Bienvenu dans un futur où il ne fait pas bon vieillir... En 2050, le moindre écart peut provoquer votre radiation de la sécurité sociale si vous êtes âgés. D'ailleurs, les autorités vous recommandent vivement l'euthanasie volontaire; histoire de libérer de la place et de faire des économies. Le héros d'Octofight est dans ce cas. Pour vivre encore un peu, il s'exile dans les territoires perdus de la république, là où certains organisent des combats de vieux en échange d'un certaine protection et de soins... Voici une BD corrosive qu'on a le plaisir d'évoquer avec son scénariste Nicolas Juncker à l'occasion de la sortie du tome 3.
Actusf : Comment est née l'idée d'Octofight et votre collaboration avec Chico Pacheco ?
Nicolas Juncker : Il y a plusieurs années... après avoir lu "La Mort Moderne", roman suédois des années 70 de Carl-Henning Wijkmark, qui décrit comment une société met en place pour des raisons sociologiques et surtout économiques l’euthanasie générale des octogénaires. Ça faisait sens pour moi, avec cette capacité qu'ont certains politiques, de nos jours, à pointer du doigt telle ou telle catégorie de la population (musulmans, chômeurs, fonctionnaires...) et faire accepter l'idée qu'ils sont responsables de tous les problèmes d'une société. En reproduisant des tics de communicants des années 90 ou 2000, il m'a été facile d'imaginer comment une société, la nôtre, dans un futur proche, ferait "démocratiquement" accepter l'idée que les octogénaires représentaient un problème à régler de manière... drastique.
L'idée de l"octofight" (des combats d'octogénaires) est venue après... histoire de concrétiser ce combat livré par les octogénaires pour survivre, et les préparer à leur grande rébellion de 2050.
Chico Pacheco, avec qui j'avais collaboré pour "Un Jour sans Jésus", a été emballé, et après, zou, on est partis.
Actusf : Avant de parler du fond, évoquons la forme. C'est un petit format, en noir et blanc de 128 pages. Avez-vous choisi le format en fonction de l'histoire que vous vouliez raconter ?
Nicolas Juncker : Pour faire quelque chose de dense : 120 pages par tome, en petit format, ça favorisait une narration proche du comics ou du manga, permettant de dire beaucoup de choses tout en restant très dynamique. Le noir et blanc permettait de se concentrer uniquement sur le dessin, le rythme, l'énergie...
Actusf : Vous mettez en scène des combats d'Octogénaires, mais au-delà de la bagarre, il y a le contexte. Votre série prend place dans une France légèrement futuriste très sombre. En 2050, elle est gouvernée par Mohamed-Maréchal Le Pen, et l’euthanasie est devenue obligatoire pour les plus de 80 ans en fin de droit. D'ailleurs votre héros, radié de la secu pour avoir fumé des cigarettes, aurait dû y passer s'il n'avait pas fui. Comment avez-vous construit les idées de ce futur ?
Nicolas Juncker : Un amalgame... j'ai projeté plein d'horreurs qui me venaient à l'esprit en voyant ce qui se passe de nos jours, poussé à l'extrême... la résignation générale sur l'arrivée au pouvoir d'un(e) Le Pen, la généralisation ridicule du gaullisme, la violence des réseaux sociaux, l'abrutissement des programmes culturels, que sais-je... je n'ai pas eu à aller bien loin, ni à forcer beaucoup le trait !
Actusf : Est-ce qu'on peut dire que c'est aussi par ce biais une critique de notre actualité, notamment de notre rapport au quatrième âge ?
Nicolas Juncker : Oui, bien sûr. Le scénario était écrit bien avant le Covid, même bien avant les gilets jaunes... Mais oui : de même qu'on pointe sans cesse les retraités, les chômeurs, les fonctionnaires, les jeunes, comme des données économiques, pourquoi pas les octogénaires ? Le sujet ne cesse d'ailleurs de revenir, par (plus ou moins) petites vagues : la surpopulation des seniors, leur coût économique, le régime des retraites, la Sécu... voire le danger qu'ils font peser sur les plus jeunes en cas de crise sanitaire, quand on leur donne la priorité pour l'accès aux vaccins ! Je précise que l'histoire se déroule en 2050... soit quand des gens comme moi ou Chico Pacheco aurons 80 ans. On a du souci à se faire.
Actusf : Comment est-ce que vous pourriez nous présenter Stéphane Legoadec ? Qui est-il ?
Nicolas Juncker : Quelqu'un que j'ai voulu "lambda", "monsieur-tout-le-monde". Un peu râleur, un peu bougon, mais brave type. Et pugnace quand il veut. Le plus curieux (y compris pour moi) est de l'avoir fait ancien militant du FN, même ancien membre du GUD, et du service d'ordre du FN. Parce que ça fait partie des grandes questions que je me pose sur notre société : des gens se demandent "comment vivre avec deux millions de musulmans ?", moi ce serait plutôt "comment vivre avec dix millions d'électeurs du Front National ?"... parce que le succès électoral du FN (ou RN, peu importe) pointe quand même ça : mon voisin, ma collègue, des gens gentils et sympas, votent FN. Qu'est-ce qu'on fait avec ça ? Les médias nous présentent sans cesse le FN comme un parti "républicain"... donc ses électeurs seraient des gens "normaux" ? Moi je n'en sais rien... ça me perturbe beaucoup.
Actusf : Avec son épouse, Nadège, il va tomber chez les "Néo-ruraux". Qui sont-ils ? La encore tout lien avec notre monde...
Nicolas Juncker : Un switch humoristique... Je ne vais pas tout résumer mais en gros tout vient d'un "Grand Remplacement" organisé par le FN au pouvoir qui vire hors du pays tout musulman, et les remplace par des chômeurs, fonctionnaires, écolos et opposants politiques de tout poil, dans des zones suburbaines qualifiées de "néo-rurales", ou "d'ultra-non droit" (pour reprendre une sémantique en vogue de nos jours).
Actusf : Comment avez-vous travaillé avec Chico Pacheco ?
Nicolas Juncker : J'ai fait les story-boards (un brouillon des pages, mais moche), et lui a dessiné tout ça en beau. Et puis des fois il revenait sur certaines parties du scénario, comme moi sur certains de ses dessins... on a l'habitude de travailler ensemble, maintenant.
Actusf : La trilogie doit être complète en moins d'un an. Le troisième tome vient de sortir. Qu'est-ce que vous pouvez nous révéler de son intrigue ?
Nicolas Juncker : Les octogénaires ont réussi à se débarrasser des néo-ruraux, mais cela entraîne des complications à l'échelle nationale... et du coup la mobilisation de l'état (et d'autres pays). Comment nos héros, assiégés dans l'ancienne centrale de Fessenheim vont-ils pouvoir faire valoir leurs droits ? Et surtout... de quels droits parle-t-on ?
Actusf : Quels sont vos projets ?
Nicolas Juncker : Une bande dessinée sur le coup d'état de mai 58 et l’avènement de la Ve République, "Un Général, des Généraux", dessinée par François Boucq, qui va sortir cette année. Et d'autres aussi... sur lesquels on reviendra en temps voulu !
copyright : Daniel Fouss / CBBD