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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Mai 2011
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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Mai 2011

Les Cent mille royaumes de N.K. Jemisin
 
Avec "Les Cent mille royaumes", son premier roman, N.K. Jemisin fait une entrée fort réussie sur la scène littéraire de la fantasy ! Avec sa suite, "Les Royaumes déchus", nous avons ainsi les deux premiers volumes de ce qui constituera "La Trilogie de l'Héritage" (Orbit), une histoire complexe se déroulant dans un univers original et déroutant. Qu'on en juge : "Les Cent mille royaumes" sont un empire dominé par la toute puissante famille des Arameris depuis la Guerre des dieux, plus d'un millénaire auparavant, guerre qui a ravagé la planète et vu s'établir la suprématie d'Itempas, Dieu suprême de la Lumière et de l'Ordre, sur son frère déchu Nahadoth, Dieu des Ténèbres et de l'Ombre. Depuis, celui-ci a été réduit à un esclavage éternel sous une forme humaine, dans le palais de l'Empereur arameri, Ciel, un palais-cité au sommet d'une colonne gigantesque qui le sépare de la ville à son pied. Y règnent, y prolifèrent, naturellement, nombre d'intrigues afin d'obtenir une parcelle de pouvoir, de puissance ou de liberté car, outre les Arameris de sang-pur, la plus hautaine aristocratie, évoluent des demi-sang, des humains normaux et les enfants des dieux, les "génitures" aux pouvoirs étonnants. L'auteur nous fait découvrir le destin de Yeine, une jeune barbare au sang mêlé élevée dans un petit royaume sans importance, appelée à Ciel par son grand-père l'Empereur et outil d'une révolution impensable. Autour de l'héroïne interviennent des personnages pathétiques, comme Nahadoth / Hadro, ou attachants comme Sieh, l'enfant de dieu, sans compter les intrigants arrivistes comme Scimina, chacun poursuivant ses propres buts dans un imbroglio complexe que N.K. Jemisin tisse à merveille, avec une écriture qui ne cède rien à la facilité. De plus, elle s'attache à donner une grande profondeur à ses personnages, à montrer leur évolution psychologique en fonction des interactions de chacun, à montrer qu'il n'y a pas de psycho-rigidité qui ne soit inébranlable... Elle nous amène ainsi à la conclusion du premier livre, une révolution magnifique, avec des descriptions grandioses de certaines scènes clés. On comprend à la lecture pourquoi ce roman a été nominé au Hugo et au Nebula.
 
Dans le deuxième volume, "Les Royaumes déchus", l'auteur nous transporte une dizaine d'années après les événements du premier tome. Les habitants se sont habitués aux changements intervenus et nous découvrons la vie sans histoire d'une jeune artiste aveugle dans la grande cité d'Ombre, au pied du palais de Ciel, cité dans laquelle sont établies toutes les "génitures", ces enfants des dieux aux pouvoirs multiples. Mais la cécité d'Oree Shoth est très particulière puisqu'elle peut distinguer la magie et a un pouvoir étonnant, celui de transformer ses peintures en outils magiques. Et, lorsqu'elle recueille un pauvre vagabond gisant sur un tas d'ordures, sa vie va basculer au milieu des meurtres de génitures et des fanatiques religieux, chacun n'étant pas ce qu'il semble être... Une fois de plus, Jemisin bâtit une intrigue complexe et superbe, aux rebondissements causés par la nature humaine - ou divine -, les émotions et les sentiments ou leur absence, qui constituent pour elle le ressort qui nous fait agir, la raison étant le plus souvent secondaire. Nous assistons ainsi à un deuxième moment crucial de l'histoire de l'Empire et de la famille arameri, en retrouvant certains personnages du premier tome, comme T'Vril ou Sieh. Le monde a changé, les personnages ont évolué et cela permet à l'auteur de continuer sa réflexion sur l'humain et le divin et la manière dont les deux natures interagissent, mais aussi sur la religion et le fanatisme religieux, toujours avec une belle écriture, toujours sans concession à la facilité pour le lecteur. Le résultat est excellent et fort prometteur pour la conclusion de cette trilogie qui devrait sortir en anglais à la fin de l'année. Espérons qu'Audrey Petit nous fera le plaisir de la faire traduire très vite ! J'en profite pour dire tout le bien que je pense de la traduction que je trouve fort bonne. Un grand moment de lecture donc, deux volumes à lire dans l'ordre de parution pour mieux apprécier les subtilités des intrigues.
 
Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons de Jasper Fforde
 
Jasper Fforde avait fait une entrée fracassante dans la science-fiction avec "L'Affaire Jane Eyre" et les aventures de Thursday Next dans le monde des livres. Avec "Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons" qui vient de sortir dans la nouvelle collection Territoires au Fleuve Noir, il nous introduit dans le monde de sa nouvelle héroïne, celui des Royaumes-Désunis où la Grande-Bretagne des années 2000 est restée divisée en d'innombrables (78) petits royaumes, duchés etc... comme lors de la conquête anglo-saxonne, où la magie continue d'être utilisée dans une société dont la technologie ressemble fort à la nôtre et où les dragons se sont vus accorder des réserves à la fin du XVIème siècle. Jennifer Strange est une jeune fille, enfant trouvée, qui s'occupe de faire tourner tant bien que mal l'agence Kazam, du Grand Zambini, magie et sorts, qui emploie une partie des derniers magiciens des royaumes, en cette époque où la puissance de la magie est en train de disparaître. Mais elle va soudainement se retrouver propulsée au devant de la scène et dans un cirque médiatique et politique invraisemblable car les signes annoncent la mort du dernier dragon, Maltcassion, et son tueur - ce genre de choses est rigoureusement réglementé depuis la signature du pacte - ne peut y procéder que dans certaines conditions. Or la réserve de Dragonie est la dernière grande surface de terrains libres de toute occupation et, à la mort du dragon, le premier occupant pourra établir son "claim" en y plantant des piquets pour marquer sa terre. Résultat : on intrigue pour avoir la date et l'heure de la mort en premier, on fait pression sur Jennifer qui n'a aucune envie de tuer ce dragon, fort sympathique au demeurant, avec lequel elle a d'intéressantes discussions. Mais pourquoi la mort de ce dragon intervient-elle à ce point de l'histoire des royaumes ? Pourquoi la magie s'éteint-elle lentement ? Qu'est le sympathique quarkon, l'étrange animal de compagnie de Jennifer ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles Jasper Fforde répond à sa manière inimitable: univers loufoque mais à la logique implacable, humour à la Monty Python parfois féroce mais faisant toujours mouche - Fforde prend entre autres l'administration britannique pour cible avec les formulaires à remplir pour chaque sorte d'acte magique effectué, un vrai bonheur !, et je ne parle pas de ses descriptions des médias en action, son "Yogi Baird Show" en est un exemple hilarant -, intrigue prenante et bien menée, des personnages tous plus drôles, sympathiques, déjantés, y compris les méchants, les uns que les autres, je me suis bien amusé à lire ce roman d'une traite. J'ai d'ailleurs trouvé, derrière l'humour et l'excellente histoire, une critique de la société britannique actuelle plus appuyée que dans ses romans précédents. Voilà une nouvelle série qui s'engage sous les meilleurs auspices et je félicite Michel Pagel pour sa traduction qui n'a pas dû être évidente, rendre tous ces jeux de mots et clins d'oeil est une tâche ardue. Le résultat en vaut la peine !
 
D'obsidienne et de sang d'Aliette de Bodard
 
Disons-le tout de suite: voici l'un des plus beaux et des plus prenants romans que j'ai lu depuis longtemps. Avec "D'obsidienne et de sang", sorti chez Eclipse, son premier roman, Aliette de Bodard réussit un coup de maître: à la fois policier - l'intrigue repose sur la disparition mystérieuse d'une femme et l'enquête pour la retrouver et élucider les motivations de l'enlèvement - et fantastique - la magie et les dieux sont présents en permanence et jouent un rôle fondamental -, elle nous plonge dans un univers plus dépaysant et convaincant que la plupart, à savoir Tenochtitlan, la capitale de l'empire aztèque dans les années 1480 ! En effet, elle nous fait vivre l'enquête menée par le jeune Acatl, grand prêtre de Mictlan, le dieu des morts, chargé par la grande prêtresse Ceyaxochitl d'élucider le mystère de la disparition de la prêtresse Eleuia et de la présence dans la chambre de celle-ci du guerrier-jaguar Neumetoc, frère d'Acatl. A partir de là, celui-ci, enquêteur tenace et perspicace, qui utilise la magie - car l'auteur part du principe que celle-ci fonctionne selon des rituels précis et que les déités aztèques sont fort présentes et souvent actives dans le Cinquième monde, le nôtre - comme méthode de médecine légiste, va dérouler, avec l'aide précieuse de Teomitl, l'un des jeunes frères de l'empereur mourant, les fils d'une énigme qui implique le palais impérial, les guerriers-jaguar, diverses factions religieuses suivant des dieux différents, l'amour d'une femme délaissée par son mari et la psychologie des divers protagonistes. L'auteur nous livre des portraits très fins de personnages appartenant à une culture qui nous est totalement étrangère, où les sacrifices de sang y compris et surtout humain sont fondamentaux, mais dont les ressorts psychologiques profonds sont les nôtres: amour, haine, orgueil, peur, jalousie, ressorts qu'elle exploite magnifiquement bien pour les faire agir, manipuler et être manipulé, et ce jusque dans le coeur de l'intrigue, une fort belle et originale idée, je n'en dirai pas plus ici car il faut laisser opérer la surprise de la découverte. Les descriptions minutieuses de Tenochtitlan, des rites et de la vie quotidienne y compris dans les plus petits détails, la beauté et la sauvagerie de la magie qui imprègne cette société ajoutent au "sense of wonder" qui étreint le lecteur à chaque page. Aliette de Bodard a un sens de la mise en scène superbe: on n'oubliera pas de sitôt la visite d'Acatl à Mictlan et à sa femme ou à la Jupe de Jade, déeese des lacs et des rivières... et les scènes de lutte contre les créatures maléfiques sont rendues avec maestria. Grâce à Mme de Bodard, j'ai passé une nuit blanche à dévorer, non le coeur de mes ennemis, mais son roman: en excellente élève des ateliers d'écriture américains, elle a le sens du "cliff hanger" et elle nous force avec talent à tourner la page en fin de chapitre pour lire la suite. J'ajouterai que, bien que française, l'auteur écrit en anglais et que la traduction est excellente. Pour les lecteurs qui, comme moi, ne sont pas des spécialistes de la culture aztèque, je signale que j'ai trouvé utile, avant d'entamer le livre, de lire les glossaires des personnages et des termes ainsi que les notes de l'auteur qui se trouvent en fin de volume: sans gâcher mon plaisir et ma découverte de l'intrigue, cela m'a permis de suivre plus facilement ensuite le déroulement de l'action. J'attends avec une impatience non contenue le deuxième volume des "Chroniques aztèques": je suis certain, vu la maîtrise manifestée dans le premier, que l'essai sera transformé et que nous assistons à l'apparition d'un nouvel auteur de talent.
 
Entre chiens et loups, Des dieux et des hommes 2 de Jean-Pierre Dionnet et Roberto Baldazzini
 
Parlant de la sortie du premier volume de la saga BD de Jean-Pierre Dionnet intitulée "Des dieux et des hommes" (Dargaud), j'écrivais en mars que j'attendais la suite avec impatience. Je n'ai pas eu à attendre longtemps puisque le deuxième tome vient de sortir: "Entre chiens et loups" nous plonge dans l'univers du début des années 70, des hippies, de la prise de conscience écologique s'accompagnant de la prise de substances diverses le plus souvent 100% naturelles... Comme prévu, Dionnet nous fait maintenant découvrir des scènes de cette histoire alternative où des surhommes, des "dieux", sont nés en 1929 et ont naturellement changé l'histoire du monde et de l'humanité qui s'éteindra doucement dans les années 2050. Cet album se penche plus particulièrement sur la question de savoir quelles sont les différences entre "vrais" et "faux" dieux, surtout lorsqu'ils ont tous la même origine, la race humaine. Comme annoncé, il y a un nouveau dessinateur à la barre de cet album (ce sera le cas pour chaque nouvelle sortie), Roberto Baldazzini, et le résultat est très réussi. Et les petites nouvelles diverses en fin de volume permettent à,Dionnet de laisser libre cours à son humour tout en continuant de peindre à petites touches cet univers très particulier et attachant. Vivement le troisième !
 
Gorilla Artbook
 
Vient de sortir un superbe livre d'art intitulé "Gorilla Artbook" vol. 1 chez CFSL Ink (www.cfsl-ink.com): ce titre intrigant nous fait découvrir non de l'art simiesque mais de jeunes artistes du monde entier se regroupant derrière le collectif "Gorilla Artfare". Et nous pouvons ainsi explorer les dernières tendances d'artistes fort divers: c'est ainsi que l'on voit leur prédilection pour les thèmes que nous classerions SF, fantastique, horreur ou fantasy et ce quel que soit le chapitre consulté. Il faut donc explorer tout le livre page après page afin d'en profiter pleinement. On est forcément plus ou moins réceptif selon les styles mais personnellement j'ai adoré, entre autres, les "Young Machetes" p. 117, "Attack of the Shark-Headed Zombie" p. 175 et tous les robots variés et superbes dispersés dans ce volume. 250 pages de belles reproductions pour un prix de 30€, voilà qui n'est pas cher pour un beau livre à mettre entre toutes les mains.
 
 
Rebecca Kean 1: Traquée de Cassandra O'Donnell
 
La bit-lit était jusqu'à ce jour oeuvre d'auteurs anglo-saxons, essentiellement américains. Avec "Rebecca Kean 1: Traquée" de Cassandra O'Donnell les éditions J'ai lu et leur collection spécialisée "Darklight" ont pris le pari de présenter un texte écrit dans notre beau pays. En effet, ce pseudonyme bien irlando-américain cache une auteure française et, disons-le tout de suite, le pari est non seulement tenu mais gagné ! Notre auteure est certainement une grande lectrice de bit-lit et en assimilé tous les codes pour nous les redonner avec une petite touche bien de chez nous qui ajoute au plaisir de ce livre. Pour une fois l'action ne se déroule pas dans le Sud profond mais au Vermont, sympathique état de la Nouvelle-Angleterre bien connu pour ses pistes de ski, dans la ville de Burlington où j'ai d'ailleurs eu le plaisir d'aller il y a de nombreuses années de cela. Je n'ai malheureusement pas réalisé, à l'époque, que nombre de créatures surnaturelles de toutes sortes - vampires, loups-garous, sorcières, métamorphes, démons etc... - y cohabitaient de manière plus ou moins pacifique sous la houlette du Directum, conseil réunissant toutes les races afin de régler discrètement les problèmes de voisinage et éviter la reprise de la grande guerre qui les a opposé de manière dévastatrice jusqu'à très récemment.
 
C'est cette situation que va découvrir l'héroïne, Rebecca Kean, sorcière de guerre d'origine française, réfugiée là incognito avec sa charmante petite fille aux pouvoirs étranges et sa meilleure amie, une louve-garou professeur d'université quelque peu délurée. Et Rebecca va découvrir que cette situation paisible n'arrange pas certaines personnes mal intentionnées: suite au meurtre de sa voisine, une charmante vieille dame aux pouvoirs de voyance trop précis au goût de certains, Rebecca va se retrouver prise dans les intrigues croisées des diverses factions plus une ou deux autres inattendues. C'est d'ailleurs l'une des forces de ce roman que de nous présenter un complot aux ramifications plus originales que souvent, avec un savant humain généticien de génie. L'auteure développe aussi de façon fort amusante l'une des caractéristiques de la bit-lit, l'intrigue amoureuse compliquée, en la poussant à la limite de la caricature: tous les personnages masculins principaux, vieux vampire hyper-séduisant et hyper-puissant, jeune loup-garou adorable, semi-démon avocat d'affaires au "sex appeal" irrésistible etc... tombent amoureux de Rebecca et la jalousie complique donc les choix et les alliances pendant que nous partageons les dilemnes amoureux de celle-ci. Tout le roman est bien écrit, l'intrigue intéressante et bien ficelée, l'action présente de même que l'humour. La fin nous laisse, bien entendu, sur le "cliff hanger" d'usage qui nous fait attendre avec impatience la suite des aventures de notre sympathique sorcière.
 
P.S.: Cassandra O'Donnell s'est bien documentée sur le Vermont mais je laisse aux lecteurs attentifs le soin de découvrir une impossibilité géographique dans notre monde qui nous démontre que l'action doit se dérouler sur une Terre parallèle...
 
 
Mythe & super-héros d'Alex Nikolavitch

Un essai très intéressant vient de sortir dans la collection "Bibliothèque des Miroirs" aux Moutons électriques: "Mythe & super-héros" d'Alex Nikolavitch qui nous propose une lecture très bien faite des comics de super-héros à travers un décodage basé principalement sur les thèses de Georges Dumézil et Joseph Campbell. L'auteur démontre, de manière tout à fait satisfaisante à mon avis, que la construction des histoires et la typologie des super-héros correspondent à la structure des mythes du monde entier et pas seulement "indo-européens". Sa grande érudition en matière de comics lui permet d'étayer ses thèses de nombreux exemples convaincants et donne envie, pour les lecteurs incultes en la matière comme moi, de découvrir nombre de ces personnages. 187 pages d'étude qui se lisent avec beaucoup d'intérêt !
 
Jean-Luc Rivera

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