Les super-zéros de Jon Morris

L'instinct du Troll de Jean-Claude Dunyach

Jean-Claude Dunyach est bien connu de tous les amateurs de bonne SF depuis longtemps pour ses cycles de nouvelles, sa bonne humeur inaltérable et ses jeux de mots "pourris" dans les conventions et festivals. Il vient de céder aux sirènes de la fantasy en passant avec armes, bagages et talent "à l'ennemi" : "L'Instinct du Troll" (L'Atalante) est un pur roman de fantasy - rien à dire là-dessus - mais tous les codes et les poncifs du genre sont impitoyablement passés à la moulinette dunyachienne et le résultat est un chef d'oeuvre d'humour et de drôlerie. Le sympathique troll héros de la saga est un brave gars, contremaître dans une grande entreprise minière, où il doit d'une part tenir ses équipes de nains, tous des mineurs enragés qui font éclater tous les plannings de creusement, et d'autre part traiter avec son chef, dans les bureaux, un homme qui ne connaît que le respect des règlements et des procédures, un exercice d'équilibre difficile afin d'assurer la bonne marche de sa mine. Et sa première quête, "Respectons les procédures", n'est pas des plus simples : il doit retourner jusqu'aux marais de la Mort sinueuse récupérer tous les justificatifs et autres reçus des frais de sa dernière mission (ramener le Sceptre des Enfers, tombé dans les mains d'un nécromant), faute de quoi il ne sera pas remboursé... Et, comble de l'infortune, il se voit affligé, par l'effet de la plus redoutable des malédictions que peut prononcer un patron, de la compagnie obligatoire d'une des créatures les plus difficiles et incapables qui soit : un stagiaire, humain de surcroît, et neveu de son chef, Cédric ! A partir de là, près de 190 pages de bonheur, où l'on éclate de rire à chaque instant, quatre histoires qui se suivent et dressent un portrait hilarant et au vitriol du fonctionnement des grandes entreprises actuelles - l'auteur étant lui-même cadre dans l'un des fleurons de la technologie française, tout est donc du vécu - et de notre société au travers du prisme de la fantasy. Des embouteillages de trolls qui partent en vacances au camping avec leurs ponts sur des remorques jusqu'aux Archives où l'on garde tout (y compris le carnet où un certain Leonardo dessinait des petits garçons...) en passant par la recherche continuelle des Ressources Humaines de travailleurs mieux adaptés en se livrant à des expériences d'ingéniérie génétique sur des nains (ce qui a donné de petites créatures bleues au langage un peu difficile à comprendre au début), sans compter la pensée politiquement correcte (la page 57 est un bijou), Dunyach n'épargne et ne respecte rien. Et je ne vous parle pas, dans "L'Instinct du Troll", la troisième nouvelle qui a donné son titre au recueil, du détournement inavouable de l'un des épisodes les plus célèbres de la geste arthurienne auquel il se livre afin que notre troll au coeur tendre (contrairement à sa peau) puisse aider une belle histoire d'amour humaine à se réaliser. Cette ode au bon sens commun incarné par notre troll et à ces cadres intermédiaires qui forment l'épine dorsale des entreprises et les font fonctionner devrait être prescrite par les médecins et remboursée par la sécurité sociale car bien plus efficace que n'importe quel anxyolitique. J'ai ri d'un bout à l'autre du livre et il a fallu que je le relise car chaque phrase, chaque remarque, chaque expression est importante : toute la verve et la satire de Jean-Claude Dunyach se retrouvent dans ces phrases ciselées avec soin, aucun mot n'est anodin. A emporter impérativement avec soi en toute circonstance afin d'oublier un environnement hostile (RER bondé, plage remplie d'enfants bruyants, bistrot plein de touristes volubiles). En attendant un second volume en préparation, merci M. Dunyach pour ces bons moments !
Jean-Luc Rivera