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Prosopopus

Nicolas de Crecy (Scénariste, Dessinateur, Coloriste)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 30/04/2003  -  bd
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Prosopopus

Nicolas de Crécy fait partie d'une famille d'artistes. Ses deux frères poursuivent des carrières dans les milieux artistiques. Le premier est un des animateurs de la " french touch " dans la musique électronique tandis que le second se consacre à l'animation en images de synthèse. Nicolas, lui, choisit la bande dessinée et après avoir passé son Bac Arts appliqués à Marseille, il rentre aux Beaux-Arts d'Angoulême section Bande dessinée. Il publie son premier ouvrage, Foligatto, chez les Humanos en 1991. D'emblée le travail de De Crécy est reconnu, il est primé trois fois pour cet album (Prix du meilleur dessinateur au festival d'Athis-Mons, Prix des libraires à Genève et Prix du Lion). Cette bande dessinée, dont le scénario est assuré par Alexio Tjoyas, que De Crécy a rencontré aux Beaux-Arts, le lance sur la route du succès. Pas une de ses œuvres qui ne remporte l'adhésion du public ou de la critique. En 1995 paraît Léon la came, dont le scénariste, Sylvain Chomet, n'est autre que le réalisateur de cet atypique et magnifique long métrage Les Triplettes de Belleville. Puis, vient la reconnaissance par ses pairs avec Laid, pauvre et malade qui remporte en 1998 l'Alph'Art du meilleur album à Angoulême. Son travail le plus abouti est, de l'avis de tous, le triptyque Le Bibendum céleste paru chez les Humanoïdes Associés. Une fois encore, Nicolas de Crécy nous livre une œuvre forte et intelligente qui repousse les limites de la bande dessinée. Il fait partie de ces " grands " qui donnent ses lettres de noblesse au 9ème Art.

Scénario dense pour bande dessinée muette

Un homme en abat un autre avant de s'enfuir. Blessé, il se réfugie chez sa maîtresse afin de passer une nuit dans ses bras. Après avoir fumé une cigarette, il rentre chez lui, fatigué. Un monstre aux formes improbables et flasques l'y attend. Le Prosopopus est un être hybride composé de sang, de fumée de cigarette et de sperme. Chimère apparue pour tendre le miroir de ses atrocités à cet inconnu dont la vie va défiler au fil des pages dans un long flash black. Cet être mou a un tempérament et un comportement qui confinent à l'oxymore. Tour à tour amoureux transi de l'assassin, tueur sanguinaire et adepte de la caméra vidéo, le Prosopopus se donne à voir comme une énigme bien difficile à cerner.

Ne passez pas à côté d'un chef-d'œuvre du 9ème Art

Angoissante, sombre et fantasmagorique, la nouvelle parution de Nicolas de Crécy ne nous déçoit pas. Ce long récit muet dans lequel tout passe par le dessin est introduit par un texte de Laetitia Bianchi qui présente le mythe du Prosopopus. Cette jeune femme n'est autre que la fondatrice, avec Raphaël Meltz, de R de réel, une revue littéraire éphémère puisqu'elle a pour fondement l'alphabet, elle mourra donc avec la lettre " z ". Par ailleurs, De Crécy collabore de manière régulière à la-dite revue.

La bande dessinée s'ouvre sur un paradoxe. En effet, Prosopopus fait référence à la prosopopée, figure de style qui, comme le souligne d'emblée la définition donnée en exergue de l'ouvrage, est une " figure par laquelle l'orateur ou l'écrivain fait parler et agir un être inanimé, un animal. " C'est donc un discours fictif, le langage ou plus précisément la parole devrait être au cœur même de la narration. Mais voilà, c'est une bande dessinée totalement muette que nous donne à lire l'auteur. Il faut dès lors refondre la définition et voir peut-être dans ce titre étrange la volonté de De Crécy de faire succéder à la parole écrite une autre, nouvelle et dessinée. Le langage n'est pas, dans la bande dessinée, composé de mots mais de dessins successifs. C'est alors une interrogation sur le langage visuel et non plus oral.

L'auteur met en scène un homme, un assassin, aux prises avec un être né de son esprit, de sa main puisque c'est à cause de son meurtre, du sang qu'il a versé et de son propre sang, de son sperme et de la fumée de sa cigarette que cette chimère graisseuse voit le jour. Le Prosopopus, puisque c'est son nom, est un être grotesque et gras. Sa première apparition tient de la scène fantasmée et hallucinée. Les couleurs dont De Crécy pare son Prosopopus suggèrent la folie, l'hallucination à tel point que l'on pourrait croire que l'assassin a pris quelques drogues et que l'on a là une réminiscence du légendaire éléphant rose connu seulement des hommes en état d'ébriété. Il est comme la projection angoissante de la culpabilité du principal protagoniste, un fantasme né de son esprit. Il oblige l'assassin à se replonger dans son passé par l'intermédiaire d'une caméra vidéo qui devient une excroissance. Grâce à ces longs flash back, le lecteur découvre la vie de l'homme avant le meurtre et les raisons plus ou moins frauduleuses de la vengeance. On découvre que l'assassin était épris d'une jeune femme peintre. Ce n'est pas un hasard si celle qui est morte était une artiste. En effet, la bande dessinée propose une réflexion sur l'acte de création. La scène morbide et affolée montre aux yeux voyeurs de l'ancien amant et du lecteur, qui n'ont pas choisi d'assister à cela mais qui ne partent pas, une version grotesque et sur-jouée de l'acte de création. Théâtre atroce et pantomime ridicule qui tente de reproduire les gestes par lesquels naît l'œuvre. C'est également la promiscuité de l'érotisme et de la mort qui est donnée à voir au lecteur, à l'instar des écrits de Georges Bataille, mais où toutes les valeurs sacrées auraient été évacuées pour ne laisser que le grotesque et l'absurde qui réapparaissent sous les traits du Prosopopus.

On pourrait continuer à disséquer, fouiller encore longtemps dans les entrailles de Prosopopus à l'image du médecin légiste qui ouvre le corps du mort pour comprendre, tant cette bande dessinée est dense et riche. Ajoutons cependant encore que la découverte par le Prosopopus de la caméra vidéo active le processus de mise en abîme. Les scènes représentées dans ces vignettes sont déjà modifiées par le filtre de ce personnage. Elles sont vues à travers ses yeux, son cadrage. Métaphore de la création, c'est l'Art ou plus exactement le miroir faussé de l'Art, qui se regarde devenir Art, qui feint de créer.

Grâce à De Crécy, de nouvelles frontières sont abolies et de nouvelles perspectives sont créées pour la bande dessinée. Recherches graphiques incessantes et volonté de confrontation avec les limites du média, certains taxeront cette œuvre d'hermétisme. On serait tenté de leur répondre, et alors ? Est-ce parce qu'une œuvre ne se donne pas totalement à la première lecture qu'elle doit être repoussée, incriminée ? Au contraire, pour établir un parallèle avec la littérature, Mallarmé est-il entièrement compréhensible à la première lecture ? Certes non, mais sa poésie nous touche, il en va de même de Prosopopus qui nous touche esthétiquement, intellectuellement. La Bande dessinée est autre chose qu'un simple divertissement pour adolescent comme on se plaît à l'y cantonner. De Crécy le prouve à chaque publication mais encore conviendrait-il de le lire correctement, c'est-à-dire en prenant le temps de regarder, de décoder son œuvre, d'y réfléchir. C'est justement parce que Prosopopus donne à lire autre chose que les éternelles planches auxquelles tout lecteur de bande dessinée est habitué, qu'elle défie notre jugement et notre regard, qu'elle ouvre notre esprit rendu indolent par les vagues successives et incessantes de publications moyennes et le confronte à ses limites. Ce que l'on demande à une œuvre d'art qu'elle soit écrite, peinte, filmée ou dessinée, n'est-ce pas de troubler notre regard, notre jugement, de remettre en cause nos canons esthétiques, de confronter notre pensée et notre vision à celle de l'artiste ?

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