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Portrait de Robert Silverberg
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Portrait de Robert Silverberg

Robert Silverberg a largement bénéficié de l'image flatteuse qu'ont en France des romans tels que Les monades urbaines, L'oreille interne ou L'homme programmé. Des œuvres sombres et personnelles, mais des œuvres très en phase avec notre sensibilité française et qui lui ont assuré une réputation d'auteur audacieux.

On a beaucoup écrit sur ce Silverberg de la fin des années 60 et du début des années 70, abusant souvent du cliché, bien commode, de l'intellectuel juif new-yorkais. Toutefois, la vérité est infiniment plus complexe, comme le démontre cette somme indispensable que constitue les quatre tomes des Nouvelles au fil du temps.

Peu enclin aux confessions, il restera toujours très discret sur son enfance. Issu de la moyenne bourgeoisie, il n'est pas vraiment l'un de ces gamins dépeint dans le Radio Days de Woody Allen. Les deux hommes sont pourtant nés à quelques mois d'intervalle, en 1935, dans un quartier juif de Brooklyn. C'est sans doute pour cette raison qu'on verra parfois en Silverberg la face sombre du cinéaste. Une définition dans laquelle il ne se retrouve guère car, dit-il, "la comparaison s'arrête là".

Enfant secret et introverti, la lecture de 20 000 lieues sous les mers l'amène, très jeune, à dévorer tout ce qui lui tombe sous la main, pour peu que cela stimule son imagination bouillonnante.

Bouillonnante et fertile, puisqu'il avoue avoir commencé à écrire des histoires à l'âge de sept ans. A l'époque il se contente de petites compositions "à la manière de…". Les auteurs qu'il prend pour modèle sont ceux qu'il lit chaque semaine dans les nombreux pulps qui inondent alors le marché. Dès sa huitième année, l'idée de devenir à son tour écrivain commence à faire son chemin.

Ce qui, tout naturellement, l'amène à fréquenter le fandom. Il s'y illustre tout d'abord avec un fanzine - Spaceship -, qu'il va créer et animer dès 1949. Parallèlement, et sans trop y croire, il commence à envoyer des textes aux éditeurs. Mais ce sera finalement en février 1954, avec sa nouvelle Gorgon Planet, qu'il entrera discrètement dans le monde de l'édition professionnelle. Il a à peine dix-neuf ans et il ne lui faudra pas un an pour publier son premier roman (inédit en France) : Revolt on Alpha C.

Premier mariage

Un premier Hugo - celui du jeune auteur le plus prometteur -, décroché en 1956 à l'âge de 21 ans, et cette fois Robert Silverberg devient la "mascotte" de la SF américaine.

Cette même année il décroche son diplôme de Littérature comparée à l'université de Columbia, et se marie pour la première fois. La question du choix d'une carrière ne va guère se poser.

Coutumier depuis le début de ses études d'un rythme de travail forcené, il va devenir un mercenaire de l'édition. A cette époque il consigne sur un cahier le nombre de commandes qu'il honore. Aujourd'hui, à sa relecture, il est stupéfait de constater que certains mois il va livrer jusqu'à dix-huit nouvelles, soit une moyenne de trois à quatre par semaine.

Mais les choses changent en 1958 lorsque American News Company, le principal distributeur de pulps des Etats-Unis fait faillite, victime de ses accointances avec la mafia, et entraîne dans sa chute des dizaines de petits magazines. Seuls les plus prestigieux - les plus anciens - comme Astounding Stories parviennent à se maintenir la tête hors de l'eau. Si les quelques titres survivants n'ont plus désormais qu'à gérer l'offre des auteurs, il devient en revanche beaucoup plus difficile pour ces derniers de placer leurs textes de manière régulière. Aussi, Robert Silverberg va-t-il se mettre à produire à la chaîne des travaux d'ordre plus généraux, comme cet impérissable 1001 réponses vitales sur le sexe ou le très alléchant Le sexe dans les armées, datés tout deux de 1962.

Oui !

A cette époque Robert Silverberg va dire oui à tout. Nanar intergalactique ou western cosmique, savant fou ou superhéros inflexible. Il devient ainsi une sorte d'arme secrète, la botte de Nevers des directeurs de publication. Un trou de quatre pages dans la maquette, une série de couvertures achetées à l'avance et pas d'histoire pour aller avec, une défection de dernière minute… une seule réponse : "Call Bob !". Il finit ainsi par s'assurer un retour aux affaires, et c'est durant ces années qu'il se forge une réputation d'honnête faiseur, de machine fiable, sur laquelle on peut compter.

C'est aussi à cette époque, et pour ne pas galvauder son nom, qu'il utilise la plus grande partie des quelques vingt-huit pseudonymes qu'on lui reconnaît à ce jour. Ainsi selon les besoins devient-il Axel Merriman, Dirk Clinton, Ivar Jorgenson ou bien encore Gerald Vance.

Certains de ses alias cachent en fait une écriture à quatre mains lorsqu'il collabore avec son ami Randall Garrett.

Ce dernier est une des plumes de secours de John Campbell chez Astounding Stories. Avec ses allures de Falstaff, il est l'antithèse parfaite du tout jeune Robert Silverberg et aime à jouer les pygmalions avec lui. Ces deux-là vont s'entendre à merveille et collaborer sur tellement de nouvelles, qu'aujourd'hui encore, Silverberg n'est pas certain de se les rappeler toutes. On dit même, ne plaisantant qu'à demi, que certaines années, la moitié de la production SF tous éditeurs confondus est du seul fait de cet improbable duo.

Frederick Pohl

Pour quelqu'un qui avait toujours rêvé d'être un écrivain de science-fiction, cela aurait pu ressembler à une consécration, mais ce n'est pas le cas. Robert Silverberg est dramatiquement conscient du manque de rigueur dont souffre son écriture. Certes il vit désormais confortablement de sa plume, mais il sait aussi qu'il pourrait faire mieux. Bien mieux. Il n'est d'ailleurs pas le seul à le penser. C'est le cas de son voisin de palier d'alors, le (déjà) très provocateur Harlan Ellison, qui ne cesse de le pousser vers une SF plus personnelle. Mais s'il saute enfin le pas, c'est grâce à Frederick Pohl.

Si ce dernier n'est pas encore connu pour sa série de La Grande Porte, il s'est déjà fait un nom dans le milieu de l'édition. A telle enseigne, qu'en 1961, il est nommé à la tête de Galaxy et de If, et va proposer à Robert Silverberg un étrange marché. Il s'engage à publier dans l'une des deux revues toutes les nouvelles que le petit prodige voudra lui soumettre, à condition qu'il y ait mis le meilleur de lui-même. Si d'aventure Silverberg en venait à se laisser aller à la facilité et lui amenait l'une de ses médiocres productions de série, Pohl la publierait, mais cela mettrait fin à leur arrangement.

Compte tenu des rigueurs nouvelles du marché, la perspective d'une publication assurée est une offre qui ne se refuse pas. Robert Silverberg estime aujourd'hui, que ce contrat moral a marqué le vrai début de sa carrière d'écrivain. Sur ce principe, il va livrer plusieurs dizaines de nouvelles. Libéré de toute pression mercantile, il peut enfin à loisir "exploiter sa veine littéraire". Au fil des années, son style va évoluer au point qu'il en vienne à parler de "divorce" d'avec ses travaux précédents.

Harlan Ellison

La fréquentation d'auteurs à l'imaginaire plus personnel, va aussi l'aider à se trouver. Grande gueule, fumiste et infatigable provocateur, Harlan Ellison va avoir sur Silverberg une influence non négligeable, attirant son attention sur des formes de narration tout à fait inhabituelles du petit monde de la SF. Fasciné par les techniques des écrivains de la beat generation, Ellison s'est, très tôt, livré à des expériences qui lui ont valu une réputation du trublion et l'ont rendu suspect aux yeux d'auteurs plus classiques. Finalement Silverberg réussira, là où son ami n'obtiendra jamais qu'un demi-succès car, solide sur ses acquis, jamais il ne sacrifiera la forme au fond. En résulte tout une série de nouvelles étranges, résolument novatrices, mais toujours fortes dans leur dramaturgie. A telle enseigne qu'en 1967 il va remporter son premier Nebula, pour Passagers, cette histoire de possession extra-terrestre que l'on retrouve en bonne place dans le premier tome des Nouvelles au fil du temps.

La nouvelle direction qu'il emprunte ne concerne pas seulement la recherche stylistique, mais aussi les thèmes abordés. De plus en plus à l'étroit dans les histoires classiques d'invasions, d'extraterrestres, d'explorations, il se laisse gagner par ses observations du monde et commence à ancrer son imaginaire aux sources du réel. Ses textes parlent désormais de sexe, de drogue, de rébellion… bref de l'air du temps, mais surtout, et de plus en plus, ses textes se font le reflet de ses propres angoisses.

Tout cela ne plaît guère à Frederick Pohl, qui n'en continue pourtant pas moins à publier régulièrement ses nouvelles. Cependant, l'effet dynamisant qu'avait eu leur accord commence à s'estomper pour laisser apparaître l'ombre du doute.

Plus précis, plus exigeant, plus hanté

Robert Silverberg s'est certes engagé avec enthousiasme dans la voie de l'expérimentation littéraire, mais son travail sur lui même fait remonter ses démons intérieurs. En témoigne ce commentaire de Pohl à la sortie de Revivre encore : "Je t'en prie Bob, laisse donc le désespoir existentialiste à Sartre et Philip K. Dick. Tu assommes tes lecteurs, pour ne rien dire de ton éditeur ici présent."

Plus précis, plus exigeant avec lui-même, de plus en plus hanté par sa part d'ombre, Robert Silverberg a bel et bien entamé sa mutation. Le mercenaire de l'Underwood est en pleine mue. L'auteur culte va bientôt sortir de la chrysalide.

C'est peut-être, au fond, cette froide nuit de février 1968 qui va tout faire basculer. Et il est vrai, qu'aujourd'hui encore, lorsque Silverberg parle de l'incendie qui détruisit sa maison de New York, il précise qu'il s'agit là de "l'événement le plus traumatisant de toute son existence". Voir ainsi partir en fumée tout son passé va profondément affecter son écriture. Il n'est d'ailleurs pas étonnant de constater que l'une des premières nouvelles qu'il écrira après cette fameuse nuit, sera Les ailes de la nuit, qui ouvre le roman du même nom. Indubitablement il y a beaucoup de lui dans ce Guetteur qui ne trouve plus de sens à sa vie.

Les années fastes

Dès lors, s'engageant de plus en plus radicalement dans un imaginaire personnel et des formes de narration évoluées, il va en quelques cinq années fournir les plus intéressantes de ses œuvres. Des œuvres, pratiquement toutes, devenues des classiques. L'homme dans le labyrinthe en 68, Les profondeurs de la terre, Les temps parallèles, Les Ailes de la nuit en 1969. L'année suivante c'est au tour des Déportés du Cambrien, et de La tour de verre. En 1971 il ne publie rien de moins que Les monades urbaines, L'homme programmé, Le fils de l'homme et Le temps des changements. Suivront Le livre de crânes, L'oreille interne, L'homme stochastique et Shadrak dans la fournaise .Une série de romans tous profondément tournés vers l'humain. Jamais encore, auteur de SF n'avait porté l'homme si au cœur de sa fiction. Ici les frontières à atteindre sont nos propres limites. Les gouffres que Robert Silverberg explore sont noirs et profonds, car ce sont nos âmes. Pas un recoin n'échappe à son regard scrutateur, parfois lucide jusqu'à l'insoutenable. Et comme la lucidité implique une certaine honnêteté, il n'oublie pas de s'inclure dans le compte. Ses doutes deviennent le moteur de son inspiration. Silverberg n'écrit pas pour fuir, au contraire, il écrit pour prendre à bras le corps ses propres contradictions. Si dans l'écriture de cette époque on sent une urgence certaine, c'est parce que c'est l'écriture d'un homme qui fait front, et tente de rester debout.

Le combat sied bien à son talent, mais le champ de bataille est devenu trop étroit. En 1975, Robert Silverberg annonce au monde qu'il prend sa retraite. Fatigué, à la dérive et profondément inquiet du devenir de l'édition aux Etats-Unis, il jette l'éponge. Il n'a, affirme-t-il, "plus rien à dire."

Ont fait les frais de cette intense période de remise en question, son mariage, et cette ville de New York qu'il aimait tant.

Parti s'installer à San Francisco en 1972, il va pendant quatre années goûter à la douceur de vivre Californienne, et au charme particulier de cette ville si peu américaine. Se "débarrasser de sa retraite alors qu'il était encore vert", est une "bonne idée". En retraité fortuné, il va beaucoup voyager, va, avoue-t-il, avoir de nombreuses aventures et développer une passion pour les masques mexicains, les cactus et la cuisine exotique. En deux mots : il va devenir un vrai Californien. Comme il n'est pas envisageable pour ce forcené du travail de se laisser aller sans retenue au farniente, il va aussi mettre sur pied de nombreux projets éditoriaux et diriger plusieurs anthologies. Le régime en tout cas semble lui réussir, car il guérit enfin de son syndrome aigu de la page blanche, et se laisse tenter de nouveau.

Fin de la retraite

Notre Dame des Sauropodes signe son retour à la nouvelle dans les pages du magazine Omni, mais c'est avec Le château de Lord Valentin qu'il annonce la fin définitive de sa retraite. Estimant "être aller au bout de quelque chose" avec ses œuvres précédentes, il s'attaque cette fois au roman d'aventure. S'il a certainement appris à vivre avec ses démons, ce pavé de facture assez classique n'est toutefois pas dépourvu de la patte Silverberg. Cette quête de soi qui s'accompagne de la quête très matérielle de Valentin, sort du lot du commun ce petit bijou de la SF.

Le Silverberg nouveau est un homme apaisé. Il est sûr de son talent, et maître de sa technique. Il peut, en usant pourtant des mêmes procédés, choisir sans état d'âme de livrer un chef d'œuvre ou de simplement gagner sa vie. Car le Silverberg nouveau est aussi un homme qui a appris l'art du compromis. Lorsqu'en 1974 il quitte la scène éditoriale, c'était en partie parce qu'il avait vu se profiler une nouvelle forme d'édition de masse, toute entière tournée vers le sensationnel et dédiée aux lois du libéralisme. S'il avait espéré se mettre sur la touche en attendant la défaite de cet ordre nouveau il en a été pour ses frais. En 1979, le mercantilisme a bel et bien prit le pas sur tout le reste, et Silverberg va savoir s'adapter. "Je suis" relève-t-il avec un brin de cynisme "un révolutionnaire à la retraite que les jeunes excités fatiguent".

Après avoir été un faiseur compétent, après avoir été un agitateur stylistique, Robert Silverberg entame à quarante quatre ans une troisième carrière : celle d'écrivain à succès.

Renouveau

A ce jour Le château de Lord Valentin reste l'œuvre qui lui a rapporté le plus d'argent. Un succès commercial qui va lui épargner, et pour longtemps encore, le souci des fins de mois difficiles. C'est aussi pour lui un message clair envoyé au milieu de l'édition : Robert Silverberg peut vous rapporter beaucoup d'argent !

Dès lors sa carrière va prendre un nouveau rythme. Devenu une sorte de "monstre sacré", on lui laisse une liberté presque totale. Lui, en vieux routier de l'imaginaire, se laisse bien souvent aller à la facilité, en témoigne une bonne partie du Cycle de Majipoor, qui oscille entre l'anecdotique et l'exécrable. Témoin encore ses collaborations aux projets du toujours très vénal Byron Preiss, et qui nous ont donné les médiocres Lettres de l'Atlantide ou l'inutile Saison des mutants, co-écrit avec sa femme, Karen Haber. Mais quant il ne cachetonne pas Robert Silverberg reste cet écrivain de tout premier plan, capable de prendre des risques, et de se faire plaisir. Si on lira avec un bonheur inégal Ciel brûlant de minuit, La face des eaux, Le Cycle du Peuple ou Le Grand Silence, on y trouvera pourtant un parti pris assumé, et une indéniable sincérité dans la démarche. Ce que l'on y trouvera plus en revanche, c'est cette tension dramatique des œuvres des années 70. L'urgence n'est plus de mise, mais une chose demeure certaine : à soixante-huit ans, Robert Silverberg a toujours quelque chose à nous dire.

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