phrasé du protagoniste. Elles seront choisies de façon à rendre son élocution malgré tout intelligible. Il s'agit de fournir un exemple pertinent, pas de heurter la lecture. Au passage, on rectifiera de même les phrases brutalement interrompues, qui seront artificiellement coupées au moment adéquat : "j'ai vu le cœ…" est à éviter, même si le contexte permet de déduire qu'on parle de cœur et non de cœlacanthe. Il faut aussi proscrire toute coupure induisant une confusion de sens : "où est le con… ?" n'est pas forcément approprié, sauf cas exceptionnel, par exemple pour rire aux dépens du contremaître, ou, si celui-ci est costaud, aux dépens de celui qui posait la question.
Pour être vivant, le dialogue doit éviter d'autres scories bien plus redoutables, à savoir les phrases inutiles, car il est fréquent de céder à la facilité pour allonger le texte. Il est vrai que tout roman populaire qui se respecte tricote son intrigue avec la technique du tiret alterné, ce qui permet d'intercaler entre les scènes d'action des informations qui les justifient. Mais il y a une limite entre la couleur locale et le tirage à la ligne propre aux feuilletonistes du XIXe siècle. Alexandre Dumas était coutumier du fait. Ainsi, dans Joseph Balsamo, il est fréquent de croiser des pages dont moins de cinq lignes parviennent à l'extrémité :
"– Dites-le, dites-le !
– Je ne le sais pas, moi, dit Balsamo.
– Qui donc le sait, alors ?
– Votre sœur.
– Mais elle a refusé de me le dire.
– Peut-être, mais elle me le dira, à moi.
– Ma sœur ?
– Si votre sœur accuse quelqu’un, la croirez-vous ?
– Oui, car ma sœur, c’est l’ange de la pureté."
Le procédé a perduré tant que la presse payait les auteurs à la ligne. Dans les articles dénués de dialogues, les auteurs s'arrangeaient pour étirer la phrase des deux ou trois mots nécessaires la conduisant au début de la ligne suivante. Lorsque tous les auteurs d'un hebdomadaire pissaient pareillement leur copie au retour d'une soirée arrosée, bien des rédactions frisaient l'apoplexie le lendemain. Si vous étiez l'éditeur de tels joyeux drilles, vous entendriez vous aussi une voix vous susurrer : "Serrez les points, ouvrez les guillerets !" Joseph Kessel raconte dans un éloge de Dumas la colère d'un rédacteur en chef devant de telles pratiques :
"– Non, non, vraiment, mon cher, c'est excessif. Pas une ligne pleine... Dialogue seulement. Et quel dialogue ! Par interjections !
Dumas leva la main avec superbe :
– Cessez de geindre, dit-il. Sinon je les fais bègues."
On cessa de tirer à la ligne quand il fut décidé de rémunérer les auteurs au mot ou bien, comme en France, au signe, chaque lettre, espace et caractère de ponctuation comptant pour un. Évidemment, l'auteur astucieux payé à la somme de ses écrits s'en tirera toujours avec des anaphores, des périphrases, des énumérations, toutes les figures de style qu'il détournera en vue d'un allongement, mais il devra se souvenir que la première chose qu'il détourne ainsi est son style, désormais au service de la quantité.
Bannissez donc les formules de politesse lors des rencontres, les banalités d'usage et les échanges sans intérêt. À présent que l'auteur est publié directement en volume, et payé au forfait si on lui consent une avance, il ne gagne rien à étirer artificiellement sa prose, sinon à perdre des lecteurs. Rappelons que le dialogue sert à soutenir l'intérêt, pas à l'endormir, et que multiplier des tirets à la ligne n'est pas non plus esthétique sur une page.
Si donc les échanges des protagonistes débitent des banalités, c'est qu'elles ont une utilité sur un plan ou un autre du récit. Par exemple pour signifier au lecteur que le locuteur ne sait pas comment dire ce qu'il tient à communiquer :
« Ma machine…
– Oui ?…
– Les emmerdeurs…
– Hé bien ?
– Elle leur retire le peu de volonté qu'il leur reste. J'en fais des crétins obéissants…
– Vous auriez dû mieux vous en protéger. »
Ici, le retard à délivrer l'information est justifié car il permet de lui donner plus de poids. Cette dramatisation illustre en outre les réticences de l'inventeur à se confier.
LA PÊCHE AU TON
Le dialogue véhicule donc une information en restituant les circonstances de son énonciation. De la sorte, il restitue bien plus que des données brutes. La façon de parler, le rythme des phrases donnent des indications aussi bien sur l'humeur du moment que sur l'ambiance ou le type de relation qu'entretiennent les protagonistes. Le discours indirect présenté ci-dessus peut être transcrit de cent manières différentes :
« Des incapables ! Voilà ce qu'ils sont tous ! Tout juste bons à pousser un caddie et à s'empiffrer de graisses et de sucres devant des programmes débiles. Même la culture qu'ils consomment est d'une lourdeur éléphantesque ! Ça se dégorge de toutes les fenêtres à la fois, ça braille à chaque match, ça balance des décibels assourdissants dans ses déplacements, ça fait pétarader son pot d'échappement la nuit. J'en pouvais plus de supporter tout ça ! Aussi, ma chère, quand j'ai compris que mes ondes Bêta s'attaquaient aux seuls crétins incapables de penser seuls, j'ai décidé de prendre ma revanche, vous entendez ? ma revanche ! Ils accompliront enfin des choses utiles dans leur misérable vie ! Ils se soumettront tous ! Ils feront ce que je leur dirai, moi !
– Vous n'avez pas idée des sommets d'incivilité auxquels nous ont conduit la bêtise et l'irresponsabilité de nos semblables, ni de la montagne de désagréments qu'ils érigent au quotidien. Je vous prie de croire, ma chère, que lorsque je me suis rendu compte que mes ondes monophasées pouvaient contrôler les esprits soumis à un comportement grégaire, j'ai décidé de ne plus subir ces vexations mais de conduire au contraire l'humanité vers un destin meilleur.
– Mon âme tourmentée se désolait de voir ces populations sans idéal se complaire dans des activités dénuées de sens, lesquelles présentaient en outre l'inconvénient de perturber la sérénité nécessaire à mes travaux. Mais le caractère fortuit de ma découverte ne m'empêcha pas de réaliser les bénéfices mutuels que nous pourrions retirer d'une onde propre à les débarrasser de leurs pensées égocentriques et de leur inspirer des idéaux plus conformes aux hautes vues de l'esprit vers lesquelles je prétends.
– Tous ces connards ! Hi, hi ! Z'ont fini de m'en faire baver, chérie ! Un p'tit coup de mon onde à décerveler et alors, je kespjrffrkjjj…»
Inutile de multiplier les exemples. Avec la fameuse tirade du nez Edmond Rostand a démontré dans Cyrano de Bergerac qu'on pouvait les allonger à l'infini.
On imagine tout de suite la diversité de tons et d'attitudes qu'il est possible de faire passer dans un dialogue. Le style indirect avait seulement permis de rapporter le contenu de la conversation. Les autres informations auraient dû être rajoutées avec des éléments descriptifs, du genre : "il parlait sur un ton emphatique et avait tendance à s'emporter"… toutes notations qui rendraient le texte encore plus ennuyeux. On retombe sur ce principe maintes fois rencontré : n'expliquez pas, montrez !
Cela nécessite de faire parler les protagonistes de façon appropriée par rapport à leur statut. Rien n'est plus barbant que des personnages s'exprimant tous de la même façon, quand bien même ils appartiendraient à la même classe sociale ou effectueraient le même métier. Le dialogue permet de les particulariser. Le choix du vocabulaire comme de la tournure des phrases est ici important. On imagine mal mettre dans la bouche de sommités de l'État des expressions comme "pauv' con !" pas plus qu'on ne trouverait crédible un journaliste de l'audiovisuel, dont parler est le métier, d'accrocher à la lecture d'un mot de trois syllabes ou de s'embrouiller dans sa phrase quand elle n'est pas lue sur un prompteur. Assez souvent, deux lui suffisent pour trébucher, et la syntaxe du texte qui apparaît sur le prompteur est suffisamment malmenée pour que le passage à la parole spontanée soit imperceptible au spectateur.
C'était une question que se posaient déjà les auteurs du siècle dernier : faut-il faire mal parler les locuteurs qui, dans la vie réelle, jurent comme des charretiers ou au contraire traduire leur pensée en termes corrects ? Le roman dit paysan n'est apparu qu'au XVIIIe siècle, sous l'influence d'un Diderot ouvrant la voie avec le théâtre réaliste, et d'observateurs des mœurs comme Bernardin de Saint-Pierre, Restif de La Bretonne et Choderlos de Laclos, ce dernier s'engageant dans la peinture du vice. Mais le langage restait châtié. Antoine Albalat notait déjà dans Comment on devient écrivain, "qu'il est très difficile de peindre les mœurs rurales. Le paysan garde le mutisme de la terre. Il ne se livre pas ; il faut le deviner. Faites-le parler comme dans la vie, vous choquez les lecteurs ; ennoblissez son langage, vous tombez dans les délicieux mensonges de George Sand, François le Champi, la Petite Fadette, la Mare au Diable, où des paysannes disent élégamment : « Germain, vous n'avez donc pas deviné que je vous aime? » Il faut une façon de parler qui ne soit ni artificielle ni triviale. Les dialogues de Maupassant représentent assez bien la note juste."
Zola était accusé de choquer son lecteur sous couvert de réalisme, mais il faisait paraître fade ou mensongers ceux qui tenaient à rester polis. Aujourd'hui, n'importe quel Ricain régurgite son putain de vocabulaire foutrement gorgé de testostérone, à croire que le syndrome de Gilles de la Tourette fait là-bas des ravages. La trivialité du langage comme peinture sociale ou reflet de la violence du milieu ou des protagonistes ne pose plus problème.
Les auteurs débutants donnent parfois l'impression de s'encanailler sur le dos de leurs personnages, jouissant du plaisir d'écrire des cochoncetés sous couvert de littérature. Attention cependant à rester dans le ton. La réplique doit sonner juste sous peine de rater sa cible. Même un grossier personnage peut proférer une phrase dépourvue de juron ou un dandy lâcher une vulgarité si les circonstances sont appropriées. Elle n'en aura d'ailleurs que plus de portée. Mais si dans un roman de fantasy on entend un preux chevalier reprocher à la sentinelle : « Tu as dormi, bordel », il persistera l'impression tenace que l'auteur aurait dû se reposer quelques jours après avoir achevé son polar. J'offre le bouquin à qui saura me dire lequel contient cette répartie. Bref, il est difficile de venir céans, à la demande de bandantes gentes dames, raconter les putains d'horions ramassés par l'host luttant contre les enculés de trolls. Même si c'est vrai.
PAROLE D'ÂME
Outre les émotions qu'il restitue fidèlement, le dialogue est donc l'occasion d'en apprendre davantage sur la psychologie du locuteur. Un port altier ou des manières autoritaires passent avec trois fois plus de force dans une réplique bien travaillée que dans cinq pages de commentaires assortis d'anecdotes.
On peut agir aussi bien sur le vocabulaire, qui renvoie au statut social mais aussi à la profession : ce qu'un malade nommera un calmant sera un antalgique pour un médecin, par ailleurs habitué à être appelé docteur par son patient. La richesse verbale dépend aussi de l'importance accordée à ce qu'on désigne. La même personne, repoussant lors de manifestations agitées l'assaut des keufs se résignera, de retour dans son studio, à appeler la police en constatant qu'il a été cambriolé. On rappelle souvent que les Inuits ont à leur disposition une trentaine de termes pour désigner la neige, mais il s'agit de subtils états intermédiaires, donc de réalités différentes. S'il y a mille façons de parler de sexe et d'amour, le même locuteur usera selon le contexte et le public différents termes ou expressions pour évoquer la même réalité. Certains n'entreront pourtant jamais dans son répertoire, d'autres lui seront familiers ou récurrents. Ce sont ces termes qui forment la nébuleuse lexicale d'un personnage et qu'il importe de déterminer si on veut lui donner la parole. Se mettre en quête du bon registre et savoir s'y tenir résout la majorité des problèmes de dialogue.
La syntaxe est un autre moyen d'identification : elle est plus riche et surtout plus juste chez un diplômé de l'université que chez un chômeur sans qualification. L'énonciation atteste rapidement des origines et de la formation. Il existe aujourd'hui un langage de rue générationnel, et même un accent, qui s'affranchit des régionalismes et stigmatise les banlieues. Bref, à chaque milieu correspond un ou plusieurs langages dont il importe de récupérer quelques particularismes pour donner à ses répliques le goût de l'authenticité.
La psychologie des personnages transparaît de même dans la prosodie, le rythme et la tournure des phrases, générant une infinité de possibilités. Une ingénue truffera sa prose de naïvetés, un perpétuel angoissé se révèlera plus bavard qu'un baroudeur, concis dans ses réponses et usant plus volontiers d'interjections. Un langage familier s'accommodera plus facilement de termes vagues et de tournures incorrectes. Admise dans le langage courant, une faute comme le doublement du sujet par un pronom caractérise différemment le locuteur selon le contexte et le reste de la phrase :
« Le vendeur, il a tendu la main pour que je lui donne de l'argent. »
« Du coup, le type, il a tendu la main et je l'ai payé. »
On distingue l'enfant de l'adulte à un ensemble de signes. De même, ci-dessous, la même erreur manifeste un certain emportement alors que la réplique suivante l'utilise dans une autre perspective :
« Mon invention, elle m'appartient et elle n'ira jamais dans d'autres mains que les miennes. »
« Ce que je veux dire, c'est qu'il faut se garder de l'utiliser aveuglément. »
Des particularités comme un tic de langage, une expression employée à tout bout de champ, aident à caractériser la personne. « Élémentaire, mon cher… », « Ne m'appelle pas commandant », « By jove ! », sont des occurrences qu'on ne saurait employer sans faire référence à Sherlock Holmes, Bob Morane ou Philip Mortimer.
Faire apparaître le comportement dans le langage est le plus sûr moyen de caractériser un personnage. Il pourra avoir l'ironie ou le sarcasme à la bouche, employer un ton larmoyant ou ne jamais se départir d'une attitude bougonne, manifester une humeur joviale et une propension à l'émerveillement ou donner son avis avec force "moi, je", il sera chaque fois immédiatement identifiable.
Comme, en général, le lecteur s'en tient à sa première impression, il est essentiel de ne pas rater le premier échange de propos. Un personnage bien campé se reconnaît à sa manière de parler : c'est dire si, contrairement à ce qu'on pense, le dialogue est déterminant dans un récit.
DES LUMIÈRES DIALECTIQUES
Dans dialogue, il y a dia, qui signifie à travers en grec. Dans un monologue, le locuteur parle seul, non à cause de la solitude mais parce que la communication ne se fait que dans un sens. Il égrène ses "et pis alors" sans autoriser d'interruption tant qu'il n'a pas placé son épilogue. Dans un dialogue, ce qui est dit ne se limite pas à dispenser des informations mais devient un entretien à travers lequel les participants échangent sur un plan plus élevé, qui est celui des idées. Auditeurs et péroreurs se confondent ici et entretiennent une discussion. C'est probablement parce que d'elle jaillit la lumière, et qu'il convient de bien chauffer ses arguments, qu'on parle du feu de la discussion. L'intérêt est moins le résultat que ce qui se passe durant l'échange : chaque partie développe un argumentaire qu'il met en jeu ou en gage lors de l'entretien, confrontation de points de vue qui légitime le résultat final. Lequel peut parfaitement être un coup sur la tête du raisonneur, quand les arguments viennent à manquer, faudrait voir à pas non plus trop la ramener.
Dans une fiction, le dialogue est le moyen d'exposer une vérité générale ou la vision personnelle de l'auteur, de délibérer au travers d'un échange dont le but est d'épuiser les arguments de part et d'autre, et finalement de convaincre, voire d'illustrer le cheminement de la pensée conduisant à la modification d'un point de vue. Mais comme l'indique l'emploi de guillemets ou de tirets, le débat doit toujours être mené de façon objective. Pourquoi passer par la discussion dans ce cas ?
Une démonstration de ce type est beaucoup plus facile à caser dans un dialogue que dans la trame du texte. Ne serait-ce que parce que l'auteur s'expose moins : il pourra toujours s'abriter derrière ses personnages en cas de réfutations embarrassantes, et d'ailleurs, il lui arrive de les faire mal raisonner pour les besoins du récit. Donner la réplique à un contradicteur permet de développer un argumentaire plus convaincant qu'un exposé vantant les avantages et les inconvénients de chaque position. Sans aller jusqu'à développer de fastidieuses démonstrations où l'assentiment de l'interlocuteur est requis à chaque étape, comme le faisait sournoisement Platon afin de mieux piéger son pseudo interlocuteur avec sa dialectique à sens unique, il y a de multiples avantages à mettre en scène un argumentaire. Le premier et le plus décisif est que le lecteur n'a pas à réfléchir pour déterminer de la justesse de l'exposé : le gagnant est celui qui cloue le bec à l'autre ! Et le coup sur la tête ne changera rien à cette victoire intellectuelle, au contraire, elle l'entérine même si le gagnant est réduit en chair à pâté !
Dans un exposé, l'auteur prévient les objections de ses contradicteurs, mais il lui arrive d'en omettre ; dans un dialogue, il est bien forcé d'imaginer lesquelles elles seront pour donner la parole à l'interlocuteur. Il lui faut épouser les deux points de vue.
« On ne s'attaque pas aux gens parce qu'on les trouve bêtes !
– Cette erreur explique leur prolifération.
– Ils n'ont pas reçu l'éducation dont vous avez bénéficié, est-ce un crime ? Toute leur vie, on les a abreuvés de bêtises. Ce n'est pas vraiment leur faute.
– C'est pas non plus la mienne et c'est pas une raison !
– Mais c'est vous la personne intelligente dans l'histoire. Soyez en plus le type sympa.
– Je suis trop intelligent pour être un tel gentil. Et j'en ai pas non plus envie, na ! »
Pour être plausible, l'exercice implique que les interlocuteurs échangent des arguments de valeur équivalente. Ce qui suppose aussi bien de l'honnêteté intellectuelle qu'une aptitude à deviner les objections du camp d'en face. Si l'un des protagonistes n'est pas à la hauteur, c'est l'argumentaire qui s'effondre.
« Mais c'est aux racines du mal qu'il faut s'attaquer ! Les publicistes, la société de consommation !
– Malheureusement, les gens qui exploitent les crétins sont trop malins pour être sensibles à mes ondes Bêta. Et si je ne l'utilise pas, mon invention ne servirait alors à rien.
– Effectivement, vu sous cet angle... »
Il arrive même que l'auteur, effaré, se rende compte que l'enchaînement des répliques l'a amené à faire pencher la balance du mauvais côté. Ici aussi, toute tentative pour imposer un argument fallacieux mettant fin à l'échange est voué à l'échec. À l'auteur de se débrouiller sans tricher. Ne parvenant pas à conclure, il peut laisser le débat ouvert, ou bien il peut l'interrompre par une relance de l'action, en laissant le lecteur se faire sa propre opinion.
« Mais c'est quand même pas une raison pour se débarrasser d'eux…
– Vous ne comprenez pas ! Je n'élimine personne ! En contrôlant les crétins, je les aide car je les force à accomplir des choses utiles. Je peux aussi les pousser à s'instruire. S'ils ne réagissent plus à mon arme, c'est qu'ils auront évolué.
– Mais qui garantit que vous n'en ferez pas vos esclaves ? Vous pourriez aussi bien les contraindre à passer la serpillière, faire la poussière sur les meubles, astiquer les cuivres. Il y a chez ma mère une collection de bassines…
– Haut les mains, misérable ! Vous allez libérer l'agent Mapoule des liens avec lesquels vous l'avez attaché à cette chaise de jardin en plastique, ou bien je vous tire dessus avec mon semi-automatique Beretta 9000 S de calibre Parabellum.
– Marie-Paule, pas Mapoule ! Tu fais chier, Antoine… »
Si l'interruption tombe à point nommé, elle est aussi l'occasion de rappeler que l'information que véhicule le dialogue est différente de celle transmise dans les descriptions ou la trame du texte. Dans les échanges, on évite d'inclure des précisions, qu'elles soient techniques, historiques ou commerciales, ce qui aurait tendance à brouiller l'aspect utilitaire du message. Les gens ne prennent jamais la peine de citer la marque ou le modèle des objets qu'ils utilisent, sauf si la précision est nécessaire.
« J'ai cru que tu ne viendrais jamais ! Au début, j'ai redouté qu'il me violerait et m'humilierait sauvagement, et après, j'ai regretté que non : il m'a seulement expliqué le fonctionnement de son arme pendant deux heures…
– Je sais, j'ai tout entendu… »
L'important est de rester crédible en limitant le temps de parole dans les scènes d'action. Jadis, dans les polars, le détective expliquait comment il avait confondu le coupable tout en le tenant en joue, probablement pour l'empêcher de s'endormir alors qu'il tente de suivre les raisonnements ayant permis d'élucider une affaire aussi embrouillée que ses explications. La logique aurait demandé à procéder à son arrestation d'abord et à bavarder une fois la porte de la prison refermée.
SOIS BREF OU TAIS-TOI
Ce tunnel est une survivance théâtrale où l'économie de lieu nécessitait de régler ces détails séance tenante. On ne la retrouve pas pour rien chez Agatha Christie, qui commit une dizaine de pièces originales et adapta elle-même certains de ses plus célèbres romans comme Dix Petits nègres ou Mort sur le Nil. Parfois il s'agit de permettre au coupable de préciser un ou deux points, ce qui justifie un peu mieux ces bavardages. L'autre justification est une théâtralisation volontaire de la part du Hercule Poirot de service, qui convoque l'ensemble des suspects afin de dévoiler le nom du coupable dissimulé parmi eux. Le procédé a encore ses adeptes, mais dans tous les cas, il faut éviter de donner à cette ultime confrontation la longueur d'une conférence de presse. Si elle n'est pas réellement nécessaire, évitez la. Tout au plus s'autorisera-t-on une ou deux répliques, le temps au méchant de récupérer une arme pendant qu'on délivre sa prisonnière : les dialogues, rappelons-le, doivent être intelligemment insérés entre des scènes d'action. L'alternance permet de ne pas endormir le lecteur.
« Si vous avez tout entendu, vous allez peut-être me donner raison ? Je n'aurais pas dû m'en prendre à votre collègue, je le reconnais, mais elle allait détruire mon invention. Dites-moi que vous laisserez mon générateur d'ondes intact !
– Qu'est-ce que tu fabriques, bon sang ?
– J'essaie de dénouer ces nœuds, qu'est-ce que tu crois ?
– Mais tu aurais d'abord dû lui passer les menottes ! »
Antoine remarqua à ce moment que l'arme de Marie-Paule se trouvait dans la paume du savant fou. Il la voyait même en gros plan.
Parmi les défauts récurrents, relevons encore celui qui consiste à laisser les protagonistes commenter l'action en cours. On ne devrait pas entendre le méchant s'exclamer : « Ah, ah ! Il fallait commencer par me désarmer ! ». Là, il le dit juste pour l'exemple.
Chaque partie du texte doit remplir la fonction qui est la sienne et ne pas se défausser sur les autres, particulièrement sur les dialogues qui, en-dehors des argumentaires, se limitent à montrer les réactions des gens, ce qu'ils éprouvent, bref, ce qui relève de l'émotionnel ou du psychologique. Que les informations visuelles se cantonnent aux descriptions et l'action au sein de la narration, et les vaches seront bien gardées !
C'est précisément en direction de ces ruminants que courent nos agents après avoir essuyé un ou deux coups de feu qui ont complètement raté leur cible. Les savants fous, en général, sont trop occupés à construire des machines maléfiques pour s'entraîner sur des stands de tir.
« Vite, courons nous réfugier dans le petit cabanon au bout du champ, de l'autre côté des barbelés. »
Voilà une phrase qui sonne faux. Les dialogues doivent rester sobres, même quand ils sont nécessaires à la dramatisation des scènes d'action, lesquelles, sinon, paraîtraient muettes (ils prennent ici le relais du fond musical dans un film). Dans des situations d'urgence, il importe de parer au plus pressé : les échanges se limitent au strict minimum. On peut raisonnablement estimer que la phrase réellement prononcée dans pareil cas ressemblerait à :
- Là-bas, de l'autre côté des barbelés ! Le cabanon ! Vite!
Tout le monde comprendra aisément qu'il est question de s'y réfugier. Les informations visuelles en complément du dialogue achèveront de renseigner le lecteur. D'ailleurs, même cette phrase est encore trop longue. D'abord parce que la brièveté maximale illustrera mieux le caractère d'urgence de la situation, ensuite parce qu'il vaut mieux économiser son souffle quand on coupe à travers champs pour éviter un fou furieux lancé à ses trousses :
« Là-bas, vite !…»estnettement mieux. On peut éventuellement lui adjoindre « Aïe ! Ouille ! » parce qu'Antoine, trop essoufflé pour réussir son saut, s'est emmailloté dans les barbelés. Des interjections, à ce stade, suffisent.
La sobriété du dialogue n'est pas seulement propice aux scènes d'action. À moins d'illustrer la logorrhée d'un quelconque locuteur, elle est pratiquement tout le temps de mise. Elle se révèle particulièrement efficace dans les scènes de dramatisation ou pour marquer une émotion. Par exemple, cette phrase, qui a priori sonne juste :
« Antoine, cet homme en noir avec le chapeau rabattu sur les yeux ne me plaît pas. Il me fait peur. »
peut avantageusement être réduite de la sorte :
« Antoine, ce type… Il me fait peur. »
La charge émotionnelle y est plus forte. Le reste passera dans la description :
"Antoine vit effectivement un homme tout de noir vêtu, au large chapeau rabattu sur les yeux, qui regardait dans leur direction, une fourche à la main.
« Crévindiou ! Je vous libère si vous m'expliquez comment vous avez réussi à vous entortiller comme ça ! »"
Les dialogues plats étant particulièrement redoutables, mieux vaut ne conserver dans sa prose que les plus pertinents. Il arrive pourtant que, lors de certains échanges d'informations qu'on ne saurait placer ailleurs, les protagonistes soient amenés à débiter des banalités. Ce n'est pas parce que Marie-Paule remercie Antoine d'avoir finalement éliminé le savant fou en se souvenant à temps qu'il disposait également d'une arme de service, raison pour laquelle il s'est d'ailleurs emmêlé davantage dans les barbelés, que celui-ci doit balancer une banalité comme "Merci" ou "De rien". C'est le moment de se souvenir que le dialogue sert à montrer un trait de la personnalité ou à souligner une émotion. « De rien, Mapoule » est déjà préférable. On pourrait envisager des répliques illustrant la fierté ou le soulagement, mettant en lumière un comportement machiste ou une gêne traduite par un bougonnement. « Cette fois, tu ne lèveras plus les yeux au ciel quand tu me verras arriver ! » en dit davantage sur les relations qui les unissent.
On s'aperçoit à cette occasion que le meilleur moyen d'éviter les platitudes est de ne pas répondre directement au propos, mais de le poursuivre par une considération qui l'enrichit ou qui débouche sur un autre sujet en lien avec l'intrigue.
Par exemple, en réponse à la fanfaronnade d'Antoine, Marie-Paule pourrait précisément lever les yeux au ciel et rétorquer :
« Je me demande si l'arme du professeur marche encore. »
Ce serait, après tout, une meilleure conclusion que de mutuelles congratulations.