A l'occasion de la parution de Matière de Leomance aux éditions Les Moutons Electriques, un ouvrage qui reprend les récits du Vieux Royaume, nous partons à la (re)découverte de cet univers avec Jean-Philippe Jaworski.
Actusf : Vous avez sorti Matière de Leomance, un ouvrage extrêmement soigné en édition limitée, rassemblant l’intégralité des récits du Vieux Royaume. Pouvez-vous dire quelques mots sur ce Vieux Royaume, pour les lecteurs néophytes ? Y a-t-il un livre par lequel vous préconisez de commencer ?
J-Ph. Jaworski : Le Vieux Royaume est un univers de fantasy canonique, situé à une époque charnière entre Moyen Âge et Renaissance. Il s'agit en fait d'un royaume effondré : au cours de guerres intestines qui se sont envenimées et ont fini par déboucher sur un conflit dévastateur, à la fois militaire, religieux et magique, le glorieux royaume de Leomance a été démembré. Deux siècles après cette catastrophe, divers États, héritiers de la Leomance, ont refleuri dans ses anciennes provinces : une république patricienne, un duché féodal, une ville franche, la principauté d'un ordre de chevalerie… Dans cet univers bigarré, on suit les aventures politiques, guerrières, sentimentales, artistiques, magiques ou tout simplement humaines de quantité de personnages, humbles ou puissants. C'est en fait un vaste univers de jeu où se déroulent intrigues grandes et petites. Telle était d'ailleurs sa vocation originelle : un univers de jeu de rôle.
Par quel livre commencer ? Pour une entrée en douceur, et si l'on apprécie les nouvelles, je recommande de lire d'abord Janua vera. Si l'on préfère le genre romanesque et que l'on n'a pas froid aux yeux (car le roman est gros et violent), on peut se lancer directement dans Gagner la guerre.
Actusf : Le livre-objet ainsi que son titre font penser aux livres médiévaux, à la Matière de Bretagne par exemple, ainsi qu’aux ouvrages qui compilaient des cycles entiers. Qu’est-ce que ça fait, de voir votre œuvre dans ce genre d’écrin ? De la voir s’inscrire dans cette démarche ancienne ?
J-Ph. Jaworski : C'était un projet un peu fou de réunir ces trois livres en un seul volume, projet initié par André-François Ruaud dans lequel il a placé de grands espoirs. Il a consacré beaucoup de soins à concevoir la fabrication de l'objet-livre. Comme vous le notez, compiler plusieurs ouvrages dans un volume précieux est une démarche très proche de celle des codex du Moyen Âge. En outre, le cycle du Vieux Royaume s'inspire de la période médiévale. Lorsque nous avons discuté du titre à donner à ce recueil, cette convergence entre la forme du livre et son contenu m'est apparue très nettement ; j'ai alors eu l'idée de l'intituler Matière de Leomance. En procédant de la sorte, je rends hommage à mes sources lointaines et illustres, puisque je m'inscris dans la continuité des trois matières romanesques de la littérature médiévale, matières de France, de Bretagne et de Rome, telles que les a définies Jean Bodel au XIIe siècle.
Actusf : Vos histoires, du moins celles illustrées dans cette édition de la Matière de Leomance, se déroulent dans un même univers, sans pour autant constituer une suite. Comment avez-vous mis cela en place ? Comment avez-vous construit cet univers et les échos que l’on retrouve d’un livre à l’autre ?
J-Ph. Jaworski : À l'origine univers de jeu, le Vieux Royaume était conçu pour donner un cadre géographique et historique à des aventures en tous genres. Quand je suis passé de la création ludique à la composition littéraire, je disposais donc d'un matériau qui se prêtait à des récits très divers. En écrivant les textes de Janua vera, j'avais également l'objectif de varier les registres et les archétypes d'une nouvelle à l'autre, tout en gardant le même univers en toile de fond. Plus qu'en toile de fond, en fait : l'univers est un actant à part entière. C'est donc tout naturellement que j'en suis venu à tisser une intertextualité interne entre les différents récits du cycle. Je n'ai rien inventé, c'est un procédé ancien. On le trouve déjà dans les premiers romans de la Matière de Bretagne composés par Chrétien de Troyes. (Ce n'est qu'à partir du XIIIe siècle que ses continuateurs unifieront la geste arthurienne dans des cycles fleuves comme le Lancelot-Graal.) Ce procédé est également très répandu dans la littérature moderne, de Balzac à Pratchett. Je ne fais donc que mettre mes pas dans ceux d'illustres devanciers. L'intérêt de ce mode de composition est qu'il produit souvent l'illusion d'un univers de fiction riche et complexe.
Actusf : On ressent des inspirations assez marquées et relativement différentes d’un livre à l’autre. Par exemple, le Vieux Royaume va surtout faire penser à la renaissance italienne. D’où vous viennent ces inspirations ? Où allez-vous les puiser ? Quelles sont vos influences ?
J-Ph. Jaworski : En fait, au sein du Vieux Royaume, c'est surtout la république de Ciudalia qui est Renaissance. La Marche Franche, le duché de Bromael et la principauté du Sacre sont toujours des contrées médiévales. Je puise mon inspiration à trois sources : clichés rôlistes, documentation historique, littérature générale ou de genre. Par exemple, le mélange de sociétés médiévales et Renaissance m'a été suggéré aussi bien par les syncrétismes fréquents dans les univers de jeu de rôle que par une réalité historique. En effet, en raison de sa diffusion progressive en Europe, la Renaissance a connu un chevauchement assez long avec le Moyen Âge. Cela m'intéressait de transposer cette époque charnière au sein d'un univers secondaire. Par ailleurs, il ne faut pas négliger la dynamique interne de l'univers de fiction lui-même. Quand je créais le Vieux Royaume, il m'est vite apparu que, pour générer de l'intrigue, j'avais besoin d'un pôle culturel et économique qui soit aussi facteur d'instabilité politique ; c'est cette nécessité qui a produit la république de Ciudalia et qui m'a orienté vers une cité Renaissance sur le modèle des grandes cités italiennes.
Actusf : La magie semble avoir une place omniprésente dans votre univers, qu’elle soit au centre de l’attention ou plus en retrait comme dans Gagner la guerre. On la retrouve aussi bien chez les elfes que dans le culte du Desséché. Lorsque vous avez créé l’univers du Vieux Royaume, quelle a été votre conception quant à la magie, ses règles et ses principes ?
J-Ph. Jaworski : Sur le plan théorique, la magie du Vieux Royaume procède d'une conception idéaliste du monde, au sens gnostique du terme. Les magiciens tirent leur pouvoir d'un plérôme, ou plénitude spirituelle, qui englobe en quelque sorte le monde terrestre. Les trois écoles de magie sont ensuite définies selon les modalités employées par les magiciens pour mobiliser la surnature : la Haute Magie est la théurgie, le pouvoir octroyé par les divinités ; la Basse Magie est la sorcellerie, une parodie de théurgie qui profane les rituels de Haute Magie ; la Magie Vive est un art qui permet d'entrer en harmonie avec la surnature en suivant une voie de l'illumination, assez proche du mystère symboliste.
Pour ce qui est de la magie pratique, j'exploite des sources d'inspirations très diverses, qui vont des sorts de Donjons & Dragons jusqu'aux évocations historiques comme la catoptromancie (magie des miroirs), l'hépatoscopie (examen augural du foie), les tablettes de defixio antiques…
Actusf : Vous créez des personnages particuliers, ambivalents comme le personnage de Benvenuto dans Gagner la guerre, un anti-héros complet. Qu’est-ce qui vous intéresse dans la création de personnages ? Comment les créez-vous ?
J-Ph. Jaworski : J'aime créer des personnages possédant des faiblesses ou des aspérités. D'une façon ou d'une autre, il faut qu'ils soient faillibles pour que leur aventure soit plus incertaine. À travers leurs lacunes ou leurs défauts, c'est l'humain que je cherche ; les imperfections des individus rendent plus marquants leurs réussites ou leurs échecs.
Je construis les personnages en suivant divers principes. Soit je reprends un archétype pour le détourner, soit je modèle un individu en tant que force agissante dans le récit, soit je le compose comme le produit de son milieu. Les protagonistes sont souvent issus d'une synthèse de ces différentes stratégies. J'accorde également beaucoup d'importance à leur voix, à leurs motivations et à leurs angles aveugles.
Actusf : Vous avez écrit des jeux de rôle également. Est-ce que cette pratique du jeu de rôle influence sur l’écriture de vos romans ? En quoi est-ce différent d’écrire un roman et un jeu de rôle ?
J-Ph. Jaworski : Le jeu de rôle a énormément influencé ma façon d'écrire. Évacuons tout de suite un malentendu : mes fictions ne sont pas des compte-rendus de partie. En revanche, il va sans dire que l'univers du Vieux Royaume est tiré du background d'une campagne de jeu de rôle – sachant que les développements apportés par le cycle romanesque viennent en retour compléter l'univers de jeu. Sur le plan narratif, le choix de la première personne ou du point de vue interne à la troisième personne provient de la technique qui consiste, en tant que maître de jeu, à délivrer les descriptions en se mettant à hauteur des personnages joueurs. Par ailleurs, bien que le procédé soit fréquent dans la littérature et au théâtre, l'usage que je fais des préparations est une habitude dramaturgique prise en jeu, à la fois pour offrir des indices aux joueurs et pour leur donner a posteriori l'impression que l'univers est cohérent.
En revanche, il existe de grandes différences narratives et formelles entre l'écriture d'un roman et celle d'un jeu de rôle. Un univers ou un scénario de jeu offrent une arborescence de récits possibles ; à l'inverse, un roman referme progressivement les horizons d'attente sur une histoire singulière. Dans la mesure où le manuel de jeu de rôle n'est qu'un outil au service des joueurs, qui sont les véritables auteurs de leur fiction, il doit être rédigé de la façon claire et didactique. À l'inverse, pour saisir le lecteur, le roman doit se faire suggestif, ne pas hésiter à cultiver le mystère et l'ambiguïté. Sur le plan esthétique, les deux écritures me semblent presque aux antipodes.
Actusf : Vous créez ou reprenez de nombreux personnages, que vous retravaillez à votre manière, comme les elfes, les nains, ou encore la Guilde des Chuchoteurs. Avez-vous l’intention de développer de nouvelles histoires à propos de ces personnages, pour les approfondir par exemple ?
J-Ph. Jaworski : Tout à fait. Un certain nombre de personnages de Janua vera et de Gagner la guerre réapparaîtront dans Le Chevalier aux épines. On y verra d'ailleurs des elfes, un nain et un Chuchoteur…
Actusf : Finalement, et c’est peut-être la question qui taraude le plus l’esprit de vos lecteurs, quels sont vos projets à venir ?
J-Ph. Jaworski : Pour l'instant, j'écris Le Chevalier aux épines, un nouveau roman du cycle du Vieux Royaume qui se déroule dans le duché de Bromael, environ deux ans après l'action de Gagner la guerre. Quand j'aurai fini ce roman, j'attaquerai la composition de La Grande Jument, la troisième branche du cycle celte de Rois du Monde.