Cette seconde collaboration entre Tronchet et Anne Sibran est comme la première une adaptation d’un roman éponyme de cette dernière paru chez Grasset. Une nouvelle fois donc, la très bonne collection Aire Libre de Dupuis accueille ce duo atypique. Une romancière au récit teinté d’horreur humaine et de poésie et l’auteur de Jean-Claude Tergal.
« Il faut me croire. Et je sais tout ce que cette histoire contient d’invraisemblable ou d’impossible. Mais çà m’est arrivé, j’en suis sûre, le rêve ne marque pas la vie avec une telle précision. »
Une femme se souvient : elle volait dans sa jeunesse. Voler, c’est impossible mais lorsque l’horreur et les bouchers envahissent sa vie, il n’y a d’autres solutions pour la fuir que de prendre son envol et de monter haut dans le ciel avec les oies sauvages.
Ariane, petite fille née dans la mauvaise famille, saute et saute encore d’un muret pour tenter d’échapper au sordide de sa vie. Un jour, elle ne retombe pas sur le sol, elle flotte dans l’air, commence alors son apprentissage de l’art de voler. Elle peut ainsi fuir le sordide de son quotidien, l’odeur de sang de la maison, les visites nocturnes de ses parents à sa sœur Célie, qui dépérit de plus en plus. Un jour qu’elle détale au beau milieu de la nuit poursuivie par son ogre de père, son don va subitement la laisser tomber… Sur la maison d’un drôle d’oiseau.
Une poésie noire et sombre pour une fable empreinte de modernité
Ma Vie en l’air est un one shot sombre à la poésie noire et cruelle et pourtant par instant légère comme une plume au vent. Sibran narre pudiquement l’histoire de cette petite fille qui a grandi trop vite et qui tente de se réfugier dans des fantasmes afin d’oublier son enfance violée. Les bourreaux, bouchers et vampires symboliques sont atrocement présents. Les voleurs de vie et d’espoir hantent ces pages que l’on tourne lentement, aspirés par les immenses cases de Tronchet si révélatrices du mal être ambiant et pourtant entièrement ouverte sur le ciel et sa liberté durement acquise. A son enfermement psychologique et réel, Ariane trouve une parade, son don de voler. Impossible de dire s’il ne s’agit que d’un rêve d’enfant ou si effectivement elle peut aller tutoyer les anges. Le fantastique réside dans cette part d’onirisme aérien.
Le lecteur est touché par le besoin vital d’Ariane de jouer les filles de l’air, effrayé qu’il est face aux personnages secondaires, à leur inhumanité, leur violence. L’horreur indicible ne se dévoile que partiellement, une manière de ne pas faire sombrer l’album dans un désespoir sans issue. Le trait épais, noir et sans fioriture de Tronchet met l’accent sur la dureté du récit, souligne la douleur, donne à voir l’angoisse et accentue la difficulté de fuir un quotidien de plomb. Les couleurs parfois tendres sont des échappées belles qui acquiert d’autant plus de force. Le lecteur se trouve souvent mal à l’aise devant le sordide et l’intolérable et se plaît à croire au cri de l’oiseau qui rassure, aux gentils innocents, le cœur plein d’une tendresse infinie. L’aspect caricatural des personnages secondaires, qui se situent soit du côté des très méchants soit du côté des bienheureux gentils, renforce la vision enfantine et forcément manichéenne d’Ariane sur sa propre vie, sans que la narration ne se dépareille d’une vision plus distancée. Le dessin rebutera peut-être certains lecteurs habitués à des traits plus ronds, plus doux, l’histoire triste – qui est pourtant ouverte sur un renouveau – ne séduira pas les amateurs de fable heureuse et sans conséquence. Mais les autres lecteurs, ceux qui aiment à visiter les recoins sombres et tourmentés de la nature humaine trouveront une œuvre sans complaisance et en ressortiront étrangement anxieux.
Utopiales 2024