Actusf : Qu’est-ce que vous a donné envie d'adapter le chef-d'œuvre Fahrenheit 451 de Ray Bradbury en BD ?
Victor Santos : Une heureuse coïncidence ! Le directeur éditorial de Planeta-comic (l’éditeur original) voulait collaborer avec moi sur cette adaptation, tout en pensant que j’allais refuser, parce qu’il connaissait mon intérêt pour le polar mais ne savait pas que j’adorais aussi la science-fiction. Et je suis vraiment un fan de SF ! Fahrenheit 451 est un de mes romans préférés. Ray Bradbury m’a énormément inspiré parce qu’il est une sorte de poète. Ses histoires sont profondes et riches en nuances. Il utilise la technologie pour parler de la condition humaine. J’ai gardé ça à l’esprit lorsque j’ai adapté son livre...
Actusf : Comment avez-vous travaillé sur celle-ci ?
Victor Santos : Je ne suis pas fan de certaines adaptations, parce que leurs auteurs semblent avoir simplement copié et collé des morceaux des romans originaux. C’était important d’être fidèle au texte d’origine tout en apportant la richesse linguistique de la bande dessinée. Par exemple, même si j’adore la prose de Bradbury, j’ai refusé d’utiliser ses descriptions, j’ai seulement utilisé les dialogues. L’une de mes règles était la suivante : si je pouvais utiliser quelque chose en images, alors je supprimais le texte.
Actusf : Le roman a déjà été adapté au cinéma par François Truffaut en 1966 et à la télévision en 2018 par HBO. Aviez-vous vu ces adaptations ? Ont-elles inspiré votre travail ou avez-vous souhaité, au contraire, vous en éloigner ?
Victor Santos : J’ai vu le film de Truffaut il y a des années, lorsque j’étais au lycée. Je me souviens qu’elle possédait une imagerie puissante, mais j’ai préféré ne pas la revoir avant de terminer l’écriture de la BD, parce qu’à tous les coups, ça m’aurait trop influencé. Une fois bouclé l'album, je l’ai visionner et j’ai remarqué que certaines choses s’étaient glissées inconsciemment depuis mes souvenirs d'ados. Comme le jeu d’acteur d’Oskar Werner, qui synthétise brillamment la tristesse de Montag. Il y a certains choix de Truffaut que je n’aime pas, par exemple le double rôle de Julie Christie, mais le réalisateur a malgré tout réussi à rendre l’esprit de l’œuvre originale. J’ai aussi essayé de regarder la version de HBO mais je l’ai trouvé affreuse et impersonnelle, à tel point que je l’ai abandonné au bout de vingt minutes.
Actusf : Est-ce plus difficile de travailler sur une adaptation que d’inventer une histoire originale ? Est-ce qu’il y a une certaine forme de pression qui vient avec cet exercice ?
Victor Santos : Au départ, ça pourrait sembler plus facile parce que vous avez une feuille de route, un plan vers lequel vous pouvez toujours revenir si vous vous perdez. Mais d’un autre côté, la pression de la puissance de l’œuvre originale est bien présente. Elle peut vous empêcher de modifier ou supprimer certaines choses. Vous pensez : “Est-ce que je pense être meilleur que Ray Bradbury ?”. Mais c’est justement parce qu’on travaille avec un média différent, qu’il faut savoir se montrer un peu audacieux.
Actusf : Comment avez-vous choisi l’atmosphère visuelle de votre BD ? En particulier la palette de couleurs ?
Victor Santos : C’est une question intéressante parce que la couleur n’est pas un sujet qu'on aborde lorsqu’il s'agit de comics, alors que pour moi, c'est encore plus important que les encres. Elles jouent un rôle majeur dans la narration et plus particulièrement dans l’atmosphère de l’histoire. Par exemple, j’ai essayé de donner à mon récit un ton triste et mélancolique, en atténuant légèrement les couleurs. Après avoir colorié les pages, je me suis forcé à en atténuer l’intensité, même si le résultat me paraissait moins beau, pour renforcer ces émotions. Cela a aussi permis de donner plus de puissance en contraste aux flammes des autodafés.
Actusf : Comment percevez-vous les personnages de Guy Montag et de Clarisse ?
Victor Santos : Montag est un personnage incroyable à dessiner parce qu’il est né de la tristesse qui se transforme en rébellion. Ce n’est pas un héros; mais il représente l’idée qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, pour être curieux, pour vouloir que les choses changent. Et aujourd’hui, on a besoin de cette idée plus que jamais. Si on revient au film de Truffaut, après l’avoir revu, je n’ai pas aimé la façon dont ils ont assimilé Clarisse et Mildred. Je n’ai jamais vu cette histoire comme un triangle amoureux. Je vois plutôt la relation entre Montag et Clarisse comme une relation père-fille. Clarisse est l’espoir de l’avenir, la promesse que, même si le futur semble sombre, il existe des gens biens qui ont la possibilité de changer la situation.
Actusf : Guy Montag est un pompier qui brûle des livres. Était-ce un concept bizarre à dessiner ?
Victor Santos : Oui, c’est amusant parce que j’ai dû dessiner beaucoup de livres dans différentes scènes, j’en ai profité pour placer certains de mes romans préférés ainsi que des BD célèbres… Juste pour les voir bruler !! On peut donc dire que c’était une façon de vivre la douleur de cette histoire de façon très intense.
Actusf : Cette BD parle de littérature, alors que tous ses acteurs sont fragiles... Est-ce une histoire qui raisonne particulièrement pour vous sur la situation actuelle ?
Victor Santos : Fahrenheit 451 est une histoire puissante parce qu’elle parle de problèmes qui sont toujours d’actualité. J’aurais préféré que ça ne soit pas le cas, mais on a besoin de revenir à ce récit encore aujourd’hui. Nous vivons une époque où des gens peu scrupuleux souhaitent censurer la culture et la liberté de penser, où la technologie nous poussent à réduire nos échanges, les simplifier et effacer le concept de contexte. Appliquer la prose de Bradbury à ces thématiques modernes a été un jeu d’enfant parce que la lutte entre la liberté culturelle et les gens qui souhaitent uniquement répandre des préjugés et la haine est encore bien présente.
Actusf : Qu’aimeriez vous que les lecteurs ressentent à la lecture de votre BD ?
Victor Santos : J’espère que les lecteurs familiers de l’œuvre originale sauront être indulgents avec moi. Cette adaptation est une lettre d’amour pour l’œuvre de Bradbury et j’espère qu’ils me pardonneront certaines libertés que j’ai pris. Je suis particulièrement intéressé des réactions des jeunes lecteurs parce que cette BD peut être une porte d’entrée vers l’œuvre de l’auteur. Je les encourage donc à s’en approcher sans préjugés. Ils n’y trouveront pas un écrivain usé, froid et ennuyeux, mais quelque chose d’authentique, sensible et amusant à la fois.
Actusf : Avez-vous des projets pour l’avenir ? Est-ce que vous pouvez nous en parler ?
Victor Santos : Cet automne, le roman graphique Kid Maroon sera publié aux éditions Bault Comics aux États-Unis. Il est écrit par le scénariste et showrunner Chris Cantwell. On a inventé un jeune détective dur à cuire qui rend hommage aux grands classiques du genre ainsi qu’aux auteurs de comics mythiques comme Will Eisner et Harvey Kustzman. J’écris également une adaptation manga d’un succès BD des années 90 pour Glénat. C’est très intéressant de faire la transition entre le langage de la BD franco-belge vers celui du manga japonais. L’artiste est très jeune et je fais un peu le pont entre les créateurs originaux et la nouvelle génération d’artistes. Ça sortira en plusieurs volumes à partir de l’année prochaine. J’écris aussi plusieurs projets pour la télé avec un partenaire anglais. On a plusieurs émissions très différentes en développement et dans les prochains mois, nous allons en écrire les premiers épisodes. Comme vous pouvez le constater, j’aime essayer différentes choses !