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Réjouissez-vous  - Percé jusques au fond du cœur - Le dernier roman de Steven Erikson
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Réjouissez-vous - Percé jusques au fond du cœur - Le dernier roman de Steven Erikson

A l'occasion de la parution le 23 mai dernier de Réjouissez-vous - Percé jusques au fond du cœur, aux éditions L'Atalante, Steven Erikson revient sur l'écriture de ce roman.

Actusf : Réjouissez-vous - Percé jusques au fond du cœur est paru il a peu en France. Comment ce roman est-il né ?

"[...] ma première pensée en écrivant ce roman était d’éliminer (rendre non pertinents) les astronautes et les scientifiques."

Steven Erikson : Le roman a commencé comme une expérience de pensée, qui a débuté il y a environ dix ans. S'il y avait une genèse spécifique, cela débuterait avec ma lecture de romans de science-fiction de premier contact et de la frustration croissante que je ressentais en les lisant. Il me semblait que le point de contact principal était toujours le même : un astronaute ou un scientifique représenterait l'humanité lors du premier contact avec une civilisation extraterrestre. Ma conviction est qu’aucun d’eux n’est idéal; leur expertise n'est pas propice à un événement dépendant de la communication, d'un esprit ouvert et d'une certaine fluidité de la pensée. Les astronautes viennent souvent de l'armée et, en tant que tels, sont formés pour être redevables à l'autorité gouvernementale qui les a entraînés et suivront leurs instructions en conséquence. Les scientifiques sont enfermés dans une vision mécaniste de l'univers, ce qui me semble extrêmement restrictif; de plus, rien n’est exigé du scientifique comme compétences de communication autres qu’appliquées à son domaine de compétence. La science est liée par les conventions et les dogmes ne sont pas différents des autres professions. Enfin, dans les deux cas (scientifiques et astronautes), le secret est une approche endémique de l’information qui, en termes de fiction et de réalité, sert de moyen de contrôle. Dans un véritable événement de premier contact, la notion de contrôle humain est la première chose perdue.

Bien entendu, les romans traitant du premier contact explorent le thème d'un point de vue humain, ce qui complique toujours les choses. Mais je voyais un schéma qui semblait tomber dans les tropes attendues: soit les ET sont maléfiques (avides, intéressés à détruire / manger / asservir l’humanité), soit un élément militaire de l’humanité est prêt à tout gâcher, généralement par crainte, par paranoïa, par xénophobie ou par le besoin désespéré de conserver à la fois le pouvoir et l'autorité. Dans la fiction, c’est la source du drame, le coeur de l’intrigue.

La raison pour laquelle j’ai hésité si longtemps à écrire ce roman réside dans les nécessités de base de la fiction, comme indiqué dans le paragraphe précédent. Parce que je voulais éviter ces tropes. En fait, j’ai senti que ces tropes faisaient en eux-mêmes partie du problème : la liste des hypothèses des deux côtés (humain et extraterrestre) qui semblait ne pas être remise en question. Alors… comment écrire un roman presque sans intrigue, tout en le gardant captivant ?

En réfléchissant si longuement aux premiers contacts, je me suis rendu compte de plus en plus que de véritables problèmes n’étaient même pas abordés (ce que je ferai dans un instant). Je ne pense pas qu'un vrai premier contact soit une histoire : c'est un événement, et cet événement aura des conséquences, et ces conséquences sont ce qui m'a intéressé.

Pour revenir à mon premier paragraphe de cette réponse, ma première pensée en écrivant ce roman était d’éliminer (rendre non pertinents) les astronautes et les scientifiques. Et les politiciens aussi, d'ailleurs. Nous aimons tous penser que les dirigeants politiques auront les intérêts de l’humanité à cœur, mais c’est une notion naïve à mon sens. Ils ne le font pas. Ils ont leurs propres intérêts à cœur : en particulier, le pouvoir qu'ils exercent. Et ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour le garder. Le point auquel je veux en venir, je suppose, est qu’un véritable événement de premier contact dans le monde réel retirerait avant tout l’autorité de nos dirigeants politiques, car à ce moment-là, notre destin n’est plus entre leurs mains.

Alors, si ce ne sont pas des scientifiques et des astronautes, qui parmi nous est le plus apte à se faire remarquer au premier contact ? Je viens de l’anthropologie, mais choisir un anthropologue pour mon protagoniste me semblait trop égoïste, même si c’est à bien des égards un choix idéal. En outre, je voulais une alternative plus publique : quelqu'un avec un public existant, si vous voulez. Quand que je lis de la science-fiction, je ne me considère pas comme un écrivain de science-fiction. Je ne possède pas les connaissances techniques de base pour cela. Mais il m'est arrivé de penser qu’un écrivain de SF est une personne qui a consacré sa carrière (et sa vie) à penser autrement, à réfléchir à ce qui se passe. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé que le personnage principal du roman serait un écrivain de SF (une sorte de mélange d’Atwood et de LeGuin).

Actusf : Quelle est l'idée derrière Réjouissez-vous - Percé jusques au fond du cœur ? De quoi cela parle-t-il ?

"Je pensais que la crise existentielle la plus profonde serait une crise beaucoup plus large, englobant toutes les institutions humaines, et que la religion aurait probablement le moins de problèmes avec l'existence extraterrestre, par rapport à la nationalité, à l'économie mondiale (notamment le capitalisme) et à la myriade de systèmes de valeurs liés à eux."

Steven Erikson : Cela parle de nous. Pendant à peu près toute notre histoire en tant qu’espèce, nous avons en quelque sorte tracé notre chemin. Certes, les catastrophes naturelles nous ont parfois fait redescendre d’un cran, mais de manière générale, nous avons toujours été maîtres de notre propre destin (pas toujours de très bons maîtres, mais néanmoins des maîtres). Donc, culturellement (et peut-être biologiquement), nous sommes prêts à voir notre maîtrise comme incontestée. Nous sommes les seuls dans la cour de récréation et nous prenons notre domination pour acquise. Qu'est-ce qui se passe quand tout cela s'écroule? C'est la question que je voulais explorer.

En pensant au premier contact en tant qu'événement, défini par quelques changements fondamentaux indéniables dans les règles du jeu - des changements qui sont des limites manifestes (externes) imposées à notre comportement habituel - tout ce qui suit peut être considéré comme une crise existentielle permanente.

De nombreux romans de SF traitant du premier contact présenteront la religion comme l’institution la plus menacée par l’arrivée des extraterrestres, et le plus souvent ces institutions religieuses deviennent les opposants à l’ouverture de relations avec une espèce étrangère. Cela m'a toujours semblé simpliste, le trope étant Religion = Fondamentalisme = Ignorance & Peur = violence et déni de la réalité. Mais le fondamentalisme lui-même est une grossière et excessive simplification de la religion : il supprime la subtilité de la religion en faveur de règles strictes et la violence comme seule réponse à ceux qui ne se conforment pas aux normes. En d'autres termes, le fondamentalisme est une question de contrôle laïque.

Je pensais que la crise existentielle la plus profonde serait une crise beaucoup plus large, englobant toutes les institutions humaines, et que la religion aurait probablement le moins de problèmes avec l'existence extraterrestre, par rapport à la nationalité, à l'économie mondiale (notamment le capitalisme) et à la myriade de systèmes de valeurs liés à eux.

Ajoutez à cela la difficile constatation que nous ne sommes plus les seuls maîtres du terrain de jeu et que nos règles les plus chères sont ignorées, de même que toutes nos attentes quant à la façon dont le contact avec des étrangers devrait se dérouler; et finalement le choc des limitations sévères imposées à notre comportement individuel et collectif, et vous avez, eh bien, une crise existentielle différente de toutes celles que nous avons connues.

Tant de romans de SF de premier contact semblent passer sous silence, alors que pour moi, c'est le domaine le plus fascinant à explorer. L’arrivée des extra-terrestres nous obligera à faire face à nous-mêmes, ce que nous n’avons pas l’habitude de faire.

Actusf : L'idée d'une société post-pénurie n'est pas exactement nouvelle, mais l'hypothèse sous-jacente selon laquelle nous, les humains, sommes incapables de changer quoi que ce soit pour nous sauver sans une intervention étrangère est très récente. Pensez-vous que nous avons déjà dépassé le point de non-retour ?

Steven Erikson : Oui, je pense que nous avons dépassé le point de non-retour. Ou plutôt, quoi que nous fassions en arrière, nous verrons toujours nos descendants vivre dans un monde appauvri. Cela se voit déjà dans l’infrastructure en cours de détérioration de notre civilisation mondiale. En tant que culture mondiale, nous entrons dans une crise qui pourrait être décrite comme le but logique du capitalisme, qui nécessite un système de valeurs qui décide de sa propre valeur, ignore la réalité des ressources limitées et réduit l'homme à des unités économiques. d'utilité variable. Ajoutez à cela la dégradation de l'environnement (une autre fin logique du capitalisme), et nous sommes maintenant une planète soumise à un stress extrême. Ce stress se jouera politiquement, mettant à rude épreuve la capacité des institutions politiques à gérer ce qui est à venir (migration de population massive, migrations climatiques, guerre, effondrement de l’environnement régional, diminution des ressources, etc.). Ce sera moche.

Actusf : Il n’est pas difficile de reconnaître les modèles des dirigeants du monde et des personnalités des médias décrits dans le livre (on peut imaginer Trump dans le personnage de Raine Kent). Était-ce pour faciliter l'ancrage de l'histoire ? Ou avez-vous voulu une représentation plus complexe et réaliste des personnes qui dirigent l’humanité ?

Steven Erikson : Curieusement, j'ai commencé le roman (notamment en créant Raine Kent) avant que Trump ne soit élu président des États-Unis. Gardant à l'esprit que mon but conscient était d'émasculer tous les dirigeants nationaux, de les laisser inutiles et pratiquement ignorés par les extraterrestres, tout ce dont j'avais besoin était des modèles. Les trois principales puissances (l'Amérique, la Chine et la Russie) mettent en évidence trois systèmes de valeurs très distincts, chacun étant lié à certains modes de pensée et que je souhaitais défaire à tour de rôle. Le populiste qui n'a soudainement rien à dire ou à faire. L'oligarque qui perd sa puissance militaire. Le leader hégémonique dont l'addiction au secret est effacée. Le quatrième pays représenté est bien sûr le Canada, doté de son propre système de valeurs, assez particulier, également sous le feu des projecteurs. La clé pour comprendre ces personnages est de reconnaître que, au fil des événements du roman, chacun doit faire face à la perte de son autorité - de tous les privilèges, si vous voulez. Que se passe-t-il lorsque le dispositif de soutien s'effrite ? Que se passe-t-il lorsque cette vaste sphère de contrôle se contracte soudainement ? N'oubliez pas que les hommes politiques sont par nature obsédés par la célébrité, animés par l'ambition et accro au pouvoir. Par ces moyens, ils définissent leur estime de soi. Enlevez-les et que reste-t-il ?

Actusf : Il y a dans le roman une discussion très intéressante sur la différence entre les approches mécaniste et spiritualiste de la vision de l’univers. Pouvez-vous nous en dire plus ?

"Mon intuition est que la conscience est au cœur de tout cela. mais c’est une chose facile à dire. Comment mesurer les paramètres de la conscience quand la conscience est nécessaire pour faire la mesure ?"

Steven Erikson : Est-ce un truisme que la plupart des écrivains de SF sont athées ? Oserais-je aller sur ce chemin ? Eh bien, vous pouvez avoir la conviction qu’il y a quelque chose à l’extérieur ou que rien ne l’est. Ce sont deux formes de foi. Il y a un raz de marée dans la science du cosmos et dans l'astrophysique (cf. Irwin Laszlo) qui va vers une synthèse du fonctionnement de la mécanique de l'univers observable, de l’inexplicabilité stupéfiante de la physique quantique et de la conviction furtive que les apparences sont trompeuses. Je pense que c'est la bonne direction. Il peut être difficile pour l’esprit scientifique de comprendre la notion selon laquelle toutes les choses ne sont pas quantifiables, que la conscience joue un rôle dans la nature de ce qui est observé et que, par conséquent, la conscience exerce une force qui, en soi, n’est pas détectable, possède une efficacité évidente dans l'univers matériel. Ce n’est donc pas une surprise si nous n’avons toujours pas de définition fonctionnelle de la conscience. Mon intuition est que la conscience est au cœur de tout cela. mais c’est une chose facile à dire. Comment mesurer les paramètres de la conscience quand la conscience est nécessaire pour faire la mesure ? En ce qui concerne la connexion ou, en fait, la relation entre la conscience et ce que l’on appelle communément le spiritualisme, eh bien, rien ne peut-il être plus personnel que cela ? Et par «personnel», je parle de progression individuelle distincte.

Pour le roman, je voulais reconnaître les deux aspects - je sais, ce n’est pas typique d’un roman de SF, mais je ne suis pas un écrivain de SF.

Actusf : Écrire ce roman a-t-il demandé beaucoup de recherches ? Comment avez-vous procédé ?

Steven Erikson : Les dix années consacrées à la réflexion sur ce roman ont été remplies de recherches obsessionnelles. J'ai beaucoup creusé les domaines de l'ufologie (Étude des ovnis et des phénomènes associés), des théories du complot, du métier. J'ai également exploré les écrits de synthèse de nombreux astrophysiciens, notamment la physique quantique, la panspermie, Mars, les atterrissages lunaires, la conscience et les théories de l'esprit, ainsi que de nombreux ouvrages philosophiques sur autant d'aspects de la condition humaine qu’il me semblait pertinent. A propos, l'obsession continue.

Actusf : Écrire de la littérature de l’imaginaire vous tient à coeur. Cela vous permet-il d’aborder certains sujets plus facilement ? De dénoncer certaines choses ?

Steven Erikson : Je ne pense pas que j’ai voulu expressément dénoncer les choses. La science-fiction est entièrement composée de questions. Et qu'est-ce qui se passerait si ? Comme je l'ai dit précédemment, ce roman est une expérience de pensée. En d’autres termes, tout est question de questions. Je ne prétends pas avoir les réponses. Une fois que le postulat de base a été établi, il m’appartient de poser ces questions difficiles, de remettre en question nos hypothèses et nos systèmes de croyances. Et je suis allé aussi loin que je me sentais capable de le supporter : apporter des réponses seraient présomptueux, je n’étais pas prêt à essayer.

Actusf : Quelles parties du roman ont été les plus difficiles à travailler ?

Steven Erikson : Que diriez-vous de «aucunes» ? Ce roman était un régal à écrire, bien différent de la myriade de exigences que je rencontre habituellement dans l’écriture de fantasy épique, où la construction du monde impose une pression sur chaque histoire que je compte raconter. En fait, ce roman est de loin le plus séduisant que j’ai écrit : j’aimerais bien en faire plus dans le même esprit.

Actusf : Avez-vous eu des sources d’inspirations en particulier ? Littéraires, cinématographiques ?

Steven Erikson : Plus de romans et de films de traitant de premiers contacts que je ne pourrais en compter. Chacun semblait inviter à un dialogue (ce qui est le meilleur de la fiction, n’est-ce pas?), que j’ai mis en attente jusqu’à ce que je me sente prêt. Dix ans, c'est long pour garder ceci en gestation.

Actusf : Avez-vous un livre de SF que vous recommanderiez ? Que vous attendez avec impatience ?

Steven Erikson : Je recommanderais de tout cœur : Becky Chambers, Kim Stanley Robinson, Robin Reid, Anne Leckie, et Adrien Tchaikovsky.

Actusf : Quels sont vos projets actuels et futurs? Devrions-nous nous attendre à une suite ?

Steven Erikson : Actuellement à mi-parcours du premier livre d’une trilogie fantastique. Une suite ? Oui, j'en ai une en tête, mais cela viendra après l'écriture d'un autre type de récit de science-fiction.

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