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Paradis sur mesure

Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 31/05/2010  -  livre
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Paradis sur mesure

Albin Michel publie dans la collection « Littérature générale » le dernier ouvrage de Bernard Werber, un recueil de 17 nouvelles qui nous présente un éventail de paradis possibles. Pas très reluisants.  Puisque, selon lui, « Les humains ont besoin d’être secoués par des horreurs pour comprendre », l’auteur ne fait pas dans le détail. Ses paradis ont plutôt des allures d'enfer. Des paradis repoussoirs. Même les nouvelles en apparence optimistes paraissent ironiques.  En dehors de cette ambition commune, le recueil est placé sous le signe de la diversité. La longueur des textes est  variable (une à soixante-douze pages). Le recueil mêle des « petits intermèdes », des « passés probables » et une dizaine de « futurs possibles », qui sont de vraies nouvelles de science-fiction. Parmi celles-ci, la nouvelle éponyme décrit plusieurs sortes de paradis lapins.

Comme l’indique Bernard Werber dans sa préface : « Tous les jours surgit une idée nouvelle dans ma tête. (…) Tout commence par une simple phrase : que se passerait-il si… ? ». Cette simple phrase, assortie d’une hypothèse technologique ou sociale, est une des clés d’entrée en SF.  La moitié des nouvelles relèvent ainsi du genre SF. Les autres, qui sont construites autour de la découverte d’univers personnels ou de contextes professionnels, appartiennent plutôt au genre fantastique (un psychiatre fou dans « Le moineau destructeur », un reportage ethnologique et entomologique dans « Les dents de la Terre ») ou à l’univers des polars (une enquête journalistique sordide dans « Meurtre dans la brume »,  un témoignage de garde du corps dans « Question de respect »).

On retrouve dans les nouvelles de Bernard Werber des thématiques qui lui sont chères (les fourmis avec « Civilisation disparue », « Les dents de la terre », la manipulation avec « Le Maître de cinéma », « Le moineau destructeur », « La stratégie de l’épouvantail », le conformisme avec « Ça va vous plaire », « Et on pendra tous les pollueurs » et les relations amoureuses avec « Demain les femmes », « Un amour en Atlantide »).


L’arbre des paradis possibles

Bernard Werber concocte des paradis sur mesure à ses personnages :

Un paradis écologique : dans un monde où la pollution est devenue un crime, un policier anti-pollution est pendu pour avoir pris plaisir à polluer pendant quelques instants (« Et l’on pendra les pollueurs »).

Un paradis végétal : les humains n’arrivant plus à se reproduire, la transformation progressive des humains en fleur assure la survie de l’espèce (« Le sexe des fleurs »).

Un paradis perdu : on sait pourquoi la civilisation des géants a disparu, ils étaient trop humains… (« Civilisation perdue »).

Un paradis sexuel : un jour il n’y aura plus que des femmes et des œufs sur Terre et les hommes seront devenus une légende. (« Demain les femmes »).

Un paradis de paillettes : gloire et show bizz vus par un lapin (« Paradis sur mesure »).

Un paradis cinématographique : après l’apocalypse, un maître du cinéma crée une cinecittà et renouvelle le reality show (« Le Maître de cinéma »).

Un paradis mimétique: tout le monde est heureux en reproduisant ce qui a été fait (« Ça va vous plaire »).

Un paradis commercial : les marques internationales ont pris la place des États et partent à la conquête du système solaire (« La guerre des marques »).

Un paradis sentimental : un voyage amoureux virtuel en Atlantide avant l’arrivée de la grande Vague (« Un amour en Atlantide »).


La SF selon Werber : un fourmillement d’idées

Depuis le succès du cycle des Fourmis et du cycle des Dieux, l’auteur des Fourmis est perçu par le grand public comme un auteur de fictions qui sortent de l’ordinaire, qui éveillent l’imagination et suscitent la réflexion. C’est un auteur moins prisé pour son talent littéraire que pour ses idées et ses suggestions sur l’avenir de l’humanité, la reconnaissance des autres, l’épanouissement de soi. Pour les amateurs de SF, il est plutôt perçu comme un auteur de littérature générale, alors même que la plupart de ses romans et nouvelles répondent aux critères de classification du genre. Le hiatus vient du fait que l’auteur  fait peu référence, de façon générale, à l’univers SF et à ses auteurs clés.  Bien qu’il traite de  thèmes souvent rebattus de la science-fiction, il tend à les présenter au grand public comme des univers personnels. Agacés, les SFistes dénoncent le plagiat ou le manque d’imagination, là où le public non spécialiste voit, au contraire, une grande inventivité et une empreinte personnelle.  En quelques sortes, Bernard Werber bâtit son succès en usant d’une pédagogie humaniste de l’anticipation et en oubliant de rendre à César ce qui appartient au fonds imaginaire américain ou francophone. 

Selon le point de vue qu’on adopte (SF ou non-SF), on ne portera pas le même jugement sur la façon dont l’auteur aborde le « que se passerait-il si… ? ».  Que se passerait-il si Werber était un auteur SF ? Que se passerait-il si Werber n'utilisait la SF qu'à des fins pédagogiques ?

Si l’on privilégie le regard SF, il est clair que les hypothèses abordées dans le recueil ne sont pas nouvelles. « Civilisation disparue », l’une des plus brillantes et dont la mécanique est bien huilée, est une façon de redécouvrir l’humanité déjà traitée en SF. Les récits « Et l’on pendra tous les pollueurs », « Paradis sur mesure », « Le Maître de cinéma », « Là où naissent les blagues », « La guerre des marques » paraissent bien fades au regard des standards du genre, y compris dans leur dimension humoristique. Elles ont parfois un caractère potache, naïf qu’on trouve peu chez les auteurs modernes. Mention spéciale, cependant, au « Sexe des fleurs » et à « Demain les femmes » (après Demain les chiens de Simak ?)  qui sont de bonnes nouvelles, inspirées de métaphores végétale et animale.

Si l’on adopte le point de vue du lecteur cible de Bernard Werber, qui n’est pas familier du genre SF, le jugement est plus indulgent. L’auteur brasse les inquiétudes de notre temps (la perte de fertilité des hommes, la troisième guerre mondiale, la destruction du patrimoine culturel, la violence familiale, le fanatisme écologique) et nous sensibilise par extrapolation aux dangers du futur. Comme l’auteur a tendance à penser que nos actes et nos rêves recomposent à chaque instant un futur pré-écrit (cf. « Demain les femmes » ou L’arbre des possibles), c’est une façon pour lui de nous aider à façonner un futur meilleur. Toujours avec le point de vue d’un humaniste déçu ou craignant de l’être. Les nouvelles fantastiques sont moins didactiques, mais plus personnelles et finalement assez convaincantes.

Sans être d’une grande élégance ou d’une grande originalité, l’écriture est précise, fluide, sans fioritures. La touche formelle est de qualité. Le regard de l’auteur est perçant et panoramique. Il embrasse un large spectre, il sait partir d’un fait isolé, le relier à un autre et en dresser une considération générale sur l’avenir des espèces. Il est d’une grande largeur de vue. Si elle n’est pas profonde, sa culture scientifique est vaste. Et ses récits fourmillent d’idées, parfois inattendues, parfois amusantes. L’auteur n’hésite pas à lancer une idée et à partir en pleine nouvelle sur une autre piste pour en explorer une autre. Ses personnages et ses récits sont souvent plus guidés par les idées (« une recherche de l’origine des blagues », puis « une secte des blagues », puis « la blague qui tue ») que par leur volonté ou l’effet de surprise pour le lecteur.

Dans l’ensemble, il s’agit d’évangiles (« bonnes nouvelles ») audibles sur les outrances de notre monde. Un mélange de genres à spectre large (pas vraiment du sur mesure) qui n’a rien de paradisiaque.

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