A l'occasion de la parution le 20 janvier des Six Cauchemars aux éditions Mnémos, Patrick Moran revient sur l'écriture de ce roman.
Actusf : Les Six Cauchemars, suite de La Crécerelle paraît ce mois-ci aux éditions Mnémos. Comment cette série est-elle née ? Qu'est-ce qui vous a donné envie de l’écrire ?
"J’ai eu envie d’inventer un protagoniste dans ce moule-là, un personnage solitaire, déraciné, qui parcourt un monde souvent hostile mais haut en couleurs."
Patrick Moran : Les aventures de la Crécerelle viennent de mon amour pour la sword & sorcery née dans les pulps américains de l’entre-deux-guerres : des héros comme Conan, Jirel de Joiry, Fafhrd et le Souricier Gris, puis plus tard des réinterprétations comme Elric de Melniboné, Kane… J’ai eu envie d’inventer un protagoniste dans ce moule-là, un personnage solitaire, déraciné, qui parcourt un monde souvent hostile mais haut en couleurs. Le cliché de la sword & sorcery, c’est le héros barbare, viril et musclé ; cela m’a donc paru intéressant d’élaborer un personnage féminin et intellectuel, qui n’emploie jamais la force physique mais possède des connaissances magiques terrifiantes. Dès le début, j’ai envisagé la Crécerelle comme une héroïne sérielle, qui pourrait vivre des aventures multiples, que le lecteur pourrait aborder dans n’importe quel ordre, à l’instar des héros de Robert E. Howard ou de Fritz Leiber.
Actusf : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce nouveau roman et les nouvelles aventures qui attendent la Crécerelle et Mémoire ?
Patrick Moran : Les Six Cauchemars se déroule cinq ans après La Crécerelle. C’est un roman qui est conçu pour se lire indépendamment du précédent. Mémoire n’est plus la bibliothécaire traumatisée qu’elle était jadis : elle travaille désormais pour le Conseil des cités, une organisation qui essaie de fédérer les cités-États du Nord. Elle retrouve la trace de la Crécerelle et lui propose un contrat très particulier : éliminer cinq mages puissants qui menacent la stabilité de cette fédération en devenir. Le Nord ne « croit » pas à la magie et a plus ou moins banni sa pratique. La Crécerelle se retrouve donc dans une situation délicate ; le Conseil des cités a décidé de se débarrasser des thaumaturges qu’il ressent comme une menace ; or elle-même est une magicienne, et accepter de traquer cinq de ses semblables représente une forme de trahison, mais aussi une façon de sauver sa peau. Encore une fois, comme dans La Crécerelle, elle se retrouve à devoir faire un pacte faustien…
Actusf : Deux héroïnes pour un duo assez improbable, voir « mal assorti ». Comment les avez-vous créées ? Se sont-elles imposées d’elles-mêmes ? Ont-elles suivi les chemins que vous leur aviez tracé ?
"J’aime énormément la relation entre la Crécerelle et Mémoire, parce qu’elles sont tout l’une pour l’autre, mais en même temps, elles sont très toxiques l’une pour l’autre."
Patrick Moran : J’ai créé Mémoire pour mettre la Crécerelle en difficulté et l’empêcher de rester un personnage statique. La Crécerelle est solitaire de nature, et elle se soucie peu des conséquences de ses actes : si d’autres doivent périr pour qu’elle survive, tant pis. Le personnage de Mémoire, à laquelle elle s’attache presque sans s’en rendre compte, fait peser sur elle le poids de la culpabilité : elle révèle à la Crécerelle que ses décisions sont inhumaines. La Crécerelle et Les Six Cauchemars, dans le fond, ce sont des romans sur le trauma et la résilience. Dans le premier, c’est la Crécerelle qui provoque le trauma de Mémoire, et qui tente de l’aider maladroitement à le surmonter. Dans le nouveau, la relation est inversée : Mémoire est en position de force, elle a reconstruit sa vie, tandis que la Crécerelle cherche un sens à son existence. Toute cette histoire de chasse aux mages va la mettre dans une position précaire et faire ressortir des traumas enfouis. J’aime énormément la relation entre la Crécerelle et Mémoire, parce qu’elles sont tout l’une pour l’autre, mais en même temps, elles sont très toxiques l’une pour l’autre. Les relations toxiques, encore un thème récurrent dans mes deux romans…
Actusf : Peut-on dire que Mémoire est en quelque sorte le fourreau de La Crécerelle ?
Ou sont-elles les deux côtés d’une même pièce ?
Patrick Moran : À l’origine, je me suis inspiré de Michael Moorcock, qui fait accompagner ses héros mélancoliques par des acolytes plus boute-en-train : Elric avec Tristelune, Hakwmoon avec Oladahn et Huillam d’Averc. J’aime bien l’idée d’un compagnon qui remet en cause les évidences du protagoniste et qui l’empêche de se réfugier entièrement en lui-même. Mais pour la Crécerelle et Mémoire, cela m’intéressait de développer une relation plus conflictuelle : qu’elles se retrouvent forcées de faire du chemin ensemble contre leur gré, et que leur duo soit pollué dès le début par des griefs fondamentaux. Du coup, je cherche toujours des moyens de compliquer davantage leurs rapports ! Et ça continue dans Les Six Cauchemars.
Actusf : Dans Les Six Cauchemars, on se retrouve sur les routes des cités-États dans le désert. Mémoire va proposer à La Crécerelle d’éliminer cinq mages thaumaturges. Comment avez-vous créé votre univers et votre système de magie ? La magie paraît être malfaisante dans vos récits. Pourquoi la présenter sous un jour aussi sombre ?
Patrick Moran : La magie est une façon de plus d’isoler la Crécerelle et de la mettre en porte-à-faux avec le monde où elle évolue – ce Nord désertique qui a peur de la magie, voire qui refuse d’admettre qu’elle existe. Le fait que la magie soit essentiellement destructrice et sanglante fait de la Crécerelle un individu monstrueux et terrifiant. Je ne dirais pas pour autant que la magie est malfaisante dans l’univers de la Perle, mais c’est une magie viscérale, parfois au sens propre : elle inflige au thaumaturge un coût qui se mesure en sang, qui l’affecte dans sa chair. J’aime l’idée que la magie ait un coût ; et comme elle peut se montrer incroyablement puissante dans mes romans, ses conséquences doivent aussi être colossales. « Le sang, c’est la vie », disait Dracula. Les thaumaturges de la Perle se vampirisent eux-mêmes pour invoquer leurs pouvoirs et font planer sur le monde une menace existentielle permanente. Dans Les Six Cauchemars, cet aspect est central : les thaumaturges que la Crécerelle pourchasse sont des armes de destruction massive humaines. C’est un roman sur la prolifération nucléaire, en fait !
Actusf : L’imaginaire est un genre qui semble vous tenir particulièrement à cœur. Est-ce parce que cela vous permet de vous exprimer plus facilement ? D’aborder des sujets qui vous semblent importants ou tout simplement de vous amuser et de divertir les lecteurs ?
"Quand je dis que Les Six Cauchemars parle de trauma, de résilience, de relations toxiques et de prolifération nucléaire, ce n’est pas une plaisanterie ! J’en parle beaucoup plus efficacement par le biais de la fantasy que si j’avais rédigé un roman réaliste."
Patrick Moran : Le monde actuel échappe de plus en plus au roman « réaliste » – depuis un bon siècle déjà ! Pour rendre compte d’un réel kaléidoscopique et incompréhensible, plus possible de l’imiter, il faut aller au-delà. Les genres de l’imaginaire sont un moyen de faire cela, même si ce n’est pas le seul. Dans notre époque d’accélération constante, la SF nous permet de parler du présent plus que du futur ; quant à la fantasy, elle nous force à nous plonger dans notre imaginaire nocturne, celui de nos rêves et de nos hallucinations, et à explorer les mythes que nous construisons pour justifier notre existence. Quand je dis que Les Six Cauchemars parle de trauma, de résilience, de relations toxiques et de prolifération nucléaire, ce n’est pas une plaisanterie ! J’en parle beaucoup plus efficacement par le biais de la fantasy que si j’avais rédigé un roman réaliste.
Actusf : Avez-vous eu des sources d’inspirations en particulier ? Littéraires ? Cinématographiques ?
Patrick Moran : J’ai déjà parlé de mes sources d’inspiration pour le personnage de la Crécerelle, mais pour Les Six Cauchemars spécifiquement, j’ai beaucoup puisé dans le cinéma américain des années 80, surtout dans sa simplicité narrative. Quelle était l’histoire la plus simple et la plus percutante que je pouvais raconter ? J’admire l’extrême minimalisme de films comme Terminator ou The Thing. Plus généralement, j’ai voulu faire une histoire par « liste », comme Les Sept Mercenaires, Blade Runner ou Kill Bill, où le protagoniste doit recruter/tuer/se venger d’un certain nombre d’individus, et le film suit de manière méthodique la démarche en question. Même chose ici : la Crécerelle doit éliminer cinq mages l’un après l’autre ; comment va-t-elle s’y prendre ? Évidemment, les choses ne restent jamais simples, et Les Six Cauchemars n’est pas en reste ! Mais l’idée de ce point de départ très minimaliste me séduisait.
Actusf : Avez-vous dû faire beaucoup de recherches pour créer votre univers ? Comment avez-vous travaillé ?
Patrick Moran : Plutôt que de partir d’une idée et de faire ensuite les recherches qui permettront de l’étayer, j’ai plutôt tendance à faire des lectures éclectiques dans mon temps libre, puis à me rendre compte après coup que tout cela pourrait nourrir un roman. La cosmologie du monde de la Perle s’inspire de la physique théorique de Max Tegmark ou de la métaphysique évolutionniste de Teilhard de Chardin, pas tant parce que je me suis assis un jour en me disant « Bon, il faut que je lise des auteurs théoriques pour trouver de l’inspiration pour mon système de magie ! », mais parce que tout ce qui me passe entre les mains tend à se faire intégrer dans mon usine à histoires…
Actusf : Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Peut-on espérer une suite aux aventures de La Crécerelle ?
Patrick Moran : Oui, il y aura une suite aux (més-)aventures de la Crécerelle ! Je ne me lasse pas du personnage et j’ai une assez bonne idée de la direction dans laquelle j’aimerais l’envoyer pour un troisième roman. L’essentiel, c’est de changer la donne d’un roman à l’autre, de ne jamais répéter le même type d’histoire. En attendant, je suis en train de compléter un autre projet assez différent, dont je ne veux pas encore parler, même s’il est presque achevé. Et puis j’ai quelques idées de nouvelles qui me démangent, et qui lorgnent plutôt du côté de la SF !
Actusf : Où peut-on vous rencontrer dans les mois à venir ?
Patrick Moran : Comme j’habite désormais au Canada, je ne pourrai malheureusement pas être en France dans l’immédiat, mais je participerai au Salon du livre francophone de Vancouver en avril, pour ceux qui seraient dans les parages. Sinon, à partir du mois de mai je passerai un peu plus de temps sur le Vieux Continent, et je risque de faire quelques apparitions par-ci par-là… À suivre !
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