- le  

Nowhere Island

Fabrice Colin (Scénariste), Boris Beuzelin (Dessinateur), Céline Bessonneau (Coloriste)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 23/10/2008  -  bd
voir l'oeuvre
Commenter

Nowhere Island

Fabrice Colin (né en 1972), l’un des plus talentueux auteurs de l’imaginaire français et au-delà – nous lui devons entre autres les superbes Or Not To Be, Dreamericana, Kathleen et La Mémoire du vautour –, s’était aussi imposé en littérature jeunesse avec ses romans pour adolescents (Les Enfants de la lune, Memory Park, La Malédiction d’Old Haven…), sur les ondes avec ses pièces radiophoniques pour France Culture, et, accessoirement, sur le web avec ses critiques littéraires pour Fluctuat.net. Mais depuis 2006 la BD est également à son programme, avec Tir Nan Og 1 aux Humanoïdes Associés (Elvire De Cock au dessin), Tous les matelots n’aiment pas l’eau chez Treize étrange (dessins de Lorenzo), World Trade Angels chez Denoël Graphics avec Laurent Cilluffo (belle évocation des attentats du 11 septembre 2001), Gordo - Un singe contre l’Amérique (L’Atalante) avec Fred Boot et, donc, aujourd’hui Nowhere Island. Le dessin a cette fois été confié à l’angevin Boris Beuzelin (né en 1971), à l’aise dans le one shot noir, comme l’ont déjà prouvé L’Épouvantail pointeur (Glénat) et Stabat Mater (Delcourt) sur des scénarii d’Éric Omond, et La Nuit des chats bottés (Casterman, dans sa fameuse collection Écritures) d’après un roman de Frédéric H. Fajardie. Tous les éléments étaient donc réunis pour une belle réussite.

Hollywoodland

Années trente. L’actrice Peg Entwistle se jette du haut du grand H de HOLLYWOODLAND. Pourquoi ? C’est ce que s’attache à nous montrer cet album, par des moyens savamment détournés… Quelques mois avant le suicide, le réalisateur William Haskins, ancienne gloire d‘Hollywood – auquel Peg est mariée –, tourne le film de sa dernière chance sur l’île de Mauï à Hawaii. Le titre : Nowhere Island. La concupiscence d’Haskins (imbibé d’alcool) à l’égard de son actrice Betty le pousse à abattre froidement son rival, acteur du film, ainsi que l’indigène témoin du meurtre. Mais au cœur même de la Cité des Anges, au pays du cinéma, les esprits accompliront leur vengeance…

À lire cette improbable histoire de malédiction crypto-vaudoue, on pense d‘abord, inévitablement, au film de Jacques Tourneur, Vaudou (I walked with a Zombie, 1943), avec sa Betsy, son atmosphère étrange et son géant noir… Mais en situant d’emblée son récit à Hollywoodland (les quatre dernières lettres ont été enlevées du Mount Lee en 1949), Fabrice Colin crée d’emblée un décalage aux yeux du lecteur du XXIe siècle et nous met la puce à l’oreille : Hollywood ne sera pas seulement un décor, mais un univers parallèle, autrement dit, avançons-le sans peur, l’espace imaginaire d’une psychose. Les mises en abyme (le film Nowhere Island – a priori inventé pour les besoins de l’intrigue –, la pièce de théâtre – bien réelle – évoquée dans la dernière planche…) le confirmeront : dans la majeure partie du récit, les personnages évoluent derrière l’écran – celui des fantasmes morbides de l’actrice dépressive. Car Peg Entwistle a bel et bien existé, et s’est bien suicidée en 1932, se jetant du haut de la lettre H du célèbre et immense panneau…

Mais, on s’en doute, jamais Peg Entwistle (née Lillian Millicent Entwistle) n’a été mêlée à la moindre histoire de sorcellerie. La réalité, subtilement dissimulée par la bande dessinée, est bien entendu plus prosaïque – et, hormis son grandiloquent tomber de rideau, tristement banale. Après des débuts prometteurs sur les planches, la carrière à Broadway de Peg Entwistle (mariée à Robert Keith, et non à William Haskins, qui est probablement une invention) est mise à mal, dans un contexte économique difficile, par le fiasco – dû à l’alcoolisme de la vedette Laurette Taylor – d’une pièce de James Matthew Barrie (tiens, tiens), Alice Sit by the Fire. Mais sa prestation dans une autre pièce jouée en mai 1932 à Los Angeles ne passe pas inaperçue des producteurs : la RKO l’engage en juin pour tourner dans Treize Femmes (Thirteen Women, 1932) de George Archainbaud. Hélas, après des projections-tests désastreuses, l’apparition à l’écran de miss Entwistle est fortement écourtée au montage... L’actrice réagit très mal à ce nouvel échec personnel. La suite, vous la connaissez.

À travers le miroir

Mais revenons, un temps, au récit imaginé par Fabrice Colin. Haskins, donc, le mari-réalisateur de Peg, meurt de façon spectaculaire, puni jusqu’à l’os par les dieux hawaïens. Une fois la vengeance consommée (ou consumée, si l’on préfère…), des événements de plus en plus étranges et, pour tout dire, incompréhensibles au commun des mortels – mais pas de votre serviteur, cela va de soi –, se manifestent. Apparitions, disparitions, passage d’une réalité à une autre : à l’image d’INLAND EMPIRE et surtout de Mulholland Drive de David Lynch (influences évidentes de l’auteur), Nowhere Island brouille les cartes et mêle la réalité aux chimères d’Hollywood et aux fantasmes d’une actrice déchue. Comme souvent chez Fabrice Colin, tout dans Nowhere Island est donc affaire de correspondances plus ou moins visibles. Nous pouvons en effet l’affirmer sans crainte : Nowhere Island n’est absolument pas le récit fantastique d’une vengeance chamanique et de ses conséquences, mais l’enfer tragique d’une femme détruite par la mort violente de son père, les souffrances d’une psyché insulaire (Island), déstructurée par les échecs et prisonnière de ses démons ! Les événements surnaturels et mélodramatiques illustrés par Beuzelin ne sont projetés que sur l’écran mental de Peg, qui confie d’ailleurs à son amant Marcus, le frère de la vedette, Betty, dont elle serait l’amie (mais vous et moi ne sommes pas dupes, n’est-ce pas ?) : « Je ne fais que rêver et c’est comme si la nuit voulait prendre possession du jour, tu comprends ? ». Nous ne sommes nulle part (Nowhere... Nowhere is land...), sinon dans la ténèbre de son âme. Les faits relatés, jusqu’aux plus bizarres, sont aisément explicables au regard de la désertion du réel par la jeune femme – et à celui, nous le voyons, des maigres éléments de sa biographie en notre possession. D’une dépressive, Mesdames, Fabrice Colin a fait une schizophrène !

Chutes libres

Quelques planches seulement dans Nowhere Island rendent effectivement compte de la réalité telle que l’envisagent ou la suggèrent les archives. Il y a d’abord le suicide, dans les premières pages ; ensuite les pages 42 et 43, qui livrent une poignée d’indices ; et surtout, la cruciale page 53, qui montre la jeune femme évoquer dans un soudain accès de lucidité son véritable ex-mari et leur lune de miel à l’île de Mauï à Hawaï ; enfin, assassine, sa solitude de dépressive alcoolique envieuse du succès de Betty, page 72 – et ses  poignants adieux, dans les ultimes pages. Le reste, chers amis, n’est qu’un film fantasmatique projeté par son propre inconscient pour refouler ses pulsions morbides – un sombre délire paranoïde ! Ainsi Peg, avide de lumière, s’invente-t-elle pour mari un odieux personnage aigri par une gloire qui lui échappe inexorablement – écho à ses propres ressentiments – et qui porte en lui l’image obsédante et métaphorique de la chute (et comment ne pas la relier, cette image, à celle des corps que nous avons tous vu tomber le long des flancs éventrés des tours jumelles de Manhattan ?... Les images des lettres géantes de Hollywoodland en flammes – allégorie de l’Enfer intérieur de Peg – n’en sont que plus saisissantes. Ces chutes – comme celle, encore une fois purement fantasmatique, de Betty Turner, répétition du suicide final/inaugural – ne sont que les signes avant-coureurs, les inspirations secrètes de celle, fatale, de Peg Entwistle). Mais ces tentatives désespérées de son inconscient d’échapper à ses angoisses sont, hélas, vouées à l’échec. La fiction oraculaire et spéculaire de sa vie ne produira qu’images de feu, de mort, de chutes et de disparitions. Pour le sujet délirant, la métaphore est comme prise au pied de la lettre. Et même, ajouterons-nous ici, s’il vous plaît : au pied de la lettre H, ce fragment de l'échelle de Jacob, celle qui, pour l'ange qui la gravit, mène à Dieu ! Pour Peg, qui a choisi de la descendre (et plutôt vite !), l'affaire paraît mal engagée, mais l'âme qui brûle déjà en Enfer ne craint guère, il est vrai, les menaces de châtiment post mortem, y compris ceux du septième cercle !... Et remémorez-vous, nobles païens, ces paroles de Jésus à Nathanaël, consignées par Jean : «  En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez désormais le ciel ouvert, et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l'Homme. » Hosanna ! C'est aux pieds du Christ  – qui lui-même chuta par trois fois – que la malheureuse s'est jetée ! Croyait-elle, seule parmi les Treize (le nombre de la transformation), pouvoir ressusciter ? L'esprit est ardent, ma douce, mais la chair est faible...

Mais reprenons-nous, que diable. Quelques planches, donc, seules échappatoires, pour nous, hors du cercle infernal de la narration paranoïde… Pareille parcimonie n’aide assurément pas le lecteur ignorant tout de l’authentique Peg Entwistle à se dépêtrer de cette succession à la logique très floue d’événements excentriques. Et ce n’est pas l’énorme coquille page 11 (troisième case, Maurice, l’acteur imaginaire, appelle Williams Haskins, le réalisateur chimérique : «  Maurice » !) qui arrangera la limpidité d’un scénario passablement retors (à moins qu’il ne s’agisse d’un coup particulièrement tordu, mais aurons-nous l’élégance de laisser aux auteurs le bénéfice du doute ? Certes non). Le dessin de Boris Beuzelin, assez efficace dans son genre (bien que la tonalité monochrome bleutée ajoutée par Cécile Bessonneau ne soit pas toujours du meilleur effet), en dépit de belles idées, comme les premières planches, superbes (le suicide), comme, également, l’apparition très shakespearienne d’un esprit sous les feux d’un projecteur dans la nuit hawaïenne – on pense aux sorcières de MacBeth dans Le Château de l’araignée d’Akira Kurosawa –, ou encore comme cette série de planches oniriques construites autour des treize lettres de Hollywoodland (Treize ! La transformation !), en dépit de ces indéniables réussites, donc, le dessin n’est ni suffisamment réaliste, ni suffisamment stylisé, pour aspirer le lecteur dans un vortex esthétique propre à lui faire oublier les innombrables zones d’ombre du récit. Les romans de Fabrice Colin construits sur un modèle relativement similaire, comme Kathleen ou La Mémoire du vautour, ne nécessitaient nullement, pour être sinon compris, du moins vécus comme expériences sensibles, l’assistance artificielle d’un exosquelette paratextuel, et ce quand bien même leurs connexions avec le réel proposaient aux lecteurs curieux et perspicaces un riche réseau souterrain de significations. Kathleen bouleversait, La Mémoire du vautour stupéfiait… Nowhere Island intrigue et déploie ses liens ésotériques avec le réel, mais ne fascine guère, sauf en ces pages trop rares où la détresse de l’actrice est soudain dévoilée.

Mort

Dans ses textes les plus personnels – et ce scénario en fait partie –, Fabrice Colin est hanté par ces espace-temps imaginaires, dérobés à nos regards, qui se déploient, telles des tornades subtiles, sous les crânes des malades d’Alzheimer, des psychotiques ou des mourants, pour le plus vif intérêt des schizolâtres de mon espèce. Mais qu’une œuvre, cinématographique ou littéraire, s’enferme dans un système solipsiste, sans éléments de distanciation, et elle échappe aussitôt aux oreilles de l’entendement comme  aux yeux du ravissement. Il est alors heureux que ce ne soit pas le cas de l’ouvrage dont nous vous entretenons ici. Par la grâce de furtives révélations, Nowhere Island s’en tire sans réels dommages et conserve inchangée notre bienveillante considération, à défaut, nous l'avons dit, de notre pleine adhésion. Les dernières pages, en particulier, qui conduisent inexorablement la pauvre femme à cette fin depuis longtemps suggérée dans ses cauchemars éveillés, mais toujours contournée – la mort –, sont fort émouvantes. Et l’album de s’achever sur un implacable abîme de ténèbres… Mais nous n'en avons pas encore tout à fait terminé.... Aux yeux de Fabrice Colin, la mort n'est pas un achèvement. L'on me pardonnera, j'espère, de me référer une nouvelle fois à l'Évangile selon l'apôtre Jean et à cette sage parole du Sauveur : « En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain tombé à terre ne meurt pas, il ne porte pas de fruit. » En passant de vie à trépas, Peg devient autre chose. Un personnage de fiction.

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?