
Il y a deux ans et demi, je vous avais parlé du roman de Kate Griffin, "La Folie des Anges" que j'avais trouvé magnifique. Il vient d'être réédité chez Panini dans leur collection "Eclipse", je viens de le relire et je suis toujours aussi enthousiaste. Il s'agit en effet d'un roman de magie urbaine d'une originalité et d'une inventivité étonnantes. L'auteur part du principe, fort ancien, que tout objet et/ou créature vivante est source de magie et que celle-ci s'accroît avec l'âge des choses ou des êtres. À partir de là, le Londres où se déroule l'action est un lieu imprégné des magies les plus inattendues pour qui sait s'en servir. Et Matthew Swift, le héros de cette série, est doué pour cela : apprenti du plus grand magicien londonien, il n'a rien perdu de ses talents et de ses connaissances lors de sa résurrection, deux ans après son assassinat ! Mais est-ce bien lui, avec ces yeux d'un bleu intense ? Pourquoi les voix qui hantaient le téléphone et l'internet, les anges bleu électrique, ont-elles disparu ? Pourquoi a-t-il été tué et pourquoi tous ses amis ont-ils été éliminés de manière plus que violente pendant son "absence" ? Que cherchent son ancien maître, M. Bakker, et cette créature tueuse et affamée surnommée Fringale ? Pour trouver la réponse à ces questions, nous allons parcourir un Londres totalement magique - les scènes avec les esprits tutélaires du métro ou du train ou les créatures magiques issues des ordures sont remarquables -, habité par des groupes utilisant au mieux les différentes sortes de puissances à disposition - motards aux déplacements quasi instantanés, sorciers noirs ou magiciens blancs, fanatiques religieux, mendiants et leur Roi archétypal ou pigeons et autres rats au service de La Clocharde. Tout cela est très créatif, je n'avais encore rien lu de tel, et écrit dans un style très particulier : le mélange constant du "je" et du "nous" dans les phrases de Matthew est, certes, déroutant au début mais s'explique fort bien et contribue puissamment à l'étrangeté du roman et à son charme.
J'avoue avoir été très vite pris par ce livre de Kate Griffin, après quelques pages au début qui semblent un peu lentes mais qui permettent à l'auteur de poser les bases. Ensuite on se laisse emporter par ce rythme à la fois lent et rapide, avec des scènes d'action magique remarquables et des personnages très attachants - certains des "méchants" sont très réussis ! -, le tout fort bien traduit par Benoît Domis. Bref, je suis très impatient de lire les trois volumes suivants déjà sortis en anglais !

Jean-LucMarcastel est surtout connu pour ses séries de fantasy (sa saga de "Louis le Galoup", la belle trilogie de "Frankia" et "La geste d'Alban" qui est en cours) nous donne, avec "Un Monde pour Clara" (Hachette / Black Moon), un roman d'anticipation très agréable à lire, et pas seulement pour le public adolescent auquel il s'adresse en priorité. En effet les idées développées dans ce roman nous concernent tous car l'écologie et le futur de notre planète font - ou devraient faire - partie de nos préoccupations immédiates. Diane est une jeune fille moderne, lycéenne qui vit avec ses parents dans le Paris d'un très proche avenir, dans un monde ravagé par des ouragans de grande ampleur et où la montée inéluctable des océans a inondé une partie des terres émergées ; elle suit ses cours et participe à des manifestations écologistes, le beau Léo en étant sans doute une raison majeure. Elle a vécu un drame : sa soeur jumelle, Clara, est morte d'un cancer induit par une catastrophe nucléaire, un accident à la centrale de Gravelines où le réacteur est entré en fusion, accident ayant causé directement des milliers de morts et de blessés plus d'innombrables victimes suite aux retombées radioactives. Lors d'une manifestation, elle va être blessée par une balle anti-émeute et, à son réveil, son monde familier a disparu : plongée dans le coma pendant dix ans, elle va s'apercevoir qu'elle est devenue le symbole de la révolution écologique qui a pris le pouvoir en France et dans une partie de l'Europe. A partir de là nous allons découvrir avec Diane - et sa soeur Clara, avec qui elle dialogue en esprit, ou Clara est-elle incarnée en elle via ce lien si spécial qui semble lier les jumeaux entre eux ? - cette nouvelle France, d'où toute technologie non seulement polluante mais aussi toute technologie tout court est bannie sauf pour certains privilégiés, où l'agriculture est redevenue "naturelle" - quelque part il s'agit de cette France rurale idéalisée du passé, relents du pétainisme... -, où la science est interdite - y compris en médecine - et où la culture a régressé pendant qu'un clergé écologique inquisitorial, dont le symbole est le séquoïa, a remplacé les religions, ceci afin que Gaïa puisse reprendre des forces et se régénérer... Toute la force du roman est de montrer comment les meilleures idées peuvent être perverties et manipulées afin d'assouvir la soif de pouvoir - cf la figure du patriarche écologiste, le Géophile Etienne de Ronsard - et de dénoncer avec vigueur la nocivité des positions les plus radicales : l'auteur se contente de développer jusqu'à leurs aboutissements logiques les idées des extrêmistes écologistes, ceux qui prônent la croissance zéro de la population ou commettent par exemple déjà des attentats contre certaines sociétés qui déboisent des forêts entières ou libèrent les animaux enfermés dans les laboratoires - autre extrémisme tout aussi néfaste et tout aussi dénoncé. Certes le Paris écologique de ce futur proche nous laisse rêveur mais pose la question, comme se la pose Diane, de savoir si ce genre de modèle peut s'appliquer à grande échelle : la réponse, d'après l'auteur, est négative car les ressources naturelles et renouvelables sont insuffisantes, même avec une population plus réduite et des besoins moins importants. Le roman est un beau plaidoyer pour une solution médiane, proposée en fin de roman, mais qui fera certainement accuser son auteur soit d'optimisme technophile soit d'anti-écologisme primaire soit des deux ensemble. Dans tous les cas, voilà un roman qui devrait nous faire réfléchir aux solutions que nous devons adopter très vite, un roman parfois glaçant, et pas seulement parce que nous sommes dans un monde totalement végétarien..., et qui nous montre que nous n'avons plus guère de temps devant nous. Un roman à lire et à méditer !

Il y a trois ans j'avais découvert avec enthousiasme, en tant qu'amateur de steampunk, les deux premiers volumes de la série du "Siècle mécanique" de Cherie Priest. Panini, dans sa collection "Eclipse", a eu la bonne idée de les rééditer, suivi du troisième tome inédit en français. Voici ce que j'écrivais à propos de "Boneshaker", le premier tome de la série : "En 1880, la Guerre de Sécession continue, avec blindés et dirigeables de combat, et la ville de Seattle a été ravagée 16 ans auparavant : suite à une catastrophe provoquée par le "Boneshaker", une foreuse à haute performance inventée par Leviticus Blue, un savant de génie, la ville s'est en partie effondrée et, surtout, une poche de gaz délétère a été percée et les effets du gaz sont de transformer les morts en zombies. Résultat: après évacuation, la ville a enclose par un mur de 60 mètres de haut afin de contenir le Fléau, ce gaz plus lourd que l'air, ainsi que les Pourris, les morts-vivants, et les quelques survivants qui ont refusé de partir. l'histoire met en scène la veuve de Blue, Briar Wilkes, et leur fils Zeke qui s'enfuit à l'intérieur de la ville pour retrouver les traces de son père. Il s'y trouve bloqué et sa mère part à sa recherche: Cherie Priest nous livre ainsi un portrait saisissant d'une ville pourrissante, avec ses oasis humaines - Chinois, savant fou tout puissant et personnages divers dont deux fortes femmes y survivent - et les zombies qui hantent les rues à la recherche de viande fraîche. L'intrigue est sympathique, on se prend au jeu grâce au détail des descriptions, les acteurs du roman remplissent bien leurs rôles: savants fous, bandits sympathiques, Chinois énigmatiques, drogués répugnants, zombies." Je viens de le relire, c'est toujours aussi efficace.
Le second tome de la série, "Clementine", du nom du dirigeable qu'utilise le personnage principal du roman, Maria, ancienne espionne confédérée de grande classe, est un roman d'aventures et de combats aériens entre dirigeables, certes agréable à lire mais sans doute d'un intérêt moins soutenu que le premier.
En revanche, "Dreadnought", troisième de la série, renoue avec le premier : difficile de reposer avant de l'avoir terminée cette traversée épique des grands espaces américains qu'effectue, dans un train tirée par la remarquable locomotive blindée de l'Union qu'est le "Dreadnought", l'infirmière confédérée et jeune veuve Mercy Lynch afin de rejoindre son père gravement blessé à Seattle. Outre les descriptions de cette Amérique divisée et plongée dans une guerre sans fin, on y retrouve certains des personnages du premier volume, ainsi que les zombies, savants fous et autres bandits que nous aimons. S'y ajoutent un marshall texan intrigant, des enquêteurs mexicains à la recherche d'un régiment disparu et une kyrielle de caractères secondaires, tous enfermés dans des dirigeables ou des trains, pris dans les aléas de la guerre. De plus l'auteur y ajoutent des nouveautés mécaniques fort spectaculaires : non seulement les amateurs de trains blindés y trouveront leur bonheur mais aussi ceux qui apprécient les robots géants à vapeur ! Cherie Priest traite aussi avec finesse des problèmes soulevés par cette guerre fratricide où les camps et les allégeances ne sont pas aussi nettement tranchées que l'on pourrait le penser. Un excellent roman qui laisse bien augurer des suivants, la série étant bouclée en six volumes. Vivement la suite !

Comme beaucoup, j'appartiens à ces générations de lecteurs qui ont découvert la SF et ses émerveillements en lisant la collection "Anticipation", dans mon cas avec les tout premiers volumes, ornés des mythiques couvertures de Brantonne qui représentaient une part importante de l'attrait de ces livres. Et je me dois d'avouer que mes souvenirs de lecture des romans de Vargo Statten qui parurent dans les cent premiers numéros de la collection, après près de cinquante ans, étaient quasiment inexistants, à l'exception de "La flamme cosmique" qui me reste comme excessivement médiocre, avec ce qui est sans doute la couverture la plus laide de toute l'oeuvre de Brantonne ! Inutile de vous dire que je me suis donc plongé avec une certaine appréhension dans le "Dimension Vargo Statten" (de son vrai nom John Russell Fearn) composé par Richard D. Nolane (déjà responsable, aussi chez Rivière Blanche, des excellents "Dimension Jimmy Guieu" et "Dimension EC. Tubb") mais comme celui-ci est un fin connaisseur et un grand amateur de cette littérature populaire de SF, je lui ai fait confiance. Et j'ai ainsi pu véritablement redécouvrir le charme et l'inventivité de ce grand écrivain bien injustement oublié aujourd'hui en France. Une nouvelle comme "Dieux éphémères" est remarquable, "Héritage rouge" préfigure les théories des anciens astronautes et les cinq autres nouvelles sont toutes intéressantes. Le roman inédit en français, "Etranger parmi nous", est très représentatif de cette SF des années 50 et se laisse lire très agréablement. L'article biographique de Philip Harbottle (l'un des plus grands spécialistes britanniques de l'histoire de la SF anglaise) sur John Russell Fearn est passionnant et informatif. Quant à l'analyse enthousiaste par Charles Moreau de tous les romans de Vargo Statten parus au Fleuve Noir et des nouvelles traduites en français, elle m'a donné envie d'en relire, c'est dire ! Le volume se termine par une bibliographie française établie par Richard Nolane.
Voici donc une excellente introduction pour découvrir l'auteur peu et mal connu chez nous qu'est Vargo Statten / John Russell Fearn. Un petit bémol malgré tout : le grand nombre de coquilles et de fautes qui témoignent d'une relecture peu soutenue et qui, sans gâcher la lecture, sont regrettables car elles ne rendent pas justice à la qualité du travail de Nolane, Harbottle et Moreau.

Antoine Rouaud signe, avec "La Voie de la Colère", premier volume d'une trilogie intitulée "Le livre et l'épée" (Bragelonne), son premier roman : et ce coup d'essai est un coup de maître ! D'une plume parfaitement maîtrisée, il a écrit un roman de fantasy basé sur la psychologie de ses deux personnages principaux et sur l'incompréhension et l'incommunicabilité entre ces deux personnes qui s'aiment - d'un amour filial, je précise - mais sont incapables d'exprimer leurs sentiments. Il s'agit aussi d'une réflexion sur le devoir et l'honneur ainsi que la vengeance, l'ensemble étant remarquable. Le livre commence avec les réminiscences du général de l'Empire Dun-Cadal, homme vieillissant et amer, réfugié oublié de tous dans le port de Masalia, au bout du monde connu, où il noit dans l'alcool ses regrets d'un Empire glorieux abattu par une République qu'il méprise car sans honneur. Il ne s'est pas remis non plus de la perte de son élève, Grenouille, le garçon qui lui sauva la vie après qu'il ait été victime d'une traîtrise et qui aurait pu devenir le plus grand chevalier ayant jamais vécu mais qui a disparu dans les ruines fumantes de la capitale lors de la Révolution. Dun-Cadal serait aussi le dépositaire du secret du lieu où a été cachée l'Epée de l'Empereur, symbole et outil de puissance. Viola, jeune historienne et exemple vivant de l'ascension sociale rendue possible par la Révolution, recherche cette épée afin de la mettre dans un musée et elle va littéralement apprivoiser le général afin d'obtenir des renseignements. Puis la situation va changer car un assassin téméraire va se mettre à exécuter de manière spectaculaire les traîtres à l'Empereur qui sont devenus les maîtres de la nouvelle République. Serait-ce la Main de l'Empereur, celui qui dans l'ombre accomplissait les basses oeuvres de celui-ci et qui aurait survécu à la prise du palais ? Il est assez difficile de vous parler plus avant de ce roman sans casser certains des retournements de situation et "spoiler" une intrigue parfaite. Mais celui-ci est fort bien construit, avec une narration double qui vous permet de découvrir comment des événements et des attitudes peuvent être interprétés de manière totalement opposée par les protagonistes et les conséquences qui découlent de cette absence de communication. La société complexe de l'Empire puis de la République, les conséquences sociales de la Révolution sont très bien abordées et traitées, de même que - et cela éveille de nombreux échos pour nous - la manipulation des symboles et du sentiment de justice - ou d'injustice - afin de soulever les foules dans le but de servir ses propres intérêts sous couvert du bien commun. Il y a bien entendu le bruit et la fureur de beaux duels et de belles batailles - mais aussi la description de l'envers du décor, la peur, le sang, la désolation, la douleur, la mort -, des personnages pathétiques de veulerie et de soif de pouvoir, comploteurs permanents, un arriviste absolument remarquable et je ne peux résister à la tentation de mentionner mon personnage préféré, le richissime, suprêmement intelligent et très roué duc Gregory de Page : Rouaud est un maître du coup de théâtre totalement inattendu , il a réussi à me surprendre à de nombreuses reprises et c'est l'un des grands plaisirs de ce livre. Et il y a même des dragons ! mais qui ne sont pas du tout les dragons habituels de la fantasy, je vous laisse les découvrir.
Voici un livre à lire impérativement si vous recherchez de la fantasy intelligente et sophistiquée et Antoine Rouaud un auteur à suivre.

Il y a un peu plus d'un an et demi, j'avais eu un coup de coeur pour ce que je qualifiais à l'époque comme étant "l'un des plus beaux et des plus prenants romans que j'ai lu depuis longtemps." Il vient de ressortir chez Panini/Eclipse et je viens de le relire, sans changer d'avis, je vous en fais donc part à nouveau sans le modifier.
Avec "D'obsidienne et de sang", premier volume des "Chroniques aztèques" (au total trois volumes en anglais), Aliette de Bodard réussit un coup de maître: à la fois policier - l'intrigue repose sur la disparition mystérieuse d'une femme et l'enquête pour la retrouver et élucider les motivations de l'enlèvement - et fantastique - la magie et les dieux sont présents en permanence et jouent un rôle fondamental -, elle nous plonge dans un univers plus dépaysant et convaincant que la plupart, à savoir Tenochtitlan, la capitale de l'empire aztèque dans les années 1480 ! En effet, elle nous fait vivre l'enquête menée par le jeune Acatl, grand prêtre de Mictlan, le dieu des morts, chargé par la grande prêtresse Ceyaxochitl d'élucider le mystère de la disparition de la prêtresse Eleuia et de la présence dans la chambre de celle-ci du guerrier-jaguar Neumetoc, frère d'Acatl. A partir de là, celui-ci, enquêteur tenace et perspicace, qui utilise la magie - car l'auteur part du principe que celle-ci fonctionne selon des rituels précis et que les déités aztèques sont fort présentes et souvent actives dans le Cinquième monde, le nôtre - comme méthode de médecine légiste, va dérouler, avec l'aide précieuse de Teomitl, l'un des jeunes frères de l'empereur mourant, les fils d'une énigme qui implique le palais impérial, les guerriers-jaguar, diverses factions religieuses suivant des dieux différents, l'amour d'une femme délaissée par son mari et la psychologie des divers protagonistes. L'auteur nous livre des portraits très fins de personnages appartenant à une culture qui nous est totalement étrangère, où les sacrifices de sang y compris et surtout humain sont fondamentaux, mais dont les ressorts psychologiques profonds sont les nôtres: amour, haine, orgueil, peur, jalousie, ressorts qu'elle exploite magnifiquement bien pour les faire agir, manipuler et être manipulé, et ce jusque dans le coeur de l'intrigue, une fort belle et originale idée, je n'en dirai pas plus ici car il faut laisser opérer la surprise de la découverte. Les descriptions minutieuses de Tenochtitlan, des rites et de la vie quotidienne y compris dans les plus petits détails, la beauté et la sauvagerie de la magie qui imprègne cette société ajoutent au "sense of wonder" qui étreint le lecteur à chaque page. Aliette de Bodard a un sens de la mise en scène superbe: on n'oubliera pas de sitôt la visite d'Acatl à Mictlan et à sa femme ou à la Jupe de Jade, déeese des lacs et des rivières... et les scènes de lutte contre les créatures maléfiques sont rendues avec maestria. Grâce à Mme de Bodard, j'ai passé une nuit blanche à dévorer, non le coeur de mes ennemis, mais son roman: en excellente élève des ateliers d'écriture américains, elle a le sens du "cliff hanger" et elle nous force avec talent à tourner la page en fin de chapitre pour lire la suite. J'ajouterai que, bien que française, l'auteur écrit en anglais et que la traduction est excellente. Pour les lecteurs qui, comme moi, ne sont pas des spécialistes de la culture aztèque, je signale que j'ai trouvé utile, avant d'entamer le livre, de lire les glossaires des personnages et des termes ainsi que les notes de l'auteur qui se trouvent en fin de volume: sans gâcher mon plaisir et ma découverte de l'intrigue, cela m'a permis de suivre plus facilement ensuite le déroulement de l'action.
Et je concluais : "nous assistons à l'apparition d'un nouvel auteur de talent" ce en quoi je ne me montrais pas mauvais prophète puisque Aliette de Bodard a reçu un prix Nebula, un prix Locus, un prix de la BSFA et celui des Writers of the Future, sans compte des nominations aux prix Hugo, Sturgeon et Campbell, remarquable pour un auteur français écrivant en anglais. A découvrir donc !

Alcatraz, 4 tomes, Brandon Sanderson, éditions Livre de Poche
J'avais découvert cette série jeunesse particulièrement jubilatoire de Brandon Sanderson lors de sa première parution : le Livre de Poche vient de rééditer les trois volumes déjà parus ("Alcatraz contre les infâmes bibliothécaires", "Alcatraz contre les ossements du scribe", "Alcatraz contre les traîtres de Nalhalla") plus un 4ème volume inédit "Alcatraz contre l'Ordre du verre brisé". Alcatraz Smedry est un garçon quasiment comme les autres jusqu'à ce que, pour son treizième anniversaire, il découvre qu'il appartient en fait à la très illustre famille des Smedry, qui ont tous des dons particulièrement loufoques : il a le don de tout casser, son grand-père celui d'être toujours en retard, son oncle de se perdre... Et sa famille est célèbre et admirée dans les Royaumes Libres, ces pays qui ne figurent sur aucune carte du Chutland (nos continents et nos pays tels que nous les connaissons) où nous habitons car nous sommes tous sous la coupe invisible des Bibliothécaires, une organisation millénaire qui a pour but la domination mondiale. La "technologie" des Royaumes libres est basée sur l'utilisation de verres qui, selon les dons de leurs utilisateurs - les Oculateurs -, offrent d'innombrables possibilités. Et Alcatraz est un Oculateur particulièrement puissant. Il va aussi découvrir que son père était un oculateur érudit alors que sa mère, horreur suprême !, était une Bibliothécaire. De volume en volume, il va apprendre à utiliser ses pouvoirs, lutter contre les différents groupes de Bibliothécaires, en savoir plus sur ses origines familiales, explorer différents Royaumes, entouré de personnages attachants et sympathiques : la famille Smedry étendue - c'est à qui aura le don le plus invraisemblable et apparemment le plus inutile... -, Bastille jeune fille Chevalier de Crystallia, un ordre de combattants d'élite voué à la défense des Royaumes et quelques autres. Brandon Sanderson fait évoluer son personnage de roman en roman car il grandit et découvre la complexité du monde où entre le blanc et le noir de l'enfance il y a certainement plus de cinquante nuances de gris... : son père est-il vraiment ce héros et ses intentions sont-elles aussi nobles qu'elles la paraissent, sa mère est-elle vraiment cette femme dure et mauvaise, incarnation du Bibliothécaire absolu ?
Alcatraz grandit, son univers s'ouvre à de nouvelles considérations et de nouveaux Royaumes, les ressorts psychologiques et les motivations des individus lui apparaissent mieux même si il ne les comprend pas forcément, il apprend à mettre à profit tous les dons bizarres de sa famille. Ecrit avec un humour décapant à la Monty Python, Alcatraz partage ses émotions et ses aventures avec nous, n'hésitant pas à interpeller ses lecteurs et à les prendre à partie directement pour s'assurer qu'ils suivent, c'est excessivement drôle et de plus en plus loufoque - la numérotation des chapitres dans le tome 4 est complètement délirante mais avec une logique de l'absurde imparable - tout en devenant sur le fond plus sérieux car Alcatraz et les enjeux de pouvoir grandissent. J'avoue craquer totalement pour ce genre d'humour comme les ours en peluche-grenades qui explosent vers l'intérieur, les robots délirants des Bibliothécaires qui assiègent Mokia ; de plus tous les amateurs de SF apprécieront les jurons de Papi Smedry ou la numérotation des chapitres du tome 4 (par exemple p. 217 le "Chapitre NCC-1701" !). Brandon Sanderson se fait manifestement plaisir en se lâchant et nous donne ainsi une série hilarante que l'on peut apprécier à tout âge, dont l'humour et le ton irrévérencieux sont fort bien rendus par la traduction de Juliette Saumande. Ma seule recommandation est de lire les volumes dans l'ordre de parution afin de pouvoir apprécier pleinement les péripéties par lesquelles passe Alcatraz.

Même pas mort, Jean-Philippe Jaworski, les éditions Les Moutons électriques

Nous sommes nombreux à avoir découvert le talent d'écrivain de Jean-Philippe Jaworski avec les ouvrages superbes que sont "Janua Vera" et "Gagner la guerre" (Les Moutons électriques puis FolioSF). Celui-ci nous emmène maintenant, avec le tout aussi superbe "Même pas mort" (Les Moutons électriques), dans le monde des Celtes de l'Age du Fer, vers les Vème ou VIème siècles avant J.C. Je ne suis pas sûr que ce roman appartienne à la fantasy mais il appartient en tout cas à la grande littérature ! Nous découvrons en près de 300 pages à l'écriture dense et d'une élégance raffinée la vie de Bellovèse, le héros gaulois dont nous a parlé Tite-Live, qui conquit le nord de l'Italie et fonda la ville de Milan, pendant que son frère Ségovèse partait vers la grande forêt hercynienne et la Pannonie. A partir de cela, J.P. Jaworski brosse une "biographie" de Bellovèse hallucinante et hallucinée, où passé, présent et futur sont constamment mêlés dans une narration à la première personne qui débute à la fin de la vie du héros, lorsque celui-ci, âgé de deux siècles (celtes), raconte celle-ci pour la postérité à un marchand ionien. Si toutes les époques sont ainsi mêlées, est-ce parce que Bellovèse, l'homme qui n'est "même pas mort" d'une blessure fatale au cours d'une action particulièrement héroïque (élu des dieux ou force de la nature...), a un don de voyance qui lui a fait entrevoir des épisodes de sa vie dès sa plus tendre enfance ou parce qu'il réinterprète dans son vieil âge les délires fiévreux causés par des maladies et des blessures graves ? Bellovèse lui-même nous le dit : "c'est dans leur sommeil que les dieux se penchent sur les mortels" (p. 112). Et tous les signes et les apparitions, toutes les créatures surnaturelles ou sorcières qui ont rythmé sa vie - les pages magnifiques consacrées aux Gallicènes sur l'Ile des Vieilles ou celles sur l'Ile des Jeunes ou encore tout l'épisode de l'entrevue avec le Seigneur des Forts et le sanglier géant Tarnos par exemple -, sont-ils vraiment surnaturels ou ne sont-ils que le produit de l'interprétation d'événements naturels à travers le filtre de la croyance ? Toute la force du livre et le talent de l'auteur sont dans cette double lecture possible, jamais le doute n'est levé : un exemple remarquable sont les quelques pages nous racontant la prophétie des sorcières perchées dans un arbre et qui s'envolent ensuite sous la forme de grues (pp 214 et sq), où le chiffre trois, sacré pour les Celtes, est omniprésent. Mais l'auteur réussit ainsi à nous faire ressentir et partager les émotions sans doute éprouvées par leur auditoire quand les bardes, autour d'un feu craquant et crépitant aux flammes projetant des ombres vacillantes sur les murs, contaient avec lyrisme ces épisodes, cette stupeur et cette frayeur mystiques les saisissant face à un univers où tout était magique. J'ai aussi découvert la prégnance de cet héritage indo-européen dans notre culture car ce fonds était commun avec celui des Grecs, autre branche des peuples originels indo-européens (les racines linguistiques par exemple sont communes). En outre la description minutieuse des moeurs, des habits et de la société celte, celle des divisions intestines entre tribus et de la politique des rois, la truculence et le sens de l'honneur chatouilleux et pointilleux des hommes et des femmes, tout cela vous prend et donne une vie et un relief au roman peu communs. Il faut lire de suite cette "Première Branche" de "Même pas mort", qui se déroule comme comme une tragédie grecque antique, où drames familiaux et destins déjà écrits sont assumés avec grandeur et résignation. Impossible de reposer ce livre avant la dernière page, merci M. Jaworski !
P.S.: j'ajouterai que, de plus, le livre en tant qu'objet est très beau dans sa sobriété avec un design de Sébastien Hayez très esthétique.

En juillet dernier je vous disais combien j'avais apprécié la lecture des deux premiers volumes de "Confédération" de Tanya Huff : je viens de lire le troisième volume, "Au coeur du courage" (Bragelonne) où j'ai retrouvé avec autant de plaisir le sergent-chef, depuis sa promotion sergent-artilleur, Torin Kerr qui est à nouveau envoyée, avec un groupe de jeunes recrues et son ancien chef, le commandant Svensson qui vient de sortir d'une cuve de reconstruction du corps et a donc besoin de se remettre en forme, pour une "mission de tout repos" sur la planète Calvaire, planète d'entraînement des marines où toutes les situations de combat possibles sont simulées. Mais, bien entendu, elle a eu raison de se méfier car rien se déroulera comme prévu et, loin d'être simulées, les situations seront réelles, leur vaisseau est détruit, le programme central est injoignable car le seul homme capable d'entrer en contact avec lui est le sergent-chef Beynh souffre d'un mystérieuse affection typique des di'Taykans dont les autres membres de cette race ne peuvent et ne doivent pas parler. Elle va devoir à nouveau faire usage de toutes ses compétences et de son intelligence pour s'en sortir, avec son groupe, avec un minimum de pertes. Serait-ce lié à l'amnésie dont souffrent tous les ex-participants - excepté Torin et le ferrailleur spatial Craig Ryder avec lequel elle vit une relation amoureuse aussi torride que compliquée - à l'opération impliquant la tentative de récupération du gigantesque vaisseau doré inconnu du tome précédent ? Ou à ses soupçons - paranoïa ? - concernant un complot des Races anciennes envers les trois espèces combattant pour les protéger, elles et la Confédération, des Autres ? Nous découvrons ainsi dans ce volume de nouveaux éléments de réponse, narrés avec autant d'humour, d'action et de combats que dans les volumes précédents. Nous en apprendrons plus sur les di'Taykans, ces obsédés sexuels et sur les raisons de leur comportement, ainsi que sur les Kraïs, omnivores absolus, et nous retrouvons la fort agaçante et compétente Présit à Tur durValintrisy, la journaliste katrienne qui ressemble à une peluche. Ajoutez à cela toute une galerie de personnages bien campés et de bonnes scènes de combat et de tactique sur Calvaire. A nouveau Tanya Huff nous emporte dans un space opera où nous sommes pris de suite dans un tourbillon de lecture et de découverte, de la bonne SF militaire traditionnelle - mais avec des militaires qui sont intelligents ce qui change agréablement - qui permet de s'évader quelques heures. Et, contrairement à ce que j'écrivais précédemment, il ne s'agit pas d'un tome final car l'auteur en a écrit deux autres dont j'espère que nous pourrons aussi les lire très bientôt afin de découvrir les tenants et les aboutissants de ce qui a été évoqué jusqu'à maintenant. En attendant ne boudez pas votre plaisir et lisez les aventures de Torin Kerr !

Jean-Luc Rivera