Lorsque Jim Lee, alors seul aux commandes de sa maison d’édition – Wildstorm –, est venu proposer à Alan Moore de créer sa propre gamme de super-héros, ce dernier a trouvé le concept d'America’s Best Comics en un week-end, et s’est lancé sur divers projets, parmi lesquels Promethea était certainement, et demeure d’ailleurs le plus personnel.
A l’âge de quarante ans, celui que tout le monde s’accordait à reconnaître comme le scénariste de BD le plus doué de sa génération, avait décidé de laisser son art de côté pour se consacrer à la magie. Un exercice dans lequel il voyait une continuité de son travail d’auteur car, disait-il, "la magie, tout comme l’écriture, c’est créer quelque chose à partir du néant".
Jamais, dans aucune autre œuvre de fiction, le parallèle ne fût si brillamment mis en évidence.
Tout commence à Alexandrie en 411 de notre ère, lorsqu'un mage est assassiné par les membres fanatiques d'une secte chrétienne. Avant de mourir il confie la vie de sa petite fille aux bons soins de ses deux divinités tutélaires, Toth et Hermès. Ils vont lui offrir l'immortalité en l'emmenant "chez eux", dans le royaume de l'imaginaire, là où leurs pouvoirs sont encore puissants, en Immateria. La petite fille va pouvoir y survivre en devenant une légende, un éternel mythique qui se perpétuera à jamais dans le cœur des Hommes. Tant qu'il restera quelqu'un dans le monde pour raconter son histoire, personne, jamais, ne pourra oublier le nom de cette fillette devenue une femme : Promethea.
Et précisément, dans un New York 1999 étrangement futuriste, Sophie Bangs, une jeune étudiante un peu falote, s'étonne de voir avec quelle constance des auteurs se sont attachés à ce personnage au cours des cent dernières années. Plus remarquable encore l'étrange similitude de leurs destins respectifs, entachés de drames, tous mettant en scène la femme de leurs vies. Mais le plus troublant reste la persistance de légendes urbaines relatant l'apparition d'un ange vengeur, se présentant régulièrement sous le nom de Promethea.
C'est pour en savoir plus qu'elle décide de rencontrer la veuve du dernier auteur de Promethea un dessinateur new-yorkais qui avait adapté le personnage sous forme de comic book. L'accueil que lui réserve Barbara Shelley est plutôt froid. Sans ambages elle décourage Sophie de s'intéresser plus avant à cette histoire. C'est trop tard, car à peine sortie elle est attaquée par un esprit maléfique qui tente de la tuer. Elle ne doit alors son salut qu'à l'intervention d'une Promethea bien en chaire, dont la silhouette rappelle étrangement celle de Barbara Shelley.
Cette dernière lui apprend que de laisser la demi déesse s'incarner dans leur corps est bien le destin de toutes les femmes où des compagnes de ceux qui ont assez cru en elle pour lui redonner vie sur le papier. Et par là même Sophie apprend qu'elle sera la prochaine Promethea.
Dès lors commence pour la jeune femme un parcours initiatique sur les chemins de l'imaginaire.
Nourrie des propres recherches de Moore sur la Magie, cette série, qui compte à ce jour trente-six épisodes, abonde en références occultes, et nombres de critiques y ont avant tout vu un comics de sorcellerie psychédélique dans la tradition des Dr Strange, Ghost Rider ou Son Of Satan. Cependant si le clin d'œil à ce genre un peu particulier de super-héros n'est certainement pas dénué de pertinence, la grille de lecture est, comme toujours avec Alan Moore, infiniment plus complexe. En bon féru de kabbale, laissons le bouleverser un brin l'ordre des lettres pour nous rendre compte que Promethea, porte, inscrit dans son nom, la marque indélébile de sa nature profonde. Promethea est une métaphore. Métaphore de la création littéraire, tous genres confondus. Elle est l'éternel merveilleux, le principe actif de l'imaginaire, qui n'attend que le véhicule qui convient à sa mission : défaire les forces du monde matériel.
L'urgence d'un tel plaidoyer peut nous paraître exagérée, mais nous autres Français avons eu la chance de ne pas subir de plein fouet le néo-libéralisme des années 80. Notre culture s'en est trouvée épargnée (témoin la bataille pour l'exception culturelle française qui a rassemblé les parlementaires de droite comme de gauche), mais ce n'est pas le cas dans les pays anglo-saxons, où elle est tombée sous la coupe d'un mercantilisme asphyxiant. Moore lui-même en a souvent fait les frais, et le récent rachat de Wildstorm (et par conséquent de A.B.C) par la D.C, pousse toutes les séries de la gamme vers une apocalypse revancharde.
Le parcours initiatique de Sophie Bangs où la magie sert de support à l'imaginaire est quasi cathartique pour son auteur, qui paye ainsi tribut à son étincelle. Le soin qu'il apporte à son écriture, les nombreux clins d'œil aux formes désuètes de la littérature populaire dont il émaille son scénario rappellent assez où Moore s'en va chercher sa part de liberté.
Il a trouvé en la personne de JH Williams III et de son encreur David Gray, les parfaits complices. Le style classique du premier, qu'un découpage lysergique dynamise opportunément, et la culture extensive du second, qui nous amène certaines des plus belles planches de la série, font de Prométhéa un authentique OVNI dans le monde du comics. On regrettera seulement que la présente édition – en digest – nous prive des splendides couvertures de l'édition US.
Symboliste, ésotérique, cryptique et pédago tout à la fois, au-delà du tour de force technique, on se laisse vite gagner par ce monde où l'on se reconnaît forcément en tant que lecteur féru d'imaginaire. Prométhéa c'est un privilège qui nous est accordé, à nous, lecteurs invétérés. On nous emmène dans les coulisses de la création. L'envers et l'endroit se mélangent. Obligatoirement avec bonheur, puisque notre guide n'est autre qu'Alan Moore.
Avec plein d'imaginaire !