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Les conseils de Claude Ecken - Descriptions Vivantes
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Les conseils de Claude Ecken - Descriptions Vivantes

La description directe a ses charmes et ses adeptes. Elle est par exemple particulièrement utile dans les scènes d'exposition, pour planter un décor. Elle occupe la même fonction que l'image panoramique qui ouvre certaines bandes dessinées, par exemple celles d'Astérix, où, en une demi-page, les caractéristiques du village gaulois et ses principaux personnages sont posés. Par la suite, la description a besoin de se faire plus discrète pour laisser l'histoire se déployer, d'où sa nécessaire intégration au récit.
 
Vous êtes désormais convaincus que les descriptions sont indispensables à votre histoire, voire plus si affinités. Elles sont la carnation du récit : non seulement elles la colorent et la nuancent, mais elles l'habillent. En d'autres termes, elles lui donnent du sens de la même façon que des vêtements résument une personnalité ou définissent un mode de vie. Il est peut-être exact que l'habit ne fait pas le moine, mais, il est sur ce point assez semblable à l'argent, il y contribue malgré tout, et même il trompe énormément, comme en témoigne la persistance du costume pour désigner une fonction, la monotonie du vêtement standard de la Chine communiste ou du jean passe-partout rappelant que l'ennui naquit de l'uniforme ôté et aussi qu'il est urgent d'interrompre cette suite de proverbes avant d'y perdre son latin.

 Rappelons toutefois que le mensonge, en littérature, n'a rien de condamnable, bien au contraire. Un bon auteur est avant tout bon menteur. La façon de tromper est d'ailleurs révélatrice des intentions cachées et à ce titre riche d'informations. Celui qui, avec force clins d'œil et coups de coude dans les côtes, cherche à établir une complicité n'attend pas de sa victime la même chose que celui qui raconte une catastrophe personnelle avec les accents déchirants du héros romantique d'un opéra tragique.

 Un bon menteur a l'art d'emballer son mensonge de façon à ce qu'il passe inaperçu. Ses histoires ressemblent à des boîtes Tupperware empêchant qu'il soit trop tôt éventé. Il n'a pas besoin d'inscrire "authentique" en bas de page, au risque de sous-entendre que tout le reste n'est qu'élucubrations, comme les parleurs qui, à force de s'être fait attraper, truffent leur propos de "franchement" à tout bout de champ. Je vais vous dire, franchement, ça jette immédiatement un sentiment de suspicion. Pour éviter de se faire repérer, le bon menteur mêle à ses inventions des vérités éternelles qui emporteront l'adhésion du lecteur incapable de faire le tri. Un commercial ne se contente pas de vanter les qualités de son produit, énumération pourtant essentielle pour se démarquer de ses concurrents : il intègre cette liste dans un scénario mettant en scène ses multiples avantages. C'est même devenu une spécialité si répandue que ces fictions sont allégrement diffusées à la télé avant, après et même pendant les autres œuvres de l'esprit. Franchement, il y a là une inépuisable source d'inspiration pour apprendre à associer un thème, une idée (ou un produit, c'est pareil) à une histoire. Ou encore une description barbante quand elle est isolée. C'est authentique car parfaitement vérifié : la lier à l'action la fait aller de soi ; elle cesse d'être considérée comme un ralentissement de l'intrigue et même devient plus dynamique.
 Les règles en usage, précision des termes, originalité des images, brièveté et simplicité, restent de mise, et sont d'ailleurs valorisées dans la mesure où elles facilitent la dissimulation de la description au sein du récit.
 
DES INSERTS SINCÈRES
 
 En distillant au sein de l'intrigue des détails relevant de registres différents, on informe discrètement le lecteur d'une foule d'éléments nécessaires à la compréhension. Les littératures de l'imaginaire sont particulièrement friandes de ces techniques, qui les obligeraient sinon à délivrer le contexte au moyen de cartes, d'annexes et de lexiques. Il s'agit, une fois de plus, de montrer au lieu d'expliquer, de communiquer au moyen d'impressions, plutôt que de se lancer dans un exposé, ce qui est tout de même une façon plus vivante – et plus réaliste – de partir à la découverte d'un monde inconnu.

 À ceux que la mention de paratextes vient de troubler durant l'élaboration d'un glossaire terrien-aldébaranais ou l'ombrage finement hachuré des collines de Torgnol, il faut préciser qu'ils sont tout à fait appropriés, à partir du moment que la lecture de la fiction qu'ils prennent en sandwich peut s'effectuer sans y avoir recours. L'auteur doit s'assurer que chacune des informations compilées se retrouve subtilement insérée à un passage ou un autre du texte. L'ajout de préambules ou d'appendices ne doit pas être une obligation mais une facilité. C'est un charitable embellissement destiné à ne point accabler le lecteur affligé d'un Alzheimer empêché de se souvenir de chaque formidable trouvaille du roman. Vous pouvez donc retourner sans crainte à vos compléments géographiques et linguistiques. Mais il faudra malgré tout penser à insérer élégamment ces éléments descriptifs, et encore à les rappeler sans irriter les hypermnésiques au cas le livre s'épaissirait.

 Certains s'imaginent qu'il suffit de truffer l'action de précisions au moment où celles-ci se révèlent utiles. C'est vrai. Encore faut-il s'y prendre correctement. Van Vogt préconisait d'intercaler une phrase descriptive entre deux phrases d'action, une méthode bien trop systématique pour être appliquée à la lettre. Entrelarder chaque phrase de détails peut également s'envisager, à condition de le faire avec discrétion et surtout de varier les approches.

 Pour commencer, une élémentaire logique doit être respectée. Rappelons cette règle : la chronologie des événements impose que les détails essentiels soient fournis d'emblée. Dans un récit où deux personnes ont palabré durant un week-end entier, la phrase suivante : « Il marchait à côté d'elle, et il put se rendre compte combien elle était petite, mais gracieuse, vive, attirante » relève du surréalisme, à moins d'apprendre que le protagoniste a enfin retrouvé les lunettes égarées à son arrivée, – quoique cela n'excuse pas son préjugé à l'encontre des personnes de petite taille.

 L'insert doit être pratiqué judicieusement, de façon invisible : il est donc court. « L'imposant guerrier leva son épée gravée de runes antiques et au pommeau serti de rubis. » Toute boursouflure déséquilibre la phrase : « Il la fixa avidement, détaillant l'éclat de son teint, l'harmonie de sa coiffure et de sa robe, la pourpre de ses lèvres où il aurait tant aimé poser les siennes en serrant ce jeune corps contre sa poitrine. » L'erreur est ici aussi manifeste que la rustique avidité de l'examen pratiqué par cet amoureux transi.
 Évitez d'être lourdingue en vous contentant, à l'occasion d'une action minimaliste, de fourguer les détails descriptifs qui n'auraient pas trouvé place précédemment, comme s'il s'agissait de bourrer un sac de voyage dont les coutures craquent déjà avec les affaires oubliées sur le lit : « Il avait dormi d'un sommeil de plomb entre les draps brodés et le ciel de lit au lourd brocart. C'était bien, comme l'avait nommée Léna, "la chambre havane". Spécifiquement masculine, avec son armoire et son bureau de style Régence, elle donnait une impression de grande sobriété, due sans doute à cette couleur de cuir fauve qui régnait partout, des tapisseries aux doubles rideaux, en passant par la moquette et les fauteuils. »

 Était-il nécessaire de prétexter le sommeil du protagoniste pour infliger la vue d'une pareille horreur ? Comme on suppose qu'il a ouvert un œil pour constater dans quelle chambre il a atterri la veille, mieux vaut faire en sorte qu'il se rendorme illico pour ne plus voir la grande, la lourde, l'écrasante sobriété des lieux.

 Le plus dommageable dans ce type de description est que l'auteur, estimant sa tâche accomplie, n'y revient plus. Son personnage se réveillera le lendemain dans sa chambre, et dès le surlendemain, on le retrouvera au salon sans être passé par la case réveil et salle de bain, en ayant de même évité le détour dans les toilettes havane sur lesquelles le protagoniste aurait posé cul bas. Ainsi soulagé d'un excès de matière, le roman devient lisible à partir de la centième page, à condition que l'action ne change pas de décor à chaque chapitre.

 Plutôt que d'assener une fois pour toutes un indigeste bloc descriptif, il convient de persiller les détails au fil du récit, au gré des nécessités. On peut les supposer faciles à insérer, mais rien n'est plus traître que ces grumeaux qui empâtent des phrases qu'on s'attendrait à voir couler avec limpidité. Le patouillis commence dès qu'on veut ornementer le moindre objet de précisions… heu… précieuses. Robin Cook, le britannique auteur des Mois d'avril sont meurtriers, pas le ricain des thrillers médicaux, répétait sans cesse qu'il se livrait à la traque à l'adjectif. Ce dernier a pourtant ses charmes, dans un emploi mesuré. C'est comme la chantilly, excellente sur une pâtisserie, écœurante quand il y en a trop. Il faut le sens du rythme et de l'équilibre de la phrase pour sertir chaque mot d'adjectifs sans alourdir exagérément le texte :  « Deux fines mains de cette même blancheur cadavérique, qui émergent des manches vagues d'une robe jaune pour reposer sur les bords d'un fauteuil en rubis massif. (…) Cette main qui caresse distraitement la couronne impériale s'orne d'un anneau sur lequel est montée cette pierre rare d'Actorios, dont le noyau parfois s'esquisse puis s'estompe, aussi insaisissable que la volute de fumée, aussi impétueux dans sa prison de pierre que le jeune albinos sur son trône de Rubis. »

  Cette prose lourde, flaubertienne, salammbolesque, signée Moorcock, a le souffle approprié pour présenter Elric le Nécromancien. Elle s'attarde volontairement sur les détails, soulignant la richesse et la noblesse du personnage, mais aussi, par cette même lourdeur du texte, le poids du pouvoir, qui devient prison.

 Autant dire qu'une description ne se case pas juste pour étoffer l'action sinon réduite à sa plus simple expression, mais qu'elle doit illustrer une intention. On en revient une fois de plus à ce que l'habillement tient à donner à voir. En tout cas, on n'attire pas l'attention sur l'anodin, ni on n'interpelle à contretemps, comme c'est le cas dans l'exemple qui suit, où l'affectation dans la description parasite l'action et déséquilibre la phrase :  « Ce fut presque à sa recherche qu'il partit à travers les allées, artistement tracées au milieu des pelouses vertes, où le printemps avait semé, avec sa fantaisie coutumière, des centaines de pâquerettes et de boutons d'or…»

 Ce n'est plus un jardin à la française, mais un champ en friche ; il faut cependant savoir se contenter de peu lorsque le simple fait de tracer une allée au cordeau au milieu de fantaisies printanières est révélateur d'une sensibilité artistique. Il n'y a pas de sens dans cette description, juste une volonté bucolique un peu puérile, au contraire de la présentation d'Elric qui montre un personnage dévoré par sa charge : le trône couleur rubis, symbole du pouvoir, s'est gorgé du sang de celui qui s'y est assis, à présent d'une "blancheur cadavérique".

 Essayer de donner du sens aux descriptions, c'était déjà ce qui ressortissait des méthodes pour les raccourcir. Il s'agissait de les rendre plus claires en éliminant les longueurs. On se rend compte à présent qu'elles font plus qu'illustrer le texte : elle le chargent de sens.

 Attention aussi aux actions factices. Elles ne doivent pas servir de prétexte pour caser les passages descriptifs qui vous restent sur les bras. À présent que l'imposant guerrier a levé son épée, il est censé s'en servir. S'il la repose, le lecteur risque de comprendre que le geste n'a servi que les buts de l'auteur. En général, ces phrases se repèrent assez facilement : on y emploie un verbe d'action neutre, sans impact sur l'intrigue, et que seule une description prolonge, tel ce dormeur dans une chambre richement décorée. Le plus souvent, le protagoniste regarde dans une direction donnée ou se déplace sans raison particulière, il saisit distraitement des objets qu'il ne repose qu'au bout de dix lignes. Quand il rencontre quelqu'un, l'auteur ne signale pas sobrement qu'il salue la personne mais qu'il lui serre une main potelée tavelée de tâches de rousseur sous la broussaille des poils roux.

 S'il n'est pas toujours facile d'éviter ce type de procédé, en moins excessif, mieux vaut ne pas y avoir recours systématiquement. Si aucune solution ne se présente, autant se contenter d'une phrase descriptive sans artifices. La franchise est préférable à un mensonge mal déguisé, tout le monde sait ça d'instinct. Il suffit d'avoir été pris en faute une fois pour s'en souvenir.
 
APPROCHES DIRECTES ET INDIRECTES
 
 Cette simplicité est une leçon parfaitement assimilée par Simenon. La trivialité, voire la lourdeur, ne lui fait pas peur si elle est susceptible de restituer celle du paysage ou des gens. Lui qui a été le peintre de la banalité et du quotidien le plus prosaïque a failli être refusé par son éditeur pour ces mêmes raisons. Arthème Fayard trouvait Maigret trop terne et falot, pour tout dire trop ordinaire, pour correspondre à l'image qu'on se fait du flic résolvant des enquêtes. Le commissaire lui apparaissait aussi conventionnel que les intrigues qui ne dépassaient pas le fait divers. Philip Marlowe et Sam Spade n'avaient pas à craindre de concurrence. L'éditeur le publia malgré tout, avec la fortune que l'on sait. Ce qui avait fait le succès de Maigret était précisément cette rusticité et cette simplicité à mille lieues des intrigues échevelées des fins limiers. Le style était à l'avenant, qui appelait un chat un chat, sans fioritures.

 Dans une interview sur le Net, l'écrivain Franz Bartelt signale à propos de la technique d'écriture de Simenon : « Il a une écriture un peu neutre, sans recherche d’effets, aussi peu spectaculaire que possible, sans insistance. Dans un de ses romans, je ne me souviens plus lequel, il neige ou il pleut de la première à la dernière page. Simenon n’écrit qu’une fois « il pleut », tout au début du roman. Puis, il ne parle plus jamais de la pluie. Mais il en rappelle la persistance par des notations périphériques, les gens qui enlèvent leur imperméable, les parapluies qui gouttent, la cafetière qui est sur le coin de la cuisinière, là, qui bouillotte, la buée sur les carreaux. C’est très habile. »

 Cette approche indirecte ne se substitue pas aux descriptions faites en passant, car il faudra toujours user de description frontale pour montrer les toits luisants et les reflets dans les flaques. Mais elle permet tout de même de transférer un certain nombre de détails dans des phrases d'action, par exemple en parlant d'un arrivant qui essuie ses chaussures en entrant.

 La première fonction de la description indirecte est d'installer une ambiance, un climat qui imprègne durablement un récit. Ainsi, dans Calcutta, Seigneur des nerfs, le macabre récit de Poppy Z. Brite dans les Contes de la fée verte, où les morts paraissent mieux nourris que les vivants, il est question de l'incinération rituelle des morts sur les berges du Gange. Le rite n'est jamais décrit, à l'exception d'une seule mention explicite : « Au-dessus du pont se trouvaient les ghats, où les familles faisaient la queue pour incinérer leurs morts et jeter leurs cendres dans le fleuve. » En revanche, le rituel est sans cesse évoqué de façon oblique, par les comportements qu'il induit : « Les enfants ramassaient ces bouses [de vache] pour en confectionner des galettes avec de la paille, qu'ils revendaient comme combustible. » Cette description oblique se manifeste par les odeurs, grasses, les fumées et la cendre, conséquences indirectes, qui voient parfois un « chien galeux fouillant de la truffe une urne funéraire dans un crématorium » ou « flotter quelques bouquets de fleurs décolorées, quelques braises graisseuses encore fumantes, résidus de corps incinérés en amont. »

Une description directe de la même scène aurait dévoilé ses intentions didactiques. Le même rituel, dans Le Fleuve des dieux de Ian McDonald, ne cache rien de ses intentions pédagogiques tout en plantant le décor et un début d'intrigue :  « Les flammes montent et descendent sur les flots, quelques pèlerins et touristes ont mis des diyâs à dériver dans leurs petites soucoupes en feuilles de manguier. Elles se rassembleront kilomètre après kilomètre, ghât après ghât, jusqu'à transformer le fleuve en constellation de cou­rants et rubans de lumière, motifs dans lesquels les sages lisent augures, présages et fortune des nations. Elles éclairent la femme sur son parcours. Elles révèlent un visage de milieu de vie. Un visage parmi d'autres dans la foule et qui ne manquera à per­sonne, si tant est qu'un des onze millions de visages de la cité puisse être indispensable. Cinq types de personnes, ne pouvant être incinérées sur les ghâts, sont confiées au fleuve : les lépreux, les enfants, les femmes enceintes, les brahmanes et les victimes du cobra royal. La bindî de la femme montre que celle-ci n'appar­tient à aucune de ces castes. Elle dépasse la cohue des bateaux de touristes sans que personne ne la voie. Elle a des mains pâles et douces qui n'ont pas l'habitude du travail. »

 L'approche est différente. Et quand bien même on aurait plutôt envie de reculer devant le spectacle, force est de constater qu'elle est méthodique, mesurée. L'histoire et la description ne se mêlent ici qu'imparfaitement. Chacune soutient l'autre sans s'interpénétrer davantage. Le récit part d'une description, en apparence neutre puisqu'elle porte sur un rituel funèbre et que les informations objectives comme le type de personnes ne pouvant être incinérées tendent encore à ranger sous l'étiquette du documentaire. Mais on entre dans l'histoire en s'accrochant à un détail plus longuement que la normale, lequel finit par interpeller. Ici commence le mystère, celui de la femme morte sur lequel le regard se focalise puis s'attarde. Et finalement zoome dessus. Ça y est ! On est dans le récit.

 C'est presque dans un mouvement inverse que se déroulent la plupart des descriptions indirectes. À partir de ce qui est exposé, elles permettent de déduire une vue d'ensemble ou de comprendre une situation. Cette façon de décrire "en creux", de façon suggérée plutôt que frontale, peut être employée pour éviter les arrêts sur image, quand les lenteurs sont dommageables au déroulement du récit, mais aussi chaque fois que l'auteur a besoin d'introduire un effet vivifiant pour rehausser sa prose. Les descriptions indirectes, en se focalisant sur la conséquence plutôt que sur la cause, se prêtent très bien à ces artifices visant à surprendre.

 C'est l'effet Dormeur du val ! Le très bucolique poème de Rimbaud, « C'est un trou de verdure où chante une rivière », décrit un soldat allongé dans l'herbe, « la nuque baignant dans le frais cresson bleu ». Tout est charmant et rieur jusqu'à la fin du poème :
« Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit
»
 
Il ne s'agit ni plus ni moins que du vieux procédé de la chute procurant le saisissement qu'escompte l'auteur pour dynamiser une scène, ou pour finir une histoire. La dernière phrase de Desintox Inc. de Stephen King, dans le recueil Danse macabre est une description : « L'auriculaire de sa droite était manquant. » particulièrement glaçante si on se souvient que le fumeur récidiviste ayant souscrit à la méthode d'arrêt préconisée par Desintox Inc. est sanctionné par des sévices infligés à son épouse. Tout le monde a plus ou moins des exemples en tête, une description s'achevant sur un détail horrible ou au contraire dramatique, intrigant, désopilant. San Antonio n'a pas son pareil pour les descriptions à rebours, comme cette femme croisée dans l'escalier dans Du Poulet au menu :  « Du bleu au-dessus des yeux ; du mauve au-dessous du nez… Un sac de perles… Un cache-nez de deux mètres sur le dos et un trottoir de quinze mètres en bas de l'hôtel. »
 Dans une perspective picturale, la description indirecte installe une ambiance : la moiteur, la désorientation, la méfiance ; dans une perspective narrative, elle joue sur la surprise et l'étonnement, avec toutes la variétés des émotions qu'on peut en tirer.
 
 On retrouve ici l'art du dévoilement et du masquage utilisé dans l'élaboration d'un scénario. L'art de la description se rapproche cette fois des mouvements de caméra donnant à comprendre plutôt qu'à voir. Il n'est plus atemporel, comme pourrait l'être une peinture figée mais s'inscrit dans une durée. La hiérarchie du dévoilement s'inscrit dans un temps qui varie selon la méthode utilisée.

 Dans la description directe le déroulement est chronologique, suivant le sens ordonné par l'auteur. Il respecte une logique et une hiérarchie à laquelle est soumis l'exposé des faits. Le nécessaire ralentissement du temps que cela entraîne n'est pas forcément dommageable. Dans de maintes occasions, l'auteur augmente la tension dramatique en retardant les moments fatidiques. Les récits fantastiques, les passages jouant sur le suspense, usent à l'envi de tels procédés. Et comment mieux temporiser sinon en se livrant à des descriptions ? C'est le bon moment pour caser celles dont vous ne saviez que faire. Elle atteindront un niveau d'intensité insoupçonné ! Surtout si on ne sait d'où doit venir la menace : la terreur augmentera tandis qu'on s'attardera sur le capitonnage fauve des accoudoirs du fauteuil et sur les doubles rideaux de couleur tabac qui semblent avoir tremblé. Brrrr…

  Au contraire, la description indirecte s'installe dans le temps. Elle est le rappel d'une situation qui perdure, comme la pluie dans l'exemple tiré de Simenon, ou se déroule à rebours quand elle utilise l'art de la chute pour provoquer le rire ou le frisson.
 
LE SENS DE LA DESCRIPTION
 
 D'abord simple illustration de l'action, puis élément narratif, la description peut aussi être un révélateur de l'âme humaine. Cette fonction est évidente dans la lecture d'une scène. Les lieux comme les objets sont le reflet de la personnalité, un évier débordant de vaisselle sale, un plan de travail où s'empilent des boites de pizza est très instructif sur son propriétaire, son âge, éventuellement son sexe, ce que confirmera un examen de la chambre où il semble qu'on a fait exploser une corbeille de linge sale, et où les posters au mur ne laissent aucun doute sur l'absence de l'âme sœur. Il ne s'agit là que d'un examen objectif : les images parlent d'elles-mêmes.

 Considéré par le point de vue du protagoniste, l'énoncé devient le reflet des pensées intimes, informe sur l'humeur du moment. Quand l'auteur mentionne que son personnage regarde autour de lui, on peut s'attendre à une certaine objectivité de la scène visualisée. Quand la mention est tue, elle correspond plus probablement au regard du personnage. Les descriptions peuvent être prises en contre-point, comme une avenue animée à l'heure de pointe soulignant la solitude du héros.

 Lucius Shepard, qui n'a pas son pareil pour éveiller chez le lecteur des émotions subtiles et complexes à partir d'une simple description, donne à lire dans ce passage de La Présence, publiée dans le recueil Aztechs, les pensées de plusieurs personnages, à travers le portrait d'une femme. Celles, intéressées, de ceux qui détaillent sa plastique et celles, curieuses, de Bobby, qui voit au-delà des apparences :  « Ce soir encore, la brune élancée en tailleur style femme d'affaires est assise au bout du comptoir, juste au-dessous de la silhouette de danseuse en néon bleu. Ça fait une semaine qu'on la voit régulièrement. Proche de la trentaine. Les cheveux coupés court, un look punkette corrigé bourge. Des cheveux de top model. D'épais sourcils obliques, comme des accents graves. Des traits anguleux, mignonne dans le genre fragile, ou peut-être pas mignonne, non — peut-être qu'elle est tellement bien sapée, tel­lement bien apprêtée, qu'il en résulte une impression de joliesse artificielle, la magie des poudres et des pinceaux, avec sous ces couches de maquillage une fille en fait assez quelconque. Mais bien foutue. Régime et club de gym. Elle arbore la même neutralité minérale que Bobby observe chaque matin chez les femmes qui sortent de la terre, dégorgées par le métro D, prêtes à affronter Manhattan une nouvelle fois. Il arrive parfois que des types l'abor­dent, la prenant pour une pute faisant un numéro de cadre sup pète-sec pour attirer les hommes cherchant à se défouler sur un fac-similé de la patronne qui leur fait vivre l'enfer durant les heures de bureau, et ils font demi-tour dès qu'elle leur a adressé la parole. »

 La grande force de Shepard est de faire transparaître la solitude de Bobby et quelques autres émotions contradictoires dans ce paragraphe. L'emploi d'un style subjectif, bien que limité (non, peut-être que… Quelconque. Mais bien foutue) y aide bien un peu : les réévaluations mentales de Bobby suffisent à donner à découvrir le reste du texte comme appartenant à ses pensées intimes. On devine alors son désaccord envers les malappris abordant la femme dans la rue, son intérêt grandissant pour elle suite à l'examen patient et détaillé, notations aussi brèves que les regards qu'il doit porter à la dérobée (neutralité minérale en dit plus que des poses et des attitudes croquées sur le vif), ainsi que l'ennui quelque peu mélancolique qu'il traîne dans la vie, compte tenu du bar qu'il fréquente, avec une "silhouette de danseuse en néon bleu". "On" fait de lui un observateur parmi ces anonymes cassés par la vie, dégorgés par le métro pour affronter Manhattan, avec cependant une vie intense révélée par cette inspection minutieuse sans concession, qui dénote la prudence résultant de vieilles désillusions. On en apprend davantage sur Bobby que sur la femme sans jamais se focaliser sur lui !

 Ici la description porte le récit au-delà de la simple narration, et devient l'expression d'une subjectivité complexe, révélant des troubles intérieurs. Du grand art rendu possible par un travail à tous les niveaux : ton caractéristique d'un état d'esprit, vocabulaire choisi, brièveté des scènes soigneusement sélectionnées. Pour y parvenir, essayez de vous représenter la personne à qui vous relatez ce que vous avez vu, en mimant l'état d'esprit ou l'humeur que vous désirez distiller. Une fois qu'on a adopté cette démarche, les corrections sont plus faciles à effectuer et l'exercice s'en trouve facilité les fois prochaines.

 Cette façon de procéder est bien plus efficace que l'approche purement verbale ou picturale de la description. S'en affranchir dynamise le propos, le particularise en partageant directement les impressions avec le lecteur.
 Regard orienté, la description devient une action narrée du point de vue du personnage, ce qui donne davantage de poids au récit.
 
UN COUP DE SYMBOLES
 
 Elle peut aussi revêtir une fonction symbolique qui ajoute à la scène des considérations orientant le discours ou lui conférant une portée qui n'a plus à être clairement explicitée. La répétition d'un objet ou d'un paysage lourd de sens, la charge symbolique de motifs ou de couleurs disposés aux endroits adéquats renforcent chez le lecteur une impression subjective qui l'imprègne à la lecture du passage, voire s'impose plus durablement jusqu'à dessiner les contours de la thématique du récit.

 Pour reprendre l'exemple de Calcutta, la cité des morts, les thématiques liées à la mort et à la vie, à la cohabitation ambiguë des vivants avec les défunts, à celle de l'extrême pauvreté avec le modernisme de la ville, autorisent plusieurs lectures qu'on peut combiner avec les sentiments qu'elles inspirent, peur, dégoût, beauté insolite, et mettre en perspective avec les réflexions philosophiques ou sociales que l'auteur tient à aborder. Chez Ian McDonald, les considérations sur le dernier voyage sont sans cesse contrariées par les rappels constants du monde moderne, qui finissent par s'opposer dans un affrontement d'images inversées.  « Tout le monde finit là. Le fleuve emporte tout. Boue et crânes.  Des remous font rouler le corps, se saisissent de la soie du sari qu'ils déploient lentement. En approchant du petit pont flottant sous le fort Râmnagar, chaque jour plus en ruine, le cadavre roule un peu une dernière fois avant de se libérer. Un serpent de soie se déroule devant lui, se prend dans l'extrémité arrondie d'un ponton et se dévide de chaque côté. Ce sont des sapeurs britan­niques qui ont construit ce pont, dans la nation avant la nation avant l'actuelle, cinquante pontons sur lesquels ils ont jeté une étroite bande d'acier. La circulation légère traverse ici : phut-phuts, vélomoteurs, motos, cyclo-pousse, Maruti épisodique se frayant klaxon bloqué un chemin entre les vélos, piétons. Le pont flottant est un ruban de bruit, une bande magnétique sans fin sur laquelle résonnent roues et pieds. Le visage de la femme nue dérive quelques centimètres sous les autopousses. »

 Aux domaine des morts la chair et le visage de la femme, au monde moderne l'imbrication de la technologie et de fantômes humains. Deux fleuves coulant en sens opposé.

 Poppy Z. Brite va encore plus loin. Les images macabres des rites funéraires se combinent avec celles de la naissance, évoquant la nature cyclique de la vie et de la mort. La symbolique est étendue jusqu'à l'allégorie : Calcutta tout entière devient cette matrice dispensatrice de mort. Après avoir évoqué les ghâts, les images de combustion et de feu se communiquent à la ville entière et calcinent littéralement le paysage. D'abord, « les rues bordées de mauvaises herbes calcinées, » puis « une zone peuplée d'usines et d'entrepôts, de cheminées noircies par la suie » jusqu'à l'embrasement final du matin : « Lorsque le soleil est monté au-dessus de la boue et de la gloire de Calcutta, le ciel était baigné d'une lumière si rose, ses nuages y formaient une fumée si grise, qu'il m'a paru n'être qu'un incendie. »

 Une fois le motif repéré, il faut le répéter partout où il est possible de le glisser, s'y tenir jusqu'à en faire une signalétique immédiatement identifiable, en évitant les images qui brouillent le message.

 Étendues à la longueur d'un roman, les descriptions symboliques peuvent revêtir diverses formes et se décliner de diverses façons. G. J. Ballard en a fait un emploi particulier à travers nombre de romans, esquissant les mythes du monde moderne. Celui du rêve brisé de la conquête spatiale évoque inlassablement des plages désertes, des lunettes de soleil abandonnées au bord de piscines vides, des éléments récupérés sur des fusées spatiales, l'avancée du sable, etc.. Celui de la technologie moderne traitée dans la Trilogie de béton fustige son obscénité et sa violence à travers des images volontairement violentes et pornographiques, où s'interpénètrent chair et métal. « dehors, la circulation sur le pont autoroutier médiatisait un érotisme exquis et immortel » est un exemple éloquent, tiré de Coïtus 80, qui installe d'emblée l'équation que pose l'auteur.

 Les motifs symboliques de ce type supposent, on s'en doute, une préparation en amont qui peut prendre la forme d'une charte d'écriture. Une fois le synopsis établi, l'auteur a une vision d'ensemble suffisamment précise pour déterminer les outils stylistiques qu'il emploiera, un peu comme un illustrateur qui, après choisi la composition de son dessin, détermine les zones où il emploiera l'aquarelle et celles qu'il rehaussera à l'encre de chine.

 Ces répétitions, qui doivent plus être entendues comme des variations autour d'un même thème, ne doivent pas faire oublier que la force d'une description réside davantage dans le choix des images que dans la formulation. Ballard, par exemple, multiplie les approches, modifie sans cesse le cadrage qui fait ressortir des détails incongrus, diversifie les plans et fractionne l'image de manière à la rendre neuve. André Breton, qui haïssait les descriptions, ces "superpositions d'images de catalogue" autant que l'auteur cherchant à lui  "glisser ses cartes postales" et le "faire tomber d'accord avec lui sur des lieux communs", ne répugnait pas à découvrir celles, insolites, des surréalistes, suivant la formule de Lautréamont qui définissait le beau "comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie !"

 Ayez de l'audace ! Une description étonnante est toujours un ravissement qui illumine un récit. En choisissant d'inclure les motifs sous diverses formes à travers le récit, en privilégiant les scènes qui favorisent son insertion et en bannissant tout ce qui brouille la lecture, on peut énormément s'amuser avec les descriptions sans plus jamais se demander comment les placer dans le récit.

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