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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Mai 2015
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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Mai 2015

La Longue Guerre de Terry Pratchett et Stephen Baxter
 
Sortait en 2013 le premier volume d'une collaboration entre Terry Pratchett et Stephen Baxter, "La Longue Terre" (L'Atalante), qui m'avait enthousiasmé par son originalité et son humour (coup de coeur en juillet 2013). Sa suite, "La Longue Guerre", m'avait tout autant plu (coup de coeur d'avril 2014), et voilà maintenant que vient de sortir le troisième volume, "La Longue Mars" (toujours à L'Atalante), tout aussi passionnant que les deux premiers. Nous sommes maintenant en "2045, trente ans après le Jour du Passage", et les humains de toutes les Terres essayent de se remettre de la grande catastrophe - l'éruption du Yellowstone - qui a ravagé Madison (Wisconsin) et rendu la Primeterre quasiment inhabitable. Lobsang, cette entité à l'origine mystérieuse (un mécanicien tibétain réincarné dans une intelligence artificielle !) et qui est devenue une sorte de dieu tutélaire protégeant (?) l'humanité sans qu'elle le sache vraiment, avec les ressources de la toute puissante mégacorporation Black Industries à sa disposition, va à nouveau faire appel à notre (et son) vieil ami Josué Valienté pour l'aider à enquêter sur l'apparition de jeunes surdoués qui se retrouvent recrutés, parfois avec un pont d'or offert aux parents, par une mystérieuse organisation, soi-disant pour intégrer un internat spécialisé. Ces jeunes sont-ils de la même sorte que ceux auxquels notre autre vieille amie, l'intrépide commandant Maggie Kauffman, cette femme intelligente et ouverte d'esprit au point d'intégrer des trolls et maintenant un "beagle" (humanoïde canin) dans son équipage, va se retrouver avoir affaire lors de sa nouvelle expédition ? En effet, elle est chargée de diriger une expédition de deux dirigeables dernier modèle dans une exploration des Terres occidentales destinée à ridiculiser la mission chinoise antérieure avec ses deux millions de mondes atteints : ici, le but est Terre 200 000 000 ! Et pourquoi donc le très reclus M. Black, le fondateur du consortium du même nom, les accompagne-t-il, avec une équipe réduite, dans cette mission militaire, ce avec l'accord du président américain Cowley ? Pendant ce temps-là Sally Linsay, l'infatigable défenseur des espèces autres comme les trolls et vagabonde intrépide, va retrouver un personnage qui n'était apparu que fort brièvement au tout début de "La Longue Terre" : son propre père, le génial et controversé professeur Willis Linsay, l'homme par qui tout a commencé, celui qui a diffusé sur le net les plans simplissimes pour passer d'une Terre à une autre, le responsable donc du plus grand changement qu'ait connu l'humanité, lui qui avait disparu sans laisser de traces alors que sa maison brûlait entièrement à Madison. Elle va le retrouver à la base d'astroBrèche, ce dernier monde avant une infinité d'autres où la Terre a été pulvérisée et où les passeurs se retrouvent donc dans le vide spatial ; il ne lui fera pas d'excuses pour son abandon mais va lui proposer un autre rêve fou et à l'appel quasi irrésistible, l'étape suivante dans ses recherches mystérieuses, celui d'aller sur Mars et, à partir de là, après une escale à Marsograd, la base russe, explorer les longues Mars dont la chaîne est indépendante de celle des longues Terres, les deux ne se rencontrant que dans la Brèche... Le but de cette quête ? Sa fille et le pilote de fusée Frank Wood le découvriront à la dure.
Encore une fois, en un roman dense de plus de 400 pages, fort bien traduit comme les deux précédents par Mikael Cabon, les auteurs soulèvent des points passionnants sur l'évolution des planètes et des espèces (et sur leur devenir), avec parfois des visions qui transportent le lecteur comme seule la SF peut en procurer (le voyage pour atteindre la deux cent millionième Terre est une épopée grandiose, avec son lot de surprises, idem pour Mars). Et les clins d'oeil hommages ne sont pas absents, que ce soit manifestement à "Star Trek" (l'épisode 22 de la saison 1, "Space Seed", de 1967 où le capitaine Kirk et Spock rencontraient pour la première fois Khan avant de l'affronter à nouveau dans le film "The Wrath of Khan", en 1982) avec ces jeunes surdoués, à la Barsoom d'Edgar Rice Burroughs, ou celui fait avec beaucoup d'humour aux thèses d'Anthony B. Austin dans "The Sand Whales of Mars" (2001) sur les photos de la NASA prouvant l'existence de baleines des sables martiennes (p. 190 et sq, qui rappelleront à certains la mémorable intervention d'Austin à la convention de SF de Saint-Denis en juillet 2001). Ce roman est certes, pour des raisons évidentes, plus baxtérien d'esprit et de substance que prattchétien, mais c'est surtout un magnifique roman dans lequel on s'absorbe entièrement ! Bien entendu, je ne peux que conseiller à ceux qui n'auraient pas encore lu la trilogie de la lire dans l'ordre d'écriture et de parution afin de pouvoir apprécier pleinement les livres. Il était prévu cinq romans au total, il ne reste qu'à souhaiter que, malgré la disparition de Sir Terry, Stephen Baxter, un très grand auteur lui-même, pourra poursuivre la tâche et achever les deux derniers romans pour conclure cette saga de "La Longue Terre".
 
Le Fou prend le roi de Fabien Cerutti
 
L'année dernière les Editions Mnémos nous faisaient découvrir un nouvel auteur, Fabien Cerutti, qui, avec "Le Bâtard de Kosigan - L'ombre du pouvoir", séduisait, par son originalité et son écriture, nombre de lecteurs dont moi (coup de coeur de mars 2014). Il revient avec "Le Bâtard de Kosigan - Le Fou prend le roi" (toujours chez Mnémos) qui est la suite de l'histoire du chevalier Pierre Cordwain de Kosigan quelques mois plus tard. Nous sommes en 1340, les intrigues anglaises pour mettre la main sur le trône de France se poursuivent plus que jamais et se sont déplacées vers le Nord, dans ces Flandres qui s'agitent ou se révoltent selon les villes. Lui et ses mercenaires vont se retrouver pris au piège de leurs patrons concurrents : comment concilier les missions grassement rétribuées du roi de France et du roi d'Angleterre tout en faisant face à la haine du Prince Noir, à celle de Robert de Navarre et aux menées des chevaliers Tue-Mages de la Très Sainte Inquisition royale, dirigés par ce fanatique chasseur de fées qu'est l'Accusateur Siegfried de Marbourg ? D'autant plus que se multiplient des assassinats qui semblent tous l'accuser et que des complots au plus haut niveau se réalisent petit à petit, causant des défaites cinglantes au parti français. Ce sera tout l'art du chevalier - et celui de Fabien Cerutti - que d'en déjouer certains et de trouver les vrais commanditaires des autres alors que la vieille religion, que l'on pensait quasiment éradiquée par le christianisme - comme d'ailleurs était supposée l'être la peste qui lui était liée par l'intermédiaire des chante-morts et autres nécromants exterminés par les rois angles et mérovingiens -, revient en force, l'une n'étant guère plus douce que l'autre car, comme le remarque Kosigan "Le pouvoir,[...], corrompt les plus purs." Cependant il nous donne une explication assez convaincante du moindre mal que représente l'Eglise du dieu crucifié (cf p. 329 et sq).
Et nous retrouvons, en parallèle, en l'an 1899, l'enquête que mène l'ami de Michaël Konnigan, le lointain descendant du chevalier, Charles Chevais Deighton, sur l'accident curieux dont celui-ci a été victime et qui l'a plongé dans le coma ainsi que sur les fouilles archéologiques et le coffret mystérieux qui semblent mener à son passé et à l'histoire (avec un H) inconnue de notre pays. Fabien Cerutti n'hésite pas à faire appel, pour l'aider dans ses recherches, aux distingués et érudits professeurs que sont les célèbres Ernest Lavisse et Léopold Delisle (ce dernier dans un rôle d'enquêteur de terrain à Bruges tout à fait réjouissant). Là aussi, nous allons de surprise en surprise tout en commençant d'appréhender (ou sont-ce de fausses pistes destinées à égarer Deighton et le lecteur ?)certains liens.
Cette suite est tout aussi passionnante, bien écrite et recherchée, que le premier volume ; une fois commencé le roman, impossible de le reposer car on se laisse emporter par le tourbillon des complots, des combats, de la lutte pour la survie (ou pour le pouvoir) des différents personnages. De plus l'auteur développe avec talent la personnalité de Kosigan, nous donnant des aperçus de son enfance et de son éducation qui nous permettent de mieux comprendre et apprécier l'homme qu'il est devenu malgré la malédiction (du moins aux yeux de l'Eglise) du "noir-sang" qui coule dans ses veines. Il ne nous reste plus maintenant qu'à attendre avec impatience ce que Kosigan va découvrir alors que ses pas - et son destin - le mènent dans le saint Empire germanique...
 
 Mausolée d'Antoine Tracqui
 
En 2013 paraissait aux Editions Critic un épais thriller au titre énigmatique, "Point Zéro", écrit par un nouvel auteur français, Antoine Tracqui : l'action se déroulait en 2018 et l'on y suivait la mission en Antarctique d'un petit groupe de mercenaires hautement qualifiés, dirigé par Caleb McKay, engagé par le vieux milliardaire aussi excentrique que génial Kendall Kjölsrud, pour résoudre un mystère qui remonte à 1938 et éclaire d'un jour nouveau la fameuse expédition de l'amiral Byrd après la guerre. Roman foisonnant d'idées, il était d'une lecture addictive. Et voici qu'Antoine Tracqui récidive avec un nouveau roman, aussi épais que le premier (900 pages), "Mausolée" (toujours chez Critic) : résultat, deux nuits blanches et un week end passé à dévorer le livre... Nous retrouvons nos personnages du premier roman quelque temps après leur première mission, nous sommes maintenant en 2020, et chacun des membres de l'équipe surmonte à sa manière les épreuves de "Point Zéro". Mais Kjölsrud, avec son habileté manoeuvrière coutumière, va les réunir à nouveau pour une nouvelle mission, de tout repos et sans aucun danger, c'est sûr puisqu'il l'affirme : explorer l'épave d'un navire coulé en 1978 à l'embouchure de la Rogue River (Oregon) et mener quelques recherches archéologiques dans un parc naturel protégé un peu plus loin. Il est naturellement intrigant qu'un grand scientifique chinois et son assistante spéciale soient présents pour cette mission et l'on ne peut que se demander pourquoi des soldats tueurs fanatiques venus de l'ex-Corée du Nord, où règne un dictateur encore plus fou que le précédent, essayent de tout détruire par tous les moyens. Je ne vous en dirai pas plus afin de ne pas déflorer le roman mais entre intelligence artificielle sophistiquée et contacts pré-colombiens entre la Californie et la Chine (comme l'aurait écrit un célèbre auteur d'"Anticipation" au Fleuve Noir: "authentique !", Tracqui a bien fait ses recherches sur les anciennes expéditions des flottes chinoises) plus un joli clin d'oeil à l'histoire bien oubliée aujourd'hui des disques de pierre de Baian-Kara-Ula (exposée par Zaitsev dans la revue "Spoutnik", n° 1 p. 106 et sq, juin 1967), quête du Graal de l'immortalité mais aussi réflexions sur le fanatisme, le pouvoir absolu et la folie tout aussi absolue, plus de l'action à toutes les pages,vous serez comme moi pris au piège de l'intrigue dès le premier chapitre. Antoine Tracqui nous livre là un grand thriller, se propulsant ainsi au niveau des Clive Cussler et des Preston et Child - ce qui est un compliment sous ma plume -, et confirmant son talent. 
 
Les Hommes frénétiques de Ernest Pérochon
 
Il m'arrive rarement de m'enthousiasmer pour un roman de vieille SF au point de le recommander car, bien qu'amateur de proto-SF, elle est parfois difficile à lire aujourd'hui, ayant souvent mal vieilli et ne gardant qu'un charme naïf. Ce n'est absolument pas le cas du roman d'Ernest Pérochon, plus connu pour ses romans ancrés dans le terroir poitevin (prix Goncourt en 1920 quand même), sa seule incursion dans la SF. "Les Hommes frénétiques", que les Editions On verra bien (sympathique éditeur de Limoges) ont eu la bonne idée de rééditer, sont d'un modernisme et d'une actualité étonnante. Dans un monde futur, à quelques siècles dans l'avenir, la paix mondiale et l'énergie en abondance pour tous ont créé une société de loisirs (la revendication des fonctionnaires en grève est la journée de travail de une heure !) où l'on s'ennuie et qui a pour conséquence d'entraîner un mouvement de retour en arrière, de recherche de ses racines et d'attrait pour la religion dans ce monde athée. Il y a en même temps un renouveau de la lutte des classes car la société s'est stratifiée selon les grilles de distribution de l'énergie et des transports : le long des méridiens se sont installées les populations "actives" et "productives" (savants, grands agriculteurs) alors que les fonctionnaires et petits employés, "ceux grâce à qui tout fonctionne", ont peuplé les parallèles d'où un antagonisme entre les deux, chacun des deux partis s'estimant être le plus utile à la société... Tout cela va entraîner les hommes dans une frénésie d'intolérance puis de lutte qui va déboucher sur la guerre ultime et totale, d'où le titre du roman ; curieusement (le roman date de 1925), la guerre va débuter par le combat religieux que vont mener les musulmans pour vivre selon les préceptes de leur religion et exterminer les infidèles sur leurs territoires (p. 139), étonnant de prescience dans le contexte actuel. Tout aussi étonnamment moderne, la peur des développements incontrôlés ou incontrôlables de la science, en particulier des manipulations génétiques qui entraîneront d'ailleurs la fin ultime de l'humanité en la rendant stérile. Le roman se termine de manière étrange (rappelons que nous sommes en 1925) car les deux seuls personnages qui s'en sortent et assureront le renouveau de l'espèce humaine sont deux jeunes enfants, un mulâtre et une jeune noire, qui sont aussi décrits comme des "simples" (d'esprit) qui donneront naissance à une race "paresseuse et douce" (à l'opposé donc des hommes frénétiques anciens et d'un racisme sous-jacent évident) sur une "Terre pacifiée" - et le problème de l'inceste, car obligatoirement ils se reproduisent d'abord entre père et filles et frères et soeurs, est totalement évacué, comme dans la Genèse d'ailleurs. Incidemment, le roman réjouira l'amateur d'archéologie et d'anthropologie mystérieuses par ses nombreuses références à l'homme du Tertiaire et à sa civilisation disparue (cf p. 62), ce qui aurait dû servir d'avertissement aux hommes frénétiques car les hommes tertiaires ont disparu en s'anéantissant (à moins qu'ils n'aient émigré vers une autre planète, p. 77, ce qui est une idée très originale pour l'époque). Comme vous le voyez, il s'agit là d'un roman novateur, dont l'écriture n'a pas vieilli, en particulier grâce à un humour à froid fort drôle, qui se laisse lire et découvrir avec beaucoup de plaisir.
 
Or et nuit de Mathieu Rivero
 
Nous avons tous eu l'occasion, dans notre enfance, d'être bercés et enchantés par la version édulcorée des merveilleux contes des mille et nuits que racontait la belle Shéhérazade à son impitoyable sultan de mari pour survivre à chaque nuit. Et sans doute, comme moi, vous vous êtes demandés ce qu'il était advenu de la grande conteuse à partir du mille et deuxième matin. Grâce à Mathieu Rivero nous avons enfin la réponse avec l'envoûtant Or et Nuit (Les Moutons électriques, dans la toujours excellente Bibliothèque voltaïque), un premier roman magistralement mené et écrit. Après avoir vécu heureuse quelques années avec le sultan et eu deux enfants, elle a tout abandonné pour se faire conteuse itinérante, parcourant les royaumes d'un Moyen-Orient fantastique à une époque indéterminée. Capturée par un bandit de grand chemin, Tariq, afin de sauver sa vie et sa vertu, Shéhérazade va lui raconter l'histoire du jeune sultan-dragon Azi Dahaka, héritier de la dynastie maudite qui règne sur Yazad, de son amitié avec Abû, le jeune prince à la main difforme de Babylone, en butte tous deux aux manigances de l'ambitieuse mère d'Abû et aux visées expansionnistes du redoutable royaume mystérieux de Jagat, dont on ne peut devenir le souverain, le Jagganâtha, qu'en tuant son prédécesseur... La conteuse a visité tous ces royaumes et connu tous ces personnages : elle raconte comment les vies et les destins des différents protagonistes de ses différents contes s'entrecroisent inéluctablement, au point que Tariq lui-même va se mettre en route avec elle pour Yazad. Alors que des djinns n'ont pas respecté le pacte passé avec le roi Salomon, que des malédictions s'accomplissent, que des ghûls surgissent et que le vieux dieu du mal chassé par l'Islam, Ahriman, intrigue pour revenir, Shéhérazade, tout en cheminant, conte toujours et tisse ainsi, à partir du passé, l'histoire à venir, se retrouvant elle-même à la fois héroïne de sa propre légende et créatrice de celle-ci, étant auteur et acteur de manière indissoluble (la manière dont cela se noue lors de sa rencontre avec le légendaire conteur Nasreddine à la cour du Jagganâtha est fort joliment raconté). Mathieu Rivero nous offre là une superbe illustration, totalement maîtrisée, de la fameuse puissance du Verbe incarné et une version moyen-orientale des trois Parques réunies en une seule personne, ce que Nasreddine résume d'une formule lapidaire : "Votre présence au sein d'une légende vous rend plus forte" (p. 88) alors que le prince Abû a parfaitement réalisé que (s'adressant à Shéhérazade) "... vos légendes préservent le monde". C'est tout le talent de Mathieu Rivero que de nous le démontrer dans un beau roman à l'atmosphère envoûtante : le charme des contes des mille et une nuits opère toujours et ce n'est pas la moindre force de notre auteur que d'avoir su l'utiliser avec autant d'originalité. Voici un livre et un auteur  à découvrir, vous ne le regretterez pas.
 
Jean-Luc Rivera
 
 
 

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