Même si le nom d'Algis Budrys n'est malheureusement plus familier qu'à une poignée de vieux amateurs, il a écrit plusieurs livres qui furent en leur temps plutôt bien reçus aux États-Unis. Lune fourbe, réputé comme étant son chef-d'œuvre, manqua même de peu le prix Hugo en 1960. A partir des années soixante-dix, cependant, sa présence en tant qu'auteur se raréfia. Il consacrera alors une partie de son activité aux concours de nouvelles et anthologies sponsorisées par l'Église de Scientologie : L. Ron Hubbard presents writers of the future, avant de lancer Tomorrow speculative fiction, son propre magazine.
Allers simples pour la Lune
Al Baker, personnage au tempérament provocateur et amateur d'émotions fortes à tendance suicidaire, est recruté par le Docteur Hawks pour une mission lunaire hors-normes puisqu'il s'agit d'aller y explorer un incompréhensible labyrinthe extra-terrestre appelé La Formation. Tous ses prédécesseurs ayant succombé aux pièges qu'elle recèle ou étant devenus fous, un double d'Al Baker sera donc envoyé sur notre bon vieux satellite grâce à un transmetteur de matière, cependant qu'une copie de sauvegarde restera sur Terre afin de pouvoir être réactivée après la mort éventuelle de son alter ego sur la Lune. Le secret des pièges de La Formation doit absolument être percé afin de les neutraliser et détruire cet artefact qui constitue un obstacle à la poursuite de la colonisation du satellite.
The death machine
C'est ainsi qu'Algis Budrys avait intitulé son roman avant que son éditeur ne se décide pour un autre titre. Mais de quelle machine de mort voulait-il parler ? Du labyrinthe sélénite ou du complexe de téléportation ? Ce flou sémantique n'est pas dénué d'intérêt. Avec les machines temporelles et les vaisseaux spatiaux, le terminal de téléportation reste l'un des appareils les plus utilisés en science-fiction. Qu'il s'agisse des portes distrans d'Hypérion ou de la plate-forme de Star Trek, ce moyen de transport révolutionnaire est plus souvent utilisé pour son côté pratique dans la résolution des problèmes de scénario qu'en tant que ressort central d'un récit. Lune fourbe, au contraire, exploite ce principe en examinant de façon presque exhaustive les différentes implications qu'entraîne la transmission de matière à distance et la reconstitution de celle-ci après l'enregistrement précis et préalable de l'original, ce qui est bien évidemment d'autant plus passionnant qu'il s'agit d'un être humain et qu'Algis Budrys savait soigner la psychologie de ses personnages.
La copie d'un homme est-elle moins importante que l'original et peut-on accepter, au nom de l'humanité, de détruire celle-ci un nombre incalculable de fois ? Cet homme, s'il se porte volontaire pour l'expérience, fait-il alors preuve de courage ou n'est-ce que l'expression d'une pulsion suicidaire ? L'épreuve initiatique constituée par la laborieuse traversée de La Formation, entravée par une succession de morts qui n'ont rien de symboliques, posera en effet un certain nombre de questions éthiques au lecteur. En suivant les réactions des protagonistes, chacun pourra forger sa propre réponse. Entre le scientifique cynique qui encourage le sacrifice au nom de l'intérêt supérieur du progrès et le casse-cou multirécidiviste, entre la recherche d'une certaine maîtrise de la matière et celle d'expériences extrêmes destinées à justifier sa propre existence, se profile le destin possible d'une humanité qui cherche inlassablement à conjurer ses angoisses les plus profondément enracinées en se réfugiant dans la surenchère technologique. Aussi fascinant par les interrogations qu'il suscite que par le talent de narrateur d'Algis Budrys, Lune fourbe peut sans doute être compté l'un des grands classiques de la science-fiction des années soixante-dix.