- le  

Les Enfers Virtuels (tomes 1 et 2)

Iain Banks ( Auteur), Manchu (Illustrateur de couverture), Patrick Dusoulier (Traducteur)
Cycle/Série : 
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 14/11/2011  -  livre
voir l'oeuvre
Commenter

Les Enfers Virtuels (tomes 1 et 2)

Iain M. Banks est un des auteurs de space opera les plus doués de notre époque. Il est le créateur d’un univers qui frappe par sa richesse, sa consistance et sa continuité, qui met en scène la Culture, une civilisation très avancée essayant de gérer au mieux les divers degrés d’avancement des autres cultures qu’elle rencontre. D’apparence humaine, elle est cependant en contact avec tous types d’êtes vivants, qui sont souvent bien éloignés de notre apparence biologique, et est intrinsèquement liée aux Mentaux, ces intelligences artificielles qui sont les garants et les protecteurs de cette civilisation.

Mais cet auteur écossais ne limite pas ses œuvres littéraires à la science-fiction, et écrit sous le nom de Iain Banks (le « M » en moins) en littérature blanche. Il compte à son actif, tous genres confondus, un peu moins d’une trentaine de romans.

Les deux tomes des Enfers Virtuels n’en constituent véritablement qu’un seul, mais ont sûrement été scindés en deux pour des raisons de praticité éditoriale. Ils constituent donc le neuvième roman du cycle de la Culture, œuvre magistrale de Iain M. Banks qu’il poursuit depuis une vingtaine d’années.

La guerre des pro et anti-Enfers

Lededje Y'brecq est une Intaillée pour dettes, c’est-à-dire que son corps entier forme un tatouage complexe, chaque millimètre carré de sa peau est marqué, tout comme ses organes internes, suite à une manipulation génétique opérée sur son fœtus. Ce tatouage lui a été infligé pour témoigner de la dette de sa famille. C’est une coutume ancestrale au sein de l’Habilitement Sichultien (Amas de Ruprine, bras Un-un Près-du-Bout, système de Quyn, société de panhumains). Pour honorer la dette de son père, elle est donc devenue l’objet de fierté et l’esclave de Joiler Veppers, l’homme le plus riche et le plus puissant de l’Habilitement, à la tête de la Corporation Véperine. Ne supportant plus les sévices de Veppers, Lededje tente pour la énième fois de s’enfuir, mais ça tourne mal, et Veppers la tue. Il cherche à maquiller ce crime, mais est loin d’imaginer que Lededje s’éveille à nouveau à la vie à bord d’un vaisseau de la Culture, le VSG {Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie}, avec une seule idée en tête : se venger de son persécuteur et meurtrier.

Le conscrit Vatueil est un soldat dévoué : il ne compte plus ses multiples morts et réincarnation dans le Virtuel, où se joue la confliction (c’est-à-dire une guerre circonscrite au Virtuel) la plus importante du moment, opposant les partisans des Enfers Virtuels à leurs adversaires, qui souhaiteraient faire abolir définitivement ces lieux de torture éternelle, où croupissent les sauvegardes des pauvres âmes qui y ont été envoyées à leur mort, souffrant mille tourments éternels, mourant et ressuscitant continuellement pour subir de nouveaux supplices. Vatueil se bat dans le camp des anti-Enfers, mais il semblerait que ces derniers soient en train de perdre la partie, à tel point que le conflit risque peut-être de se propager jusque dans le Réel.

Yime Nsokyi est une des meilleures recrues de Quiétus, une branche de la section Contact de la Culture qui s’occupe des morts, du Virtuel et donc de tous les Au-Delà (paradis, enfers, limbes ou autres lieux de sauvegarde où sont stockés les personnalités des morts dans le Réel). Le Service Quiétudinal est donc le premier concerné par cette guerre des Enfers, et va devoir, une fois n’est pas coutume, travailler main dans la main avec les vivants. Yime est envoyée dans le Disque Tsungariel (autour de la planète Rashir dans le système de Tsung), abandonné il y a deux millions d’années par les Meyeurnes, une civilisation qui a choisi la sublimation. La Culture a laissé le contrôle et la protection du Disque Tsungariel au Reliquariat de Nauptre – civilisation de Niveau Huit, mais pourtant pro-Enfers – et à la FCGF (Fédération Culturelle Géseptienne-Fardésile), civilisation de Niveau Sept – , mais elle craint en ces temps troublés que le Disque, qui contient environ trois cent millions de « fabricaria » à la technologie extrêmement développée, ne soit sous peu impliqué dans la guerre des Enfers.

Les Pavuléens – qui ressemblent à des éléphants – sont une civilisation pro-Enfers. Prin et Chay, deux universitaires et amants anti-Enfers, ont choisi de se rendre volontairement dans l’Enfer pavuléen, afin de prouver par leur témoignage l’horreur de ces lieux et tenter de les faire interdire. Grâce à un système informatique complexe, ils ont réussi à se télécharger dans les Enfers, et tentent maintenant de retrouver un chemin vers le monde Réel, tout en essayant d’échapper aux démons qui les traquent.

Enfin, la Culture, qui ne peut intervenir dans ce conflit sous peine d’être accusée d’ingérence, mais qui soutient moralement le camp anti-Enfers, commence à s’inquiéter de cette confliction qu’elle pensait gagnée d’avance par les anti-Enfers, mais qui n’aurait pas dû durer si longtemps, et dont l’issue semble finalement incertaine et favorable aux pro-Enfers. Il est peut-être temps de faire appel à Circonstances Spéciales…

L’Enfer, c’est les autres ?


On retrouve évidemment dans ce nouvel opus du cycle de la Culture le même questionnement que dans les autres volumes : jusqu’où une civilisation moralement et technologiquement évoluée peut-elle aller pour défendre les causes qu’elle considère comme justes ? Si elle souhaite aider les autres civilisations en devenir à évoluer, de quelle manière peut-elle s’impliquer dans les événements ? Pourquoi d’autres civilisations évoluées technologiquement pratiquent-elles tout de même des actes barbares ?

Et pour mettre en scène ces interrogations, comme dans la plupart de ses autres romans, Iain M. Banks situe les événements qu’il relate au cœur d’une guerre, un conflit à valeur hautement morale, celui qui oppose les partisans des Enfers à ses opposants. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le camp pro-Enfers n’est pas uniquement constitué de civilisations encore jeunes qui n’ont pas atteint un niveau d’évolution leur permettant de comprendre les conséquences de leurs actes ; ainsi, le reliquariat de Nauptre – des sortes de marsupiaux géants –, qui est pourtant une civilisation de Niveau Huit, défend farouchement son droit aux Enfers, afin de pouvoir torturer à loisirs et pour l’éternité ceux qu’ils ont estimé mériter ce sort. Et sans aller jusqu’aux Enfers, certains peuples pratiquent d’autres types de barbarismes, comme l’Intaille pour dette dont est victime Lededje, qui n’est finalement plus qu’un objet de décoration, un trophée exhibé lors des soirées mondaines et qui a perdu dès sa naissance tout droit à la moindre liberté.

Cette guerre mise en scène s’interroge sur les croyances et les religions, comment une obstination aveugle et bête amène à réaliser de plein droit les pratiques les plus terribles. Ce qui est intéressant, c’est que ceux qui ont décidé de créer ces Enfers virtuels les ont justement créés de toute pièce, et sont donc bien conscients qu’il s’agit d’un environnement factice, et ne peuvent donc croire ni au véritable Paradis et Enfer ; mais en même temps, comme ils existent, même s’ils sont factices, ils sont utilisés comme le bâton et la carotte, certains allant même jusqu’à organiser des visites guidées de l’Enfer pour les vivants, afin de leur faire peur, gardant à chaque fois aléatoirement un des visiteurs en Enfer sans qu’il puisse revenir dans le Réel. Au nom de leur croyance, les pro-Enfers justifient une pratique immonde comme le garant de leur civilisation, arguant que sans ces Enfers pour effrayer les vivants, ce serait l’anarchie. C’est le cas de ce politicien pavuléen qui compte parmi les fondateurs des Enfers, et qui justifie ses actes par moralité. Certains passages de ce roman, au moment où l’on suit Prin et Chay dans les Enfers, sont parfois très difficiles à lire, très durs, très crus dans les atrocités subies par les pénitents : mais il ne faut pas s’arrêter à cela, et poursuivre la lecture du roman, car ces passages semblent nécessaires pour mieux comprendre l’enjeu du conflit en cours.

Conflit qui soulève une autre interrogation : la justice mérite-t-elle que l’on soit aussi barbare dans nos actes que ce que l’on a subi des agresseurs ? Les pro-Enfers méritent-ils d’êtres tués sans pitié parce qu’ils ont fait souffrir tant de vies ? Lededje peut-elle tuer Veppers parce qu’elle a été son esclave, parce qu’il l’a violée et parce que de façon générale il use de sa position toute-puissante ? La trame du roman peut être comprise de cette manière : le conflit qui oppose Lededje et Veppers, à petite échelle, est le miroir de la guerre des Au-delà : si une pratique est acceptée et autorisée par la majorité d’une civilisation, même si elle est odieuse, doit-on laisser faire ? Ce roman de Iain M. Banks soulève à nouveau toutes les questions de moralité cristallisées par la section Circonstances Spéciales de la Culture.

Une sauvegarde ou l’original, quelles différences ?

Un autre point essentiel du roman est l’opposition Réel/Virtuel. A partir de quel moment est-on réel ou virtuel ? Du moment que tout est ressenti, les plaisirs comme les souffrances, est-ce tout aussi réel, même si cela se déroule dans le virtuel ? Les morts qui poursuivent leur existence dans le Virtuel sont plus nombreux que les vivants dans le Réel, donc finalement, qu’est-ce qui est le plus réel ?

Qu’est-ce qui constitue notre personnalité ? Avec les lacis neuraux, qui permettent de sauvegarder l’esprit d’une personne pour le « reventer » dans un autre corps biologique à sa mort, ou le projet dans un environnement virtuel, est-ce vraiment la même personne que celle qui est décédée ? S’il n’y aucune interruption, pourquoi pas, mais qu’en est-il lorsque la sauvegarde date de quelques heures plus tôt que le moment de la mort de la personne, question que se pose Auppi, de l’équipe de la section Restauria, la branche des « dératiseurs » de Contact, qui combat les essaims hégémoniques autoréplicants pour éviter qu’ils n’envahissent tout l’univers : « Elle était en train de mourir. En principe, elle serait reventée. Elle avait été sauvegardée, entièrement copiée jusqu’à six heures plus tôt, parfaitement réplicable. Mais ça ne voulait rien dire. Bon, c’est vrai, un autre corps serait développé dans une cuve et se réveillerait avec ses souvenirs – sans la dernière partie, bien sûr. Et alors ? Ça ne serait pas elle. Elle, elle était ici, en train de mourir. Cette compréhension, cette conscience de soi, ne pouvait être transférée. Ce n’était pas une âme qui transmigrait, seulement un comportement. »

Vatueil quant à lui expérimente de façon étrange la sauvegarde de personnalité : mille fois effacé et recopié dans des environnements virtuels à chaque fois différents, comment ne pas devenir fou ? Comment être certain que ses souvenirs sont les bons, et pas une fausse mémoire et histoire, puisque l’on peut créer souvenirs et environnements totalement factices, choisir d’occulter certains choses et en imaginer d’autres ? Dans son combat au sein des troupes anti-Enfers, il incarne à chaque fois une nouvelle personnalité qui n’a pas toujours souvenir des précédentes, dans un univers à chaque fois totalement distinct : soldat du Moyen Âge à l’assaut d’une citadelle ou sorte d’entité évoluant dans la glace gelée d’une planète étrangère, ou s’arrête le rêve et où commence la réalité ?

Mais au fond le personnage le plus intéressant de ce roman est un Mental, En Dehors des Contraintes Morales Habituelles, le vaisseau de Circonstances Spéciales qui va choisir d’accompagner et d’aider Lededje à accomplir son destin, un vaisseau hors norme à l’humour très particulier, que l’on prend plaisir à découvrir au fil des pages. Car s’il paraît au premier abord peu sympathique, il se révèlera plus ambigu qu’il n’y paraît. Les Mentaux ont dans ce roman, comme dans les autres tomes du cycle de la Culture, une place très importante à tenir, certes pas autant que dans Excession, mais tout de même une place centrale. Eux aussi ont leurs petites excentricités, comme le Moi, je compte, une Unité offensive Limitée qui fait partie de l'Ultérieur de la Culture, qui voyage comme bon lui semble et se mêle peu aux civilisations, un solitaire patenté qui collectionne les images des beautés excentriques de l’univers. Rien que leurs noms, comme d’habitude, nous font déjà sourire ou réfléchir, et valent le détour : Réflexion Interne Totale, Comme d'habitude Mais Etymologiquement Insatisfaisant, Hylozoïste

Un excellent roman


Les Enfers Virtuels est un très bon livre, avec lequel Iain M. Banks retrouve le souffle étonnant de ses débuts, même si L’Usage des Armes reste inégalé à ce jour. Pour les adeptes de la Culture, une révélation finale – extrêmement finale si l’on peut dire, jusqu’au dernier mot –, justement en lien avec L’Usage des Armes, leur permettra de s’exclamer : « Ah oui, d’accord ! », et de savourer cette référence. Et si tous les romans du cycle de la Culture forment un canevas dont la profondeur n’apparaît qu’à la lecture de plusieurs d’entre eux, ce dernier opus, comme tous les autres, est indépendant et il n’est pas obligatoire d’avoir lu les précédents pour l’apprécier. A rajouter en haut de votre pile d’ouvrages à lire.

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?