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Rainbows End

Vernor Vinge ( Auteur), J. Paternoster (Illustrateur de couverture), Patrick Dusoulier (Traducteur)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 24/05/2007  -  livre
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Rainbows End

C'est avec un roman insolite – tout récemment récompensé du prestigieux Locus Award – que nous revient Vernor Vinge. Ce sexagénaire fringant, venu plutôt sur le tard à la fiction, est surtout connu en France pour ses space opera fleuves, les très épiques Un Feu sur l'abîme et Aux Tréfonds du ciel. Toutefois, hors du contexte un peu restreint de la littérature de science fiction, cet ancien docteur en mathématique et professeur à l'université de San Diego est le promoteur d'un des des concepts les plus riches et les plus fumeux à avoir secoué la planète geek au cours des dix ou quinze dernières années : celui de la Singularité.

Pour Vinge – et d'autres avant lui, mais aucun ne l'ayant formalisé comme il l'a fait –, la Singularité représente le point au-delà duquel l'accélération technologique va faire basculer l'Humanité dans l'inconnaissable. Selon ses estimations, le rythme sans cesse croissant des inventions, va nous amener dans un futur très proche à créer un artefact technologique qui dépassera nos capacités de contrôle et notre seuil de compréhension. Au-delà de cet horizon, toute volonté prospective est vouée à l'échec. Seule certitude, l'homme devra trouver sa place dans cet "après" ; mais quelle place ? c'est la toute la question. C'est ce qui fait dire à Vinge que la Singularité marquera la fin de l'Humanité. Une perspective qu'il va jusqu'à envisager à très court terme ; dans la troisième décennie de ce siècle, selon les diverses projections mathématiques qu'il a pu faire.

Et c'est en 2025, très, très près de cette ligne de fracture qu'il nous emmène avec Rainbows End.

Un lapin sur le râble.

Parce qu'il est un fin analyste, et qu'il a eu beaucoup de chance, Günberk Braun, jeune loup des services de renseignement de l'Union Européenne, a su détecter l'avènement d'une menace sans précédent qui plane sur le monde libre, et lorsqu'il s'en ouvre à ses confrères, eux-même n'en reviennent pas. Aucun n'aurait pensé qu'une technologie VDMC fût assez viable pour en être arrivée au stade des tests préliminaires. Bien-sûr, l'élaboration d'une technique de suggestion de masse aboutissant à un indéniable "Vous Devez Me Croire" est un vieux graal, mais ni Braun, ni son homologue nippon n'était prêt à y faire face à si brève échéance. D'autant moins que les premières analyses semblent incriminer les laboratoires de biologie moléculaire de l'université de San Diego, et donc possiblement les services secrets américains. Seul Alfred Vaz, le très influent patron de l'Agence des Renseignements extérieurs de l'Inde, est lui tout à fait prêt à y croire. Logique, puisque c'est lui qui, en sous-main, pilote ce projet. Blanchi sous le harnais du renseignement, il a depuis longtemps perdu foi en l'Humanité, et il sait qu'une technologie VDMC, utilisée avec discernement, est le dernier espoir pour sauver ses semblables d'eux-mêmes.

Semblables perdus dans les réalités virtuelles complexes d'un monde ultra-technologique. Un monde tout entier assisté par ordinateur, dans lequel Robert Gu va devoir reprendre pied. Poète de renommée internationale mais génie tellement acariâtre que sa femme, avant de le quitter, avait fini par ne plus l'appeler que "Le Salopard", Robert Gu avait sombré dans l'abîme de la maladie d'Alzheimer, avant qu'un traitement miraculeux ne le ramene à la vie. Hébergé par un fils qu'il n'a jamais su aimer, il va lentement devoir se réadapter à ce monde qui, en quelques années seulement, a tellement changé. C'est dans les classes techniques du lycée de Fairmont, avec les élèves les moins doués, et d'autres "vieux" de sa génération qu'il va tenter de s'insérer dans le flux sans cesse plus rapide d'une société qui n'est plus pour lui. En tout cas pas pour le poète qu'il n'est plus. Car le prix de sa résurrection est élevé : Robert Gu a perdu son génie des mots.

Les deux lignes de récits vont, évidemment, entamer leur progression asymptotique vers une sécante inéluctable, mais inattendue. Car en mandatant, pour faire diversion, un mystérieux hacker qui se présente à lui sous la forme d'un lapin de dessin animé, Alfred Vaz va faire entrer le loup dans la bergerie, et peut-être, amorcer une dangereuse réaction en chaîne.

« O, temps rongeur, et toi, envieuse vieillesse, vous détruisez tout. »

Rainbows End est un livre de faux-semblants. Commençant comme un roman de cyber-espionnage, il dérive rapidement vers une réflexion amère sur la vieillesse. Hypertechnologique ("subtilement übergeek" comme l'a intelligemment relevé un très estimé confrère), il s'attache pourtant à l'humain avec une justesse parfois angoissante. Touffu jusqu'à l'asphyxie dans les premières pages, il est au fond d'une linéarité qui frôle la platitude. Vernor Vinge, brouille les cartes, joue avec les apparences, et, certainement, laissera une partie de ses lecteurs à la traîne. Aux autres, il va livrer une facette inédite de sa personnalité d'auteur, celle d'un homme, brillant scientifique de pointe, qui entre dans l'automne de sa vie et qui voit le flux tumultueux du monde aller s'accélérant. Son empathie pour des personnages tels que Robert Gu, ou le Dr Xiu Xiang, est troublante dans son identification. Lui, à qui on a souvent reproché le manichéisme de ses personnages, rend cette fois avec une grande justesse les subtilités des rapports humains au cœur de cette société qui les a si totalement éclatés.

Toutefois, au-delà du lancinant – et parfois très émouvant – questionnement sur la vieillesse, le temps qui passe et la rédemption, Rainbows End reste un roman engagé.

Avec beaucoup d'habileté Vinge va nous perdre dans son futur où se superposent sur différentes couches de réalités, les délires de centaines de millions d'utilisateurs. Son internet surpuissant a envahi le quotidien jusque dans ces détails les plus triviaux, et tout d'abord les perspectives qu'il ouvre ne pourront qu'émerveiller le technophile qui sommeille en nous. Robert Gu sera notre candide, bouée de sauvetage bien utile. Mais à mesure que l'ancien poète se laissera gagner par l'ivresse de l'information, alors que nous même nous familiariserons avec cette technologie qui se veut notre amie, on ne pourra s'empêcher d'y voir le spectre inquiétant d'un conformisme rigoureux, d'un contrôle rampant des libertés individuelles, et, sous le couvert d'une protection quasi paranoïaque du "monde libre", la floraison d'un totalitarisme qui tait son nom en avançant sous le masque de la soft ideology, de la consommation de masse et de la pensée unique. "Du pain et des jeux", voilà la vieille recette de nouveau mise au goût du jour. L'environnement sécurisé de cet internet futur que Vinge nous décrit, est une machine effroyable de collecte et de traitement des données, tout autant que de surveillance. Noyés sous l'information, emportés toujours plus vite dans le flot délicieux des miracles de la technologie, la population semble pourtant s'en satisfaire. Et c'est peut-être l'aspect le plus terrifiant de Rainbows End. S'apercevoir que le mode de pensée délinéarisé nécessaire à la survie dans cette jungle informationnelle, ne permet plus aux hommes d'exercer leur sens critique. En abdiquant bout par bout toute volition, en automatisant nos choix, ils s'en sont remis à un monstre qui finira par les engloutir.

Et plus encore que l'accélération technologique, c'est d'avoir oublier d'exercer nos libertés individuelles que surviendra la Singularité. Dans Rainbows End, Vernor Vinge décrit une société qui ressemble à un coureur enivré par sa propre vitesse, accélérant sans cesse, encore et encore pour ne pas perdre son équilibre, et chuter. Une chute inéluctable, pourtant. Ce sont les lois de la physiques – qui ne le sont pas moins – qui nous le disent.

Il y a un parfum de décadence dans cette société, où l'homme a accepté – probablement sans même s'en apercevoir – d'être réduit à la fonction de consommateur, de laisser combler pour lui des désirs qu'il ignorait même avoir. Il a, quelque part, renoncé à son libre arbitre. Devenu un facteur sociétal, un bit, une statistique, il s'est oublié, et laisse logiquement vacante sa niche écologique. Pour  lui, le passé est devenu synonyme d'obsolescence (symbolisé par ce scan absurdement destructif de la bibliothèque de San Diego), l'avenir n'est plus que la perspective, rendue floue par la vitesse, du nouveau miracle technologique de demain. Seul compte le présent ; massivement soulagé du quotidien par la grâce inhumaine des réseaux.  Il n'y a donc plus de trésor au pied de l'arc-en-ciel, seulement la fin d'un voyage, sans certitude de ce que sera le suivant. C'est le Rainbows End du titre, ce lotissement mouroir, où les élites d'hier vieillissent en cale sèche. Le monde n'a plus de mémoire. Seulement un buffer. Elle est là, peut-être, la source de la Singularité.

Alors oui, Rainbows End est un roman déroutant, mais nécessaire. D'une profonde humanité, emprunt d'une langueur nostalgique. Un livre qui fait réfléchir. Beaucoup. Et de fait, c'est déjà presque un réflexe d'auto-défense. Lisez Rainbows End, c'est important.

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