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Les Sables de Dorne

George R. R. Martin ( Auteur), Pierre-Paul Durastanti (Traducteur), Jean-Pierre Pugi (Anthologiste), Tomislav Tikulin (Illustrateur de couverture), Sara Doke (Traducteur)
Cycle/Série : 
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 31/10/2007  -  livre
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Les Rois des sables

Auteur prolifique de nouvelles dans les années 1970, de l’incontournable Trône de fer (débuté en 1996) et de Chansons pour Lya (1976), George R.R. Martin nous gratifie d’un recueil dont la plupart des textes sont inédits (et pour une première parution en français, édité en Poche). Les nouvelles des Rois des sables sont un véritable délice. Martin y exploite à merveille l’infini matériel et temporel de l’univers et du réel. Cet infini n’est que suggéré, mais emplit tout l’imaginaire de chacun des textes. À travers des récits aux styles variés (pourquoi se limiter !), ses nouvelles sont à chaque fois universelles, mêlant subtilement des thèmes récurrents : croyance, évolution, civilisation, violence…

Un exercice de style(s)…

Chacune des six nouvelles est écrite sur un ton différent, et ce de l’intrigue à la narration, à une ère future inconnue. Dans chaque récit, les inspirations de Martin sont contemporaines mais suffisamment décalées de leur contexte habituel pour en tirer à chaque fois un petit bijou scénaristique et littéraire. On y retrouve les mécanismes chers à l’auteur comme la coloration moyen-âgeuse du vocabulaire (long-couteau, morte-saison) ou une échelle de temps radicalement différente de la réalité (un grand-hiver peut durer des années humaines).

Dans Âprevères, sur une planète où l’humain vit selon des règles tribales nouvelles, Shawn est recueillie en plein grand-hiver à bord d’un mystérieux vaisseau par Morgane. Mais cette dernière est-elle réellement la fée qu’elle prétend être ?

Par la croix et le dragon est un imbroglio religieux qui dissèque le principe même de croyance. D’un bout à l’autre de l’univers, les religions prospèrent. L’Inquisition est réapparue et le père Damien prêche la conversion à travers l’espace lorsque sa foi se trouve confrontée à la plus grande manipulation spirituelle jamais conçue.

Dans La Dame des étoiles, une caricature incisive et désopilante de tragédie grecque, Janey Small, de Rhiannon, échoue sur le Caillou, un monde en marge de l’Univers où la violence et le sexe régissent un microcosme de naufragés de l’espace.

Vifs-amis, quant à lui, est un récit romanesque proche de la narration de Barjavel, où Brand tente de retrouver Melissa dont la mutation avec un Sombre l’a éloignée de lui.

Dans Les Rois des sables, Simon Kress, homme d’affaires despotique, voue une passion malsaine pour les animaux les plus cruels qu’il importe des quatre coins de l’univers. Jusqu’à ce que les rois des sables entrent dans sa vie…

Enfin, La Cité de pierre est certainement le plus passionnant des récits de ce recueil. Michael Holt tente d’échapper au monde-étape sur lequel il s’est naufragé durant sa quête interstellaire vers le Noyau. Prisonnier et otage d’un monde en déshérence comme de sa propre déchéance, Holt recherche l’insoupçonnable secret de la cité.

Une construction efficace

Chaque récit est imprégné d’une profondeur vertigineuse. En quelques mots, l’histoire s’assoit solidement sur ce que Martin nous laisse seulement deviner de son monde : un Effondrement, les germes de la Vieille Terre fleurissant en une infinité de mondes, se télescopant avec une multitude d’autres civilisations. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne fabrique pas une épopée à la Tolkien. Non, il est spectateur, rapporteur de ce ballet incessant de voyages, de rencontres entre les peuples.

L’écriture de Martin démarre dans le vif : à chaque fois, on attrape l’histoire comme un train qu’on prend en marche, sans savoir sa destination ni les gares desservies. Grisant et déroutant. Si l’on ne comprend pas tout de suite la chronologie, ni les origines et les objectifs des personnages, Martin nous rassure peu à peu et dévoile subtilement les tenants et les aboutissants. Son talent est de rendre des personnages et leur monde familiers en ménageant à la fois de vastes zones d’ombre et de mystères.
On ne saura par exemple jamais la nature de « l’ange » dans Vifs-amis ni celle de Morgane dans Âprevères. Ce qui reste un mystère nourrit l’histoire, la rend plus attachante et facilite son appropriation par le lecteur. Une technique qui met en valeur des intrigues originales et inoubliables.

Il y a des silences qui font des mondes, chez Martin.

Une quête sous-jacente : le Noyau

Sans que cela s’apparente à une quête du Graal intergalactique, G.R.R. Martin semble obsédé par ce qui transparaît dans l’inconscient de ses héros et des peuples qu’il met en scène. Le Noyau est une finalité de l’univers, mais un lieu si difficile à saisir et situer qu’il n’est peut-être qu’une légende.
Dans Vifs-amis, le noyau constitue la quête des vifs-amis. Dans La Cité de pierre, il est évoqué proche du monde-étape qui abrite la cité grise. Mais il n’a jamais été atteint, sa réalité se perd dans la mémoire incertaine des plus grandes civilisations de l’univers de Martin. A croire que l’auteur lui-même n’en connaît ni les chemins ni l’apparence.

Martin ancre son univers dans le mystère de ses origines : trouver la source est une perte de temps, c’est le contrepoint de Lovecraft, par exemple, qui est hanté par l’origine du monde qu’il décrit (le mythe des Grands Anciens). C’est dans La Cité de pierre qu’il développe le plus son point de vue : « Qui va aussi loin ? Qui voyage aussi longtemps ? Ce ne sont que légendes. Devrions-nous vous parler des Très Anciens ? […] Mais les faits restent nébuleux ». Holt répond : « J’irai et je verrai ». Mais il s’égare… et pille pour survivre.

Une humanité désincarnée

Dans l’univers de Martin, l’homme a depuis longtemps oublié ses origines. Il erre de planète en planète (Vifs-amis) et finit la plupart du temps par s’échouer ici où là. La notion de nation est inexistante et l’humanité n’est qu’une civilisation parmi les autres, parfois même dégénérée : dans La Cité de pierre, l’homme est en errance, Holt est un des rares humains sur le monde-étape : ses congénères ont sombré dans la dépendance physique.
Si bien que c’est la mutation qui permet de libérer l’homme de sa condition : « Symbiose d’un être humain et d’un sombre, créature de matière et d’énergie, elle était un changelin » (Vifs-amis).

La SF de l’auteur est imprégnée par la finitude des civilisations. Chez Martin, pas d’éternité… Ni même de grande passion : dans Vifs-amis, l’amour passionnel est dépassé, annihilé par la mutation corporelle et spirituelle. Melissa après sa mutation : « Brand … Oui, je t’aimais. Mais je ne renoncerai pas aux étoiles. Plus rien d’autre ne compte ».
L’accession de l’être humain à une autre condition physique, de nouveaux sens et donc un autre but dans la vie que celui de défier la mort, est plus fort que la recherche de l’amour.

Les écueils de l’humanité sont une source inépuisable et innovante de l’inspiration de Martin : l’avidité et la cruauté dans Les Rois des sables, l’individualisme dans Vifs-amis, le mensonge dans Par la croix et le dragon. Sans être des anti-héros, les personnages se débattent comme il peuvent et rendent la SF de Martin particulièrement profonde, sans négliger l’intrigue qui est souvent savoureuse.

Rien d’étonnant alors à ce que les personnages principaux de Martin ne soient pas des héros éclatants. Ils sont plutôt les protagonistes secondaires, souvent les instruments d’un pouvoir supérieur. Le Père Damien sert le Maître Commandeur Torgathon, et la Dame des étoiles est une des « protégées » de Hal le Poilu.
Seul Simon Kress dans Les Rois des sables est le principal « héros » du récit. Mais c’est aussi la personnalité la plus repoussante du recueil.

Du cynisme… ?

De nouveaux modèles sociaux et des constantes humaines

A travers ses nouvelles, Martin teste de nombreuses alternatives sociales humaines. Après avoir aboli nos repères de temps et d’espace et fait la peau à l’humanité telle qu’on la connaît, il sème sur chaque planète quelques hommes et femmes, les noie parfois avec d’autres communautés extra-terrestres, et regarde ce qui se passe.

Dans Âprevères, le monde de Shawn s’organise en familles claniques autarciques qui se rencontrent chaque saison pour renouveler les générations : « [...] entre ces structures s’alignaient les tentes et les étals des familles […] On y faisait l’amour sans retenue ». Dans Par la croix et le dragon, l’auteur constate que quel que soit l’environnement, le monde et l’espèce intelligente considérés, chaque race s’est systématiquement dotée d’un système de croyance jusqu’à compter « plus de sept cents sectes chrétiennes ».

Dans Les Rois des sables, peut-être le récit le plus atypique de ce recueil, c’est un homme qui joue avec les quatre clans d’insectes qu’il a achetés et chez lesquels il suscite guerres et famines au gré de sa cruauté, afin d’en observer les stratégies.
Même à travers les âges, l’être humain de Martin conserve donc ses perversions. Et parmi les constantes humaines qui ont perduré dans l’univers élargi de l'auteur, le mensonge tient une place de choix. C’est le mensonge qui transpire de Par la croix et le dragon : « Nous autres Menteurs ne croyons ni en l’au-delà ni en Dieu » et c’est le mensonge que l’on choisit face à la solitude : « Mens-moi, fais-moi croire en toi » (Âprevères).

Encore du cynisme… ?

Les voyages forment la jeunesse…


La géographie stellaire de l'auteur est épurée et symbolique. Pas de galaxies, pas de systèmes planétaires. Uniquement des noms de mondes que l'on retrouve d'un texte à l'autre (le monde Celia, la Nouvelle Rome, Baldur,…) pour une cartographie spatiale d’où la réalité scientifique est exclue (Martin parle plutôt du Domaine des Hommes, de l’Intérieur…).
A travers ce symbolisme épuré, on sent les influences de la fantasy dans l’œuvre SF de Martin.

Ses univers sont parcourus d’une infinité de peuples qui se croisent et s’entremêlent de planète en planète : pas question de savoir lequel est à l’origine de l’autre, il n’y a pas de notion d’évolution (sauf à de rares exceptions : les Hommes Modifiés de La Cité de pierre). Ni quelle est la place chronologique de l’homme par rapport aux autres créatures. Ils sont, c’est tout (c’est notamment frappant dans Âprevères).
Certaines sont insaisissables (les Sombres dans Vifs-amis), hors de portée de notre concept et de nos sens. D’autres sont de véritables conquérants : « Au-delà […] se dresse la cité de pierre. Elle était là quand les Ul-nayileith ont débarqué, cinq mille ans plus tôt » (La Cité de pierre).

Liaisons commerciales, vaisseaux égarés, capitaines solitaires, échanges réguliers d’un peuple à l’autre… L’univers de l’auteur s’apparente aux océans des grands navigateurs des 16ème et 17ème siècles. L’espace est un terrain de découverte comme l’étaient les mers et l’homme est devenu un nomade spatial. La Vieille Terre (l’ancien monde), souvent évoquée, est si lointaine dans le temps et dans l’espace qu’elle n’est devenue qu’un mythe. Et que l’on se met à convoiter le Noyau (le nouveau monde).

Embarquement immédiat !

Autant dire que Martin nous promène : Les Rois des sables est un recueil délectable dont on ressort les yeux plus grands… Il met en scène avec intensité et poésie une humanité transformée et dépouillée de ses valeurs les plus profondes, dans des intrigues audacieuses et très bien ficelées.
Cynisme ou pessimisme, peu importe. Le résultat est un ouvrage qui rejette tous les clichés et schémas habituels de la littérature. George R.R. Martin nous offre une SF inspirée et vertigineuse… Prenez place sans hésiter !

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