Jean-Luc Rivera est un grand spécialiste de l'imaginaire. Membre de l'émission Mauvais Genre sur France Culture, modérateur hors pair de table ronde, membre émérite du Prix Actusf de l'Uchronie, il fut aussi l'organisateur des Rencontres de l'imaginaire de Sèvres pendant de nombreuses années et juré au Grand Prix de l'Imaginaire. Aujourd'hui, il reprend une rubrique qu'il a longtemps animée sur Actusf, nous proposant régulièrement ses coups de cœur...
Les Astres ravagés de Megan O'Keefe
Je crois être un lecteur de SF assez averti mais, avec "Les Astres ravagés", premier tome de "Les Mondes dévastés", de Megan O'Keefe (Bragelonne), ma suspension d'incrédulité - et je crois être un bon client - a été plus que mise à mal... En effet, l'autrice prend comme postulat de base une société qui a ravagé son environnement sur Terre et sur d'autres planètes de type terrestre en extrayant la relkatite (qui ne figure pas sur la table des éléments de Mendeleiev...) qui permet nombre de "miracles" scientifiques dont la vie sur des stations spatiales géantes où l'humanité s'est réfugiée, les voyages intersidéraux et, surtout, l'impression des corps humains à la demande d'où une moindre peur de la mort car on peut être réimprimé et vivre à nouveau du moment que sa carte neurale a été sauvegardée (et mise à jour fréquemment). Cependant cette carte peut se fissurer en fonction du type de mort (plus elle est horrible plus les chances sont grandes) et du nombre de morts subies.
A partir de là, Megan O'Keefe joue sur cette peur de la carte fissurée, sur toutes les possibilités offertes par l'impression et l'interchangeabilité des corps, en développant ce qui se passe sur une planète qui est ravagée par le "fléau", ce lichen qui apparaît et dévore tout, conséquence apparente de l'exploitation de la relkatite par un micro-organisme mis au point par la famille Mercator, l'un des grands conglomérats qui se sont partagés l'exploitation des ressources et du reste de l'humanité, réduisant à la portion congrue la dernière organisation étatique, alors que cette planète n'a pas encore été mise en coupe réglée. Tarquin, héritier des Mercator, géologue averti, va mener son enquête, avec l'aide de l'ennemie jurée des Mercator, Naira Sharp, garde du corps redoutable, incarnée sous couvert (mais comment cela a-t-il pu se faire alors qu'elle a été jugée pour activités conservatrices et sa carte neurale "gelée") dans le corps du garde du corps d'Acaelus Mercator, chef de la dynastie et père de Tarquin.
Comme vous le voyez, cela fait beaucoup, et au cours de l'action, Megan O'Keefe en rajoute encore (mais je ne spoilerai pas) ! Elle joue très habilement des possibilités offertes par l'impression des corps, les transferts possibles et les erreurs d'impression (même si je me demandais à chaque fois de quoi sont remplies les cartouches d'impression, leur nombre et la rapidité des imprimantes... questions sans guère de réponses) et de la psychologie des personnages et de cette société hyper hiérarchisée autoritaire, où ce qui compte c'est la survie à tout prix en exploitant à outrance personnes et ressources et en s'assurant que l'on pourra payer "les frais de phénix" (autrement dit les frais d'impression et de transfert) tout en ayant une carte non fissurée. Tout cela est bien écrit, un roman tout à fait étonnant et original que soit l'on détestera soit l'on adorera - je fais partie des seconds - mais à découvrir.

Hope de Noëmie Lemos
Sur la recommandation d'Eléonore - si je me souviens bien - de la sympathique librairie parisienne Le Nuage Vert, j'ai acheté "Hope" de Noëmie Lemos (Editions Timelapse) et je ne le regrette pas. Voilà un roman bien écrit - avec un choix d'accord de genre qui s'explique très bien et est logique en fonction de la société mise en scène -, avec une idée de colonisation d'une planète afin d'essayer d'assurer la survie de l'espèce humaine qui est très originale puisque ce ne seront d'abord que des femmes, plus résistantes que les hommes, les embryons de ceux-ci ne devant être utilisés que plus tard, une fois les bases de la colonisation établies. Mais tout ne se passe pas comme prévu et les conditions planétaires sont bien plus dures que prévues... Quatre générations plus tard, la survie est plus que précaire et le premier garçon à être né est bien seul, se réfugiant dans des rêves qu'aucune des filles ne partage.
L'autrice met en valeur à la fois les différences et la complémentarité des deux sexes, la valeur de l'imagination et de l'adaptabilité face à un programme géré dans ses moindres détails par une IA toute puissante et révérée comme étant infaillible, la résilience de notre espèce et une mise en garde quant à certaines manipulations génétiques. Elle y ajoute une donnée autre dont je ne vous parlerai pas afin de ne pas spoiler le livre mais qui est une ode à la différence, à la tolérance et à la compréhension de celle-ci. Voilà un roman qui est résolument optimiste dans son appréhension de notre intelligence, à lire cet été pour se redonner foi en notre espèce.

La Mort de Tante Dimity, de Nancy Atherton
Cela faisait longtemps que j'avais entendu parler de "cosy mystery" mais n'étant pas un grand lecteur de littérature policière, quel que soit son genre, je n'avais jamais eu l'occasion d'en lire jusqu'à la sortie récente du premier volume de "Les Mystères de Tante Dimity", intitulé "La Mort de Tante Dimity", de Nancy Atherton, dans la nouvelle collection Verso du Seuil.
Et je dois dire que j'ai été conquis: que des personnages sympathiques, des braves gens comme on disait autrefois, qui font de leur mieux pour être ce que devraient être tous les humains, honnêtes, rendant service à leur prochain, avec leurs forces et leurs faiblesses psychologiques mais essayant de s'améliorer - on a de l'empathie même pour les "méchants" dont on comprend pourquoi ils le sont et comment les aider. Certes ils évoluent dans un monde plutôt privilégié, que va découvrir le personnage principal, Lori Shepherd, qui connaît par coeur toutes les histoires de la lointaine et invisible Tante Dimity. Et quand celle-ci, par testament, va charger Lori d'une mission fondamentale, celle-ci, et nous avec, va découvrir qui était la vraie Tante Dimity, remplir sa mission tout en résolvant certaines énigmes de la dernière guerre. C'est très agréable à lire - très reposant aussi en ce temps troublés -, la maison de Tante Dimity est un vrai rêve
et l'autrice flirte aux limites du fantastique, ce qui ne peut que réjouir l'amateur d'imaginaire.

Un livre qui m'a sorti de mes champs de lecture habituels - merci à Tiffany Meyer de me l'avoir recommandé - et que je conseille pour cet été, cela fait du bien de lire un roman comme celui-ci, sans violence ni horreurs diverses, qu'elles soient physiques ou psychologiques, quelque part c'est une utopie réussie...

L'homme superflu de Mary Robinette Kowal
Alors que, comme disent les Chinois, nous vivons des temps "intéressants", il est bon de pouvoir s'échapper un peu et de relâcher la pression.
Pour ce faire, il faut lire "L'homme superflu" (Denoël Lunes d'encre) de Mary Robinette Kowal, l'autrice de l'excellente série de romans et nouvelles sur la Lady Astronaute (très belle uchronie, hautement recommandée aussi). Il s'agit d'un hommage non déguisé au célèbre roman de Dashiell Hammett "The Thin Man" (traduit en français sous le titre de "L'Introuvable"; Patrick Imbert, qui a fait un beau travail de traduction, est resté fidèle à l'esprit du titre original de Hammett puis à celui de Kowal - "The Spare Man" -, bravo à lui).
Le roman respecte l'esprit de celui de Hammett, avec une transposition du couple de détectives richissimes, ici Shalmaneser ou Shal ancien détective privé à succès et son épouse Tesla, inventrice de génie et milliardaire, sans oublier leur petite chienne Gimlet -personnage à part entière -, l'énigme étant transposée dans un paquebot spatial à destination de Mars, dans lequel plusieurs meurtres vont avoir lieu, Shal se retrouvant désigné comme coupable. Il va falloir mener cette enquête en "chambre close" ultime, de rebondissement en rebondissement et trouver "l'homme superflu". L'autrice met en scène nombre de femmes remarquables - dont Fantine, l'avocate de Tesla, magnifique, et qui travaille à distance avec des temps de communication de plus en plus longs vu l'éloignement du vaisseau - et de "iels" puisque nous sommes dans une société totalement libre où chacun se présente avec son pronom choisi pour se désigner afin d'éviter tout impair (une idée utile aujourd'hui). Outre l'intrigue prenante, et qui utilise les dernières avancées de la science actuelle dans différents domaines pour des utilisations possibles, Kowal a écrit un roman rempli de l'humour et de la légèreté du roman original et des premiers films réalisés par Van Dyke (quatre avec Myrna Loy et William Powell, des bijoux de drôlerie), où l'alcool et les cocktails coulent à flot (chaque chapitre porte le nom d'un cocktail et vous donne la recette, en lie avec l'action du chapitre en question !), seules les cigarettes ont disparu...
Avec "L'Homme superflu", Mary Robinette Kowal démontre une fois de plus, si besoin était, qu'elle est une des plumes les plus talentueuses de sa génération, capable de faire passer des messages sociétaux importants sans avoir l'air d'y toucher, dans des romans de grande SF extrêmement plaisants à lire.
Je ne peux que vous engager à vous installer dans un bon fauteuil chez vous ou sur une terrasse ombragée, un cocktail bien frais à côté, et de vous plonger dans une lecture qui vous fera tout oublier pour quelques heures.

Jean-Luc Rivera