- le  

Radieux

Greg Egan ( Auteur), Francis Valery (Traducteur), Nicolas Fructus (Illustrateur de couverture), Francis Lustman (Traducteur), Quarante-Deux (Traducteur), Denis Sylvie (Traducteur)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 01/10/2007  -  livre
voir l'oeuvre
Commenter

Radieux

Attendu comme le livre événement de l’année, Radieux, le deuxième tome de l’intégrale de nouvelles de Greg Egan, se révèle en fin de compte une grosse déception. Certes, ce recueil n’est pas médiocre – on est loin du cas Ted Chiang –, il est juste ennuyeux, fade et dispensable. S’il reste évident que les historiens du siècle prochain situeront l’origine de la science fiction au jour de la naissance de Greg Egan, ce ne sera pas du fait de cet ouvrage. Il est cependant notable que Radieux génère malgré tout un vif enthousiasme chez nos confrères et parmi les lecteurs du milieu, ce qui inquiète quelque peu quant à leurs attentes réelles et à leur compréhension du genre.

Plutôt que de s’attarder sur les défauts de chaque récit – on y reviendra à l’occasion – il est plus intéressant d’analyser la place des nouvelles de Radieux dans la démarche littéraire de l’écrivain.

Les textes proposés dans Axiomatique (voir chronique) s’organisent autour de la thématique du moi et de la conception de la réalité par un moi donné : comment me percevoir en tant qu’humain – un terme générique – alors que tout ce que je perçois est spécifique à ma façon de percevoir les choses. La résolution de cette opposition est au centre des nouvelles de ce recueil. Greg Egan introduit des protagonistes en quête d’eux-mêmes ou des autres (comment être sûr de ce que je vois et de ce que je suis ; comment communiquer avec un autre qui ne perçoit pas le monde comme moi) dans un futur proche où des avancées scientifiques peuvent atténuer, renforcer, conditionner ou reproduire ce moi perceptif.
 
L’échec systématique des tentatives de conditionnement, forcées ou volontaires, condamne le héros à revenir à l’axiome : je pense donc l’univers existe et je ne peux raisonner que par rapport à ma perception des choses. Cet échec prive le narrateur d’un réel échange avec l’extérieur (la surface) et d’une véritable compréhension du monde. La justification d’un référentiel individuel se double ainsi d’une acceptation de l’impossibilité de s’affirmer en tant qu’un être humain comme les autres. La seule consolation pour l’individu devant cette barrière être moi / être un autre est celle, a minima, d’exister pour lui-même. Le reste n’est que ténèbres.

“La seule liberté qui soit consiste à être cette machine-là, plutôt qu’une autre”

Ces réflexions se retrouvent principalement dans deux nouvelles de Radieux. La première, Paille au vent, s’intéresse à un homme qui finit par céder au conditionnement mental par le biais d’une drogue. Greg Egan aborde à nouveau l’abandon de toutes tentatives de comprendre l’extérieur et cette acception finale des ténèbres (cf. la dernière phrase du récit : “La nuit s’étendait devant moi, comme une rivière ayant quitté son lit”). Même abandon dans Monsieur Volition où un “miroir de l’esprit” permet au héros de comprendre l’enchaînement action / réaction de son propre comportement. Ce pouvoir l’entraîne dans une spirale individualiste, car il voit réellement le monde au travers de son prisme. Il finit par perdre tous repères et toute morale – des éléments d’appartenance à une collectivité. La nouvelle se termine par un constat plus amer que la précédente, puisque le héros finit par admettre qu’il n’a même pas la maîtrise de sa perception.

La différence majeure entre le contexte futuriste des nouvelles d’Axiomatique et de celles de Radieux réside dans la place accordée aux évolutions des sciences biologiques (ou biotechnologiques). Ces avancées sont omniprésentes dans ce deuxième recueil et, surtout, affectent plus profondément la psyché de l’individu. Dans Axiomatique, Greg Egan se contente d’extrapoler certains progrès (et si j’avais un enfant artificiel ? et si je conservais le cerveau de mon conjoint dans mon ventre ?...) et d’évoquer les dangers et les limites du domaine (l’eugénisme, la ségrégation, la mainmise de l’industrie pharmaceutique). Les nouvelles concernées sont, de fait, périphériques à la réflexion d’ensemble sur le moi – elles s’y rattachent via le rapport permanent à l’autre et via le rejet de toute standardisation imposée. En revanche, dans Radieux, la biotechnologie devient prédominante dans la société du futur décrite : même quand le sujet principal d'un texte concerne une autre discipline, elle est mise en avant – voir par exemple l’excellente scène d’introduction de la nouvelle Radieux où le héros utilise les évolutions biologiques de son corps pour se tirer d’un mauvais pas, alors que la nouvelle parle de toute autre chose (les mathématiques).

Cette prédominance se concrétise dans deux nouvelles : Vif Argent et Des raisons d’être heureux (on aurait pu citer L’Ève mitochondriale et Cocon, mais ces deux textes relèvent plus de la périphérie évoquée ci-dessus et se contentent de ressasser les dangers de tout cloisonnement social). Des raisons d’être heureux s’attarde sur les conséquences qu’aurait la maîtrise de la région du cerveau qui contrôle la joie de vivre. Cette nouvelle poursuit ainsi la réflexion entamée sur le moi : et si les progrès biotechnologiques me permettaient de contrôler la perception que mon moi a du monde ? Si la nouvelle finit par un échec, ou tout au moins par une résignation, elle marque l’étape suivante de la réflexion de Greg Egan. Le héros ne cherche plus à réduire, atténuer ou inhiber la perception du moi, mais à la contrôler ; et ce contrôle passe par une compréhension de son organisme biologique (pour comprendre la perception que mon corps a du monde, il faut déjà que je comprenne comment fonctionne mon corps). On voit dès lors l’importance que revêtent les avancées dans le domaine de la biotechnologie pour l’auteur puisqu’elles conduisent à une meilleure compréhension de notre fonctionnement. Cependant, chaque évocation d’une avancée reste marquée d’une pointe de pessimisme, comme si l’écrivain n’avait pas confiance en la société actuelle et en l’humain d’aujourd'hui. Il semble que pour Greg Egan, l’avancée scientifique ne suffise pas et qu’il faille aussi une avancée spirituelle. Ce qu’il introduit dans Vif Argent.

“Nous devons tous apprendre à regarder un cran plus loin”

Dans Vif Argent, le lecteur suit le parcours d’une scientifique qui enquête sur le réseau de contamination d’une nouvelle maladie mortelle : le Vif Argent. Elle finira par découvrir que cette maladie est devenue un sujet d’adoration pour une étrange communauté qui voit en elle un signe de changement. Si le sort des infectés paraît cruel et si Greg Egan, via son narrateur, se place en observateur de ce culte a priori inapproprié, cette nouvelle n’est pas pour autant "une critique de l’inextinguible folie superstitieuse des hommes". Au contraire. Le Vif Argent transforme les malades en un processus quasi artistique ; la piste suivie par la narratrice se déroule le long de communautés autonomes (un principe de vie mis régulièrement en avant par l’auteur) ; et les propos d’un membre du culte en guise de conclusion s’intègrent dans la démarche philosophique du recueil (“Nous devons tous apprendre à regarder un cran plus loin”). Greg Egan avance ainsi l’hypothèse que le monde actuel manque de mysticisme.

Radieux est imprégné d’une forte aura religieuse – voir la nouvelle Notre-Dame de Tchernobyl. Sans prendre le parti de quelque église ou groupuscule que ce soit (rappelons que Greg Egan critique toute tentative de ségrégation), il prône la notion d’église universelle. Les générations actuelles ont perdu toute foi en l’univers et cette foi doit être reconquise, car c’est cette reconquête qui peut guider vers la compréhension de l’univers. Le Vif Argent symbolise cette étape, une étape incompréhensible puisque effrayante (les effets de la maladie représentent la peur du changement), mais qui mène à la réussite, là où le repli sur son moi conduit aux ténèbres. Là est la lumière.

Ce thème se retrouve logiquement dans la nouvelle titre Radieux où les héros livrent une guerre mathématique avec une espèce invisible, dont les mathématiques menacent l’intégrité des mathématiques humaines. La solution à ce conflit inter-espèces repose sur l’acception, c'est-à-dire la compréhension de l’ensemble des mathématiques dans une globalité multi-espèces.

Ainsi, c’est en comprenant comment fonctionne son organisme et en comprenant son intégration dans l’univers – ce qui demande une certaine foi – que l’individu isolé peut retrouver l’équilibre et la sérénité qu’il recherche. Greg Egan abandonne le principe de la perception d’un moi ; c’est la perception du tout qu’il vise : ne pas tenter de comprendre les autres (le visible), mais comprendre l’ensemble (l’invisible) ; penser un cran plus loin.

“Atteindre les fondations ne signifie pas qu’on a atteint le plafond”

La démarche de Radieux est donc pertinente en soi. Néanmoins, ce recueil est redondant et surtout moins abouti que le roman L’Énigme de l’univers. Si les nouvelles d’Axiomatique complètent et enrichissent les romans Isolation et La Cité des permutants, celles de Radieux ne font qu’introduire les grandes idées de L’Énigme de l’univers. On retrouve dans ce roman la prédominance des évolutions biotechnologiques (dont une opération chirurgicale pour rendre heureux), une proposition sociale de vie en communauté autonome (Anarchia), la venue d’une maladie annonciatrice (le D-Stress) et les réflexions sur la compréhension de l’univers et son rapport au moi. Là est probablement le défaut majeur du recueil. Certes, les nouvelles sont antérieures au roman, mais leur regroupement en recueil ne prend plus dès lors qu’un intérêt historique.

On pourra également reprocher à Radieux des écueils plus mineurs : des textes plus longs, qui traînent à aller au but (pour un nombre de pages voisin, Radieux contient onze nouvelles contre dix-huit pour Axiomatique), un refuge dans une intrigue de type polar quasi systématique, et des personnages moins touchants (ce qui est normal puisque Greg Egan s’intéresse plus au tout qu’au moi). Plus gênants sont l’absence de texte fort et fédérateur comme Le Coffre-fort, et la présence de récits inachevés ou bancals (Paille au vent, L’Ève mitochondriale, Vif Argent) voire médiocre (Rêves de transition). Les seuls textes originaux sont Radieux - pour l’utilisation des mathématiques (science qui tente véritablement de comprendre l’univers, et non la physique qui n’est que mathématiques appliquées) et l’extension de la surface au-delà de l’humanité - et La Plongée de Planck.

“Baudelaire peut aller se faire foutre”

Greg Egan conclut en effet de manière astucieuse sa réflexion avec La Plongée de Planck, un texte assez abscons techniquement puisqu’il y décrit la plongée dans un trou noir. Si ce texte peut dérouter de par ses descriptions improbables et sa marginalité par rapport au reste du recueil, il n’en demeure pas moins pertinent dans la logique d’ensemble de l’ouvrage. La Plongée de Planck décrit l’opposition entre les plongeurs et Prospero, un homme épris de théâtre, désireux d’écrire une épopée tragique de la plongée. Greg Egan stigmatise ainsi l’immobilisme de l’être humain et son incapacité à aller vers l’inconnu : Prospero tente de ramener la plongée vers l’inconnu à des codes établis, de remplacer l’incompréhensible par du compréhensible au lieu d’appréhender l’ensemble. En dotant sa nouvelle d’un hermétisme scientifique de rigueur, il met le lecteur dans la position de Prospero, il le teste afin de voir si celui-ci est capable de penser un cran plus loin, de penser quelque chose qu’il ne comprend pas. Le cœur de cette nouvelle ne réside pas dans les détails techniques, empreints malgré tout d’une certaine poésie, mais dans l’invitation faite au lecteur de plonger dans l’inconnu.

Greg Egan rend ainsi justice au genre, en mettant en valeur la capacité et la qualité de la science fiction à conduire son lectorat vers cet invisible – une démarche curieusement incomprise d’une bonne partie des lecteurs dudit genre, ce qui rend cette nouvelle plus pertinente qu’elle n’y paraît...

“(...) nous demeurâmes un moment debout dans la rue, observant silencieusement les cyclistes qui passaient, en tentant d’imaginer comment le monde changerait quand il essaierait d’embrasser cette nouvelle contradiction entre l’étrange et l’ordinaire, le pragmatique et le platonicien, le visible et l’invisible.”

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?