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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - septembre 2015
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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - septembre 2015

Nous allons très bien, merci de Daryl Gregory (Le Bélial)
 
L'année dernière, grâce aux Editions du Bélial, un nouvel auteur, Daryl Gregory, avait fait une entrée remarquée dans notre pays avec un roman aussi remarquable que dérangeant, "L'Education de Stony Mayhall". Il nous revient cette année avec un nouveau court roman, toujours aux Editions du Bélial, au titre ironique, "Nous allons tous très bien, merci" (qui rend parfaitement l'esprit du titre original anglais "We Are All Completely Fine"). Ironique car l'auteur nous parle de l'un de ces groupes de soutien psychologique mutuel, comme les affectionnent les Américains, où les victimes viennent parler de leurs angoisses. Or, dans ce cas, les violences furent particulièrement atroces : créé et supervisé par le Dr. Jan Sayer qui les a sélectionnés, les quelques participants ont tous vécu des traumatismes extrêmes, ils sont "d'uniques survivants" et chacun se considère comme particulier et donc unique. Cela va de Harrison, qui fut confronté aux Horreurs de Dunnsmouth et à d'autres monstres en étant devenu une sorte d'enquêteur spécialisé, à Barbara, qui porte toujours gravées en elle les oeuvres du Scrimshander, le monstrueux sculpteur sur os, en passant par Stan, le vieillard aux membres amputés, seul survivant des proies du Peuple-Araignée, la famille Weaver, les cannibales de l'Arkansas, ou par Greta, qui fut l'élue d'une secte féminine et dont les scarifications sur tout le corps transmettent une révélation eschatologique, le dernier étant le jeune Martin, qui porte en permanence des lunettes noires connectées à un jeu vidéo de réalité augmentée. Au fil de leurs réunions, de leurs discussions, de leurs disputes, ils vont nouer des liens étroits et en apprendre plus sur eux-mêmes et sur leur caractère "unique" qu'ils ne le souhaiteraient sans doute... En 180 pages magistrales, Daryl Gregory nous délivre un roman qui analyse les mécanismes du traumatisme, de la dépendance et du syndrome de Stockholm, de la peur, de la résistance, de la survie et de la volonté de manière remarquable. Sans effet de Grand-Guignol, mais plutôt en étant très terre à terre dans les réactions de ses protagonistes face à des horreurs indicibles (clin d'oeil à Lovecraft que, manifestement, Gregory apprécie), l'auteur nous livre un texte angoissant, à la narration efficace, avec une chute aussi surprenante que mélancolique.
 
Le roman est suivi d'un entretien fort intéressant, dans lequel l'auteur nous livre ses réflexions sur l'horreur en général, ou plutôt sur ce qu'il appelle l'anti-horreur, qui nous donne de nombreuses clés pour mieux comprendre ses romans. J'espère bien que nous continuerons à pouvoir découvrir, grâce et avec Le Bélial, l'oeuvre résolument différente de Daryl Gregory, mais il faut commencer de suite avec "Nous allons tous très bien, merci".
 
 
Au service surnaturel de Sa Majesté de Daniel O'Malley,(Pocket)
 
Cela faisait quelque temps que je n'avais plus lu un roman d'urban fantasy aussi prenant que celui-ci: "Au service surnaturel de Sa Majesté" de Daniel O'Malley, sorti chez Pocket en mai dernier, commence très fort et se continue sur les chapeaux de roue. Myfanwy Thomas, couvertes de bleus et autres coquards, reprend conscience au milieu de nombreux cadavres d'hommes gantés : totalement amnésique, elle va découvrir dans sa poche une lettre qui lui est adressée, écrite par sa personnalité antérieure avant l'effacement de ses souvenirs. Elle se retrouve face à un choix, essayer de survivre avec beaucoup d'argent en un lieu où elle disparaîtrait ou reprendre son travail comme si de rien n'était et tenter de découvrir ce qui lui est arrivé. Et quel poste occupe-t-elle ? Elle est l'une des deux Tours de la Checquy, une organisation secrète calquée, comme son nom tiré du vieux français l'indique, sur les pièces du jeu d'échecs, et qui protège le royaume de toutes les menaces surnaturelles, sans beaucoup se préoccuper de considérations morales, que ce soit dans le recrutement de ses membres, dans le traitement de ses employés ou dans les solutions retenues pour résoudre les problèmes. Fort heureusement pour elle, la Myfanwy précédente était une organisatrice de premier ordre, qui lui a laissé de nombreuses lettres, un énorme classeur d'informations, et fait tout ce qu'elle pouvait - beaucoup ! - pour faciliter sa nouvelle vie et aider sa nouvelle personnalité à prendre ses marques. Très rapidement Myfanwy va se glisser dans la peau de la Tour Thomas, réapprendre à se servir de son pouvoir - contrôler les gens et leur système nerveux simplement en les effleurant -, interagir à sa manière avec ses collègues et mener son enquête afin de trouver, tout en restant vivante, des réponses aux nombreuses questions que les deux Myfanwy, l'ancienne et la nouvelle, se posent : avant tout qui, parmi ses collègues, a commandité l'effacement de ses souvenirs, comment et pourquoi ? Qu'avait-elle découvert dans les dossiers de la Checquy, elle qui était une administratrice hors pair mais timide et effacée, qui justifie une mesure aussi radicale ? Et se pourrait-il qu'il y ait un lien éventuel avec la menace la plus terrifiante qui ait jamais pesé sur le royaume, celle qui faillit détruire la Checquy lors de l'invasion de l'île de Wight en 1677, celle des Greffeurs de la Wetenschappeljik Broederschap van Natuurkundingen, ces terrifiants alchimistes maîtres des transmutations biologiques, issus des profondeurs de ces territoires qui formeront plus tard la Belgique (oui, vous avez bien lu, la Belgique...) ?
 
Les réponses à ces questions donnent un excellent roman, plein de surprises et de rebondissements, aux personnages hauts en couleurs : les divers membres de la Checquy sont tous plus savoureux les uns que les autres, de ceux issus de la haute société comme Lady Linda Farrier (qui pénètre les rêves) ou Sir Henry Wattleman, Lady et Lord (les grands chefs), à ceux qui sont d'origine plus plébéienne comme le Commandant Joshua Eckhart, Cavalier, ou son homologue Heretic Gubbins, sorte d'homme en caoutchouc, sans oublier l'autre Tour, le Gestalt (un esprit qui commande à quatre corps différents) et le Fou (superviseur) Alrich, vampire servant l'organisation sans que l'on sache véritablement pourquoi. Ils évoluent dans un Royaume-Uni quelque peu étrange, pour ne pas dire loufoque, mais cela fait partie du charme et de l'humour qui imprègnent "The Rook" (le titre original du roman, un terme de vieil anglais tombé en désuétude pour désigner la Tour): la peste à Elephant and Castle, les animaux ectoplasmiques produits à Liverpool par une fonctionnaire argentine en visite ou les statistiques indiquant "que 15% des hommes portant un chapeau cachent en réalité une paire de cornes" (p. 201) sont des exemples de l'atmosphère du livre. Autre exemple de l'humour de O'Malley que celui du nom de l'équivalent américain de la Checquy : la Croatoan (grand classique des énigmes fortéennes) ! Et j'ai beaucoup apprécié le passage sur la visite de la "Grecque", cette femme qui a des milliers d'années et fait ce truc, changer les gens en animaux... C'est d'une drôlerie et d'une intensité psychologique remarquables. Tout le roman est d'ailleurs construit sur la personnalité de Myfanwy Thomas : l'auteur a réussi à mettre les deux personnalités en parallèle - les lettres de la première Myfanwy, qui lui permettent à la fois de préparer la deuxième mais surtout de donner un exutoire à ses angoisses à l'approche d'une disparition programmée et inéluctable, sont particulièrement touchantes et révélatrices - et montrer ainsi comment la nouvelle Myfanwy évolue de manière différente puisque son environnement est différent - un intéressant développement sur l'inné et l'acquis - mais aussi comment l'absence de préjugés ou de présupposés permet une approche nouvelle et constructive de problèmes anciens. Tout cela donne un roman de 650 pages qui se lit avec jubilation, en suivant les aventures d'une sorte de Modesty Blaise version urban fantasy, nous mettant en condition pour sa suite, déjà sortie en anglais sous le titre évocateur de "Stiletto".
 
Requiem pour Sascha d'Alice Scarling (Milady)
 
Alice Scarling est une nouvelle auteure qui a réussi l'exploit de boucler en quelques mois une superbe trilogie, intitulée "Requiem pour Sascha" (Milady), qui est le premier exemple, vu l'ampleur du sujet qu'elle traite, de ce que j'appellerai de la bit-lit eschatologique... Dans le premier volume, "Lacrimosa", nous faisons la connaissance de Sascha, une jeune fille un peu à la dérive, qui utilise son don remarquable pour survivre : elle est capable, par un simple effleurement, de posséder le corps de la personne touchée, ce qui est bien pratique pour vider les portefeuilles ! Certes, elle éprouve ensuite un besoin impérieux de faire l'amour, besoin auquel elle a renoncé à cause du transfert involontaire se produisant au moment crucial... Accessoirement, elle en profite pour mener sa guerre d'extermination personnelle contre les vampire qui ont massacré les nonnes du couvent qui formaient sa famille adoptive. Elle a pour colocataire Nicolas, gentil garçon amoureux d'elle, à qui elle fait plaisir parfois et rudoie quelque peu le reste du temps, en somme une vie quasi normale. Tout va changer drastiquement lorsqu'elle va faire la connaissance, très douloureuse, de Raphaël, un beau ténébreux, avec qui elle va faire alliance pour détruire le Maître des vampires, Lazarus. Les choses vont alors commencer à déraper, surtout lorsqu'elle va apprendre qui est son véritable père et découvrir la vraie nature de Raphaël. Le deuxième tome, "Dies Irae", voit une montée en puissance des enjeux puisque Sascha refuse d'assumer ce pourquoi elle a été conçue : attention, à partir d'ici, spoilers malheureusement inévitables ! Soit vous arrêtez immédiatement votre lecture de ce coup de coeur et vous vous précipitez pour acheter la trilogie soit vous acceptez d'en savoir un peu trop avant d'entamer les trois volumes.
 
Et quelle destinée devrait être celle de Sascha : servir de clé pour permettre à Lucifer d'envahir le Paradis, rien de moins ! Ce sera Zekiel, un général démon, qui sera chargé d'essayer de lui faire entendre raison et d'accomplir sa tâche, en lui proposant un marché impossible à refuser du genre "pile, je gagne, face, tu perds !". Ils partiront donc ouvrir les différentes Bouches de l'Enfer, rencontrant et combattant des créatures fort impressionnantes. Quant au troisième volume, "Agnus Dei", il reprend l'action après le combat dramatique entre Zekiel et Raphaël, les deux frères, l'un démon, l'autre ange, tous deux amoureux de Sascha alors qu'ils ne devraient pas. L'auteure joue avec habileté des rapports entre anges et démons, sur la chute toujours possible des uns et la rédemption éventuelle des déchus, de la rigueur et de la sévérité des archanges masquant sous des airs impassibles des sentiments parfois un peu trop humains comme la colère ou la jalousie et des rapports de force complexes entre humains, qu'ils soient sorciers ou exorcistes, anges, démons et autres créatures surnaturelles. Et elle ne recule pas devant une certaine forme de provocation humoristique: je vous laisse le plaisir de découvrir qui est le Fils de Dieu, le pendant masculin de Sascha... Et ce dernier tome se termine carrément par l'Apocalypse, le grand combat final où chacun, y compris les loups-garous, a choisi son camp, mais une Apocalypse que l'humour ravageur d'Alice Scarling transforme en une tragi-comédie grandiose. Vu l'ampleur du sujet abordé, et son traitement détaillé, vous comprenez pourquoi j'utilisais le terme de bit-lit eschatologique : Alice Scarling écrit remarquablement bien, ses personnages sont beaucoup plus fouillés que dans la plupart des séries et donc d'autant plus attachants, les dilemnes moraux qui se posent ont une profondeur inhabituelle de par la nature des protagonistes, et l'auteure joue habilement de la culture et des enseignements catholiques classiques. Voilà une bien belle messe de requiem, trois morceaux parfaitement exécutés pour une lecture fort plaisante. A découvrir en attendant qu'Alice Scarling nous présente - vite je l'espère - de nouveaux romans !
 
Lum'en de Laurent Genefort (Le Béllial)
 
Il n'est plus guère besoin de présenter Laurent Genefort, auteur de nombreux romans de SF et de fantasy, dont le très beau cycle d'Omale. "Lum'en", qui vient de sortir aux Editions du Bélial, est un ensemble de chapitres se situant à des époques diverses de la planète Garance et retraçant ainsi son histoire, depuis l'arrivée d'une entité, Lum'en, bannie par les autres Dépositaires et par la Marraine des Espèces pour avoir essayé de transformer un passage à discontinuité spatiale (ce que les humains appelleront plus tard les Portes de Vangk, cf. "Omale") en pont temporel et modifier ainsi le passé. Condamnée à 10 000 ans d'exil, Lum'en, réduite à l'impuissance, sera oubliée sur Garance, enterrée sous des tonnes de roches et de terre. Et Garance verra arriver les Terriens, un groupe de fanatiques religieux ("Site Alpha") tout d'abord, puis aura lieu la véritable colonisation ("Colonie légère" et "Colonie lourde") qui pillera - ou essaiera de piller - la grande source de métaux de la planète, des sortes d'arbres filtrants, les caliciers. Or ceux-ci sont l'abri des pilas, des petites créatures dont on découvrira l'intelligence ("La clairière des dieux bruyants") ce qui entraînera, de par l'application de la loi terrienne, le départ des colons ("Déclinopole") et l'essor d'une nouvelle civilisation indigène. En 300 pages denses et fascinantes, Laurent Genefort aborde de nombreux thèmes qui nous parlent : la foi bornée et imbécile en des croyances intenables et l'enfermement psychologique que cela entraîne - sans parler de la violence - face à ceux qui posent et se posent des questions, l'incompréhension culturelle, la peur, qui génère la hainen de la différence, la destruction aveugle des ressources naturelles par des grandes corporations pour un profit à court terme, l'inadaptation à l'environnement et la force de l'oubli par le passage des millénaires. L'auteur, dans les dernières pages, nous indique clairement son propre choix, celui des technologies douces en lien avec la nature (en fait celui des biotechnologies qui elles-mêmes soulèvent de nombreuses interrogations et des débats sans fin aujourd'hui). Avec, en figure tutélaire, Lum'en, cette entité à la fois toute puissante et d'une faiblesse extrême, à la perception temporelle différente de la nôtre vu sa longévité. Le roman est superbe, avec une tonalité douce-amère qui m'a rappelé certains ouvrages de Clifford D. Simak, le grand auteur américain. Une fois de plus, Laurent Genefort nous démontre, avec "Lum'en", que l'on peut écrire de la grande SF !
 
L'Expédition H.G. Wells de Polly Shulman (Bayard)
 
J'avais lu l'année dernière avec intérêt "La Malédiction Grimm" (Bayard) de Polly Shulman qui nous faisait découvrir le Département des Contes du Dépôt d'Objets Empruntables de la Ville de New York. "L'Expédition H.G. Wells" (aussi chez Bayard) va nous emmener, avec le jeune Leo, un lycéen tendance geek scientifique - il faut dire qu'il est issu d'une famille où la passion de la science règne en maîtresse - dans un autre Département. Rn effet, celui-ci a eu la surprise de voir apparaître soudainement dans sa chambre un engin extraordinaire contenant un Leo minature, accompagné d'une fille superbe, qui lui conseille de lire "La machine à explorer le temps" avant de disparaître. Intrigué, on le serait à moins, il va questionner son professeur de sciences, Mme Kang, qui lui conseille de se rendre au Dépôt d'Objets Empruntables de la Ville de New York. Il s'y rend, rentre dans un bâtiment qui semble curieusement plus grand à l'intérieur qu'à l'extérieur, va rencontrer Jaya, la fille qu'il a vu dans la machine, en profiter pour travailler sur son projet de science pour le lycée - il y a une section automates et robots, dont un fabriqué en 1921 par Rossum's Universal Robots... - et finalement, après une interview délirante avec le directeur du Dépôt, le docteur Rust, obtenir un travail sur place dans les magasins. Il peut donc commencer à investiguer ce qui lui est arrivé, chercher une machine à explorer le temps dans les Collections Spéciales et se lier avec Jaya, malgré la jalousie d'un dénommé Francis FitzHenry, jeune étudiant anglais venu travailler au Dépôt de New York, jalousie qui va se transformer en hostilité ouverte d'où découleront un certain nombre d'événements qui vont s'enchaîner et expliquer l'apparition mystérieuse du début. Nous avons là un roman de SF jeunesse fort agréable à lire, qui met à la portée de tous, y compris les non lecteurs de SF, les possibilités de paradoxes temporels et la nécessité de l'intangibilité de l'Histoire, se déroulant dans un cadre absolument fabuleux : ce Dépôt, sous son nom anodin, cache les collections de tous les objets ayant été décrits dans la littérature - il y a un passage excellent sur les collections verniennes, avec mention de la Phénoménothèque Centrale Supérieure de la Ville de Paris, qui essaye de récupérer le "Nautilus" ! -, y compris ceux du Legs Wells, tous achetés par un magnat de l'industrie au grand écrivain. Le roman associe avec finesse action et humour, science et clins d'oeil littéraires, en un mélange qui le transforme en un "page turner" que j'ai dévoré d'une traite ! Et je me suis pris à espérer que nous aurons aussi droit à d'autres romans de Polly Shulman sur le Corpus de Lovecraft et la Chrestomathie (deux Collections Spéciales mentionnées p. 147) mais j'espère déjà que nous pourrons bientôt lire "The Poe Estate", troisième roman du Dépôt. A lire de suite, avec en plus, pour le plaisir des yeux, une couverture par Kristjana S. Williams, patchwork de tout ce que nous aimons, magnifique, un très beau résumé visuel du roman. 
 
 
Jean-Luc Rivera 

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