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Rétro SF : Charles Nodier, Hurlubleu
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Rétro SF : Charles Nodier, Hurlubleu

Louis-Sébastien Mercier proposait dans son anticipation rêvée L'An 2440 une utopie. Empruntant le même moyen de projection dans un futur lointain qu'est le sommeil, Charles Nodier propose quant à lui une anti-utopie sur le mode burlesque. Le premier était guidé par les idées des Lumières, Nodier est un conservateur voire un réactionnaire.
Dans « Hurlubleu » (1833), il ironise sur le mythe du progrès infini tant dans le domaine social que scientifique et technique. Nodier poursuit sa raillerie avec l'aide de Berniquet dans « Léviathan le Long » et « Zerothoctro Schah ».
 
Les éléments de construction de l'anticipation restent intéressants par les thèmes qu'ils développent: l'anticipation, le navire à vapeur et l'aérostat extrapolés ou encore l'hibernation  (voir les extraits ci-dessous). Nodier ne part pas du temps de l'écriture (1833) mais de cent ans plus tard (1933) pour envoyer son Berniquet 10.000 ans dans l'avenir; cela permet à la fois de donner des indications sur un futur centenaire et sur un avenir beaucoup plus lointain. Le conte se présente comme un dialogue entre Hurlubleu, Grand Manifafa d'Hurlubière, et  Berniquet, Parisien de 1933 arrivé par accident 10.000 ans plus tard. Berniquet raconte à Hurlubleu sa recherche de l'homme parfait en Bactriane, région disparue lors d'un tremblement de terre à bord d'un navire maritime puis d'un autre volant, un aérostat qui finit par prendre feu. Passé par dessus bord avec les autres savants afin de délester le ballon du surpoids, Berniquet se retrouve chez des Patagons philosophes où, à cause d'une méprise, il se voit administrer un breuvage qui le fait dormir 10.000 ans. Le voici dans une sorte de chambre d'hibernation avant de se réveiller après une éruption volcanique qui le propulse à Hurlu où il peut raconter ses aventures au Grand Manifafa.
 
Charles Nodier représente un courant conjectural auxquels beaucoup de romantiques se rattachent: celui des négateurs du progrès, ce que l'on oublie souvent. Régis Messac dans son article « La négation du progrès dans la littérature moderne1 » inscrit Nodier dans la lignée de Cazotte  « dans plusieurs de ses contes raillait plus ou moins directement les encyclopédistes » et le qualifie de « farouchement conservateur ».

Pour Messac, c'est l'ensemble du courant anti-utopique qui est réactionnaire. « Pour passer pour un philosophe accompli, il suffit de démontrer que toute société meilleure est une chimère ». Le mot « utopie » devient dès lors péjoratif (il suffit de lire les définitions des dictionnaires contemporains pour constater que cette acception perdure).
 
En 1850, dans  son « Avertissement » l'éditeur Charpentier condamne avec Nodier l'« immense mystification de l'orgueil » qu'est « la perfectibilité indéfinie » et « les saltimbanques [qui] débitent à la foule hébétée leurs sornettes philosophiques, éclectiques, politiques, philanthropiques, scientifiques, industrielles et littéraires ».
 
Anti-utopie n'est pas exactement dystopie. Cette dernière nous présente le pire des mondes alors que l'anti-utopie est surtout la raillerie de l'utopie – ce n'est pas une utopie négative mais la négation de l'utopie par la satire. Charles Nodier excelle dans cet exercice et « Hurlubleu »place au niveau d'un Voltaire écrivant Micromégas, et tend à récuser l'idée même d'utopie. Reprenant le modèle des contes philosophiques du XVIIIe siècle, il attaque les philosophes des Lumières qui croient à la perfectibilité de l'être humain, l'utopie chrétienne que Ballanche développe dans La Ville des expiations (1832) et les Saint-Simoniens dont le chef de file affirme: « L’Âge d’or du genre humain n’est point derrière nous ; il est au-devant, il est dans la perfection de l’ordre social.2 ». Nodier nous montre un monde qui pourrait être fascinant mais qu'il détruit par l'ironie, en cela il est l'héritier de Jonathan Swift.
 
D'autres après Nodier reprendront les chemin de la critique de l'utopie, comme Emile Souvestre dans Le Monde tel qu'il sera3, avant de verser au XXe siècle dans la dystopie. On peut lire dans « Léviathan le long », la suite d'Hurlubleu,: «La science consiste à oublier ce qu'on croit savoir, et la sagesse à ne pas s'en soucier.» Nous sommes loin de la pensée d'Ernest Renan qui proclame en 1890: « Organiser scientifiquement l’humanité, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse, mais légitime prétention4 »
 
Laissons la conclusion aux créateurs de la série Les Cités obscures, François Schuiten et Benoît Peeters : « Et pourtant, il y a pire encore que l'utopie réalisée, c'est l'absence d'utopie, car à ce moment-là il n'y a pas non plus de contre-utopie, donc de débat. »
 
Signalons la très belle exposition virtuelle de la Bibliothèque Nationale de France consacrée à l'utopie: http://expositions.bnf.fr/utopie/index.htm
 
 
Extraits:
 
De Paris à Hurlu en dix mille ans:
« […] j'habitois il y a quelque dix mille ans une espèce de villace malpropre, fétide, sottement bâtie, et disgrâcieuse en tout point, construite alors sur une partie de l'emplacement qui a été occupé depuis par les écuries de vos nobles icoglans, et qui se nommoit Paris dans le patois de cette époque barbare. Elle ne craignoit pas de se faire passer pour la reine des cités, bien qu'il en soit à peine mention dans les anciennes chroniques de l'empire d'Hurlubière, dont l'incomparable capitale d'Hurlu brille aujourd'hui comme un diamant resplendissant à la couronne du monde. »
 
L'imposture de la perfectibilité
« Il y avoit donc à Paris, vers l'an de grâce 1933, […] une propagande universelle de perfectibilité dont je faisois partie, à cause de mon érudition polymathique, polytechnique et polyglotte, et qui recevoit journellement des ambassadeurs patentés de tous les rumbs de l'horizon. C'étoit marchandise un peu mêlée pour le choix, mais tout savants, de manière qu'on ne les auroit pas entendus, à moins d'être lutin profès. On convint cependant un soir d'hiver fort brumeux, avant de partager les jetons, qu'il seroit assez malaisé de composer une société parfaite, si l'on ne découvroit un moyen préalable de se procurer l'homme parfait ou de le produire ».
 
L'aérostat
« Nous montâmes donc résolument le ballon à vapeur le Bien Assuré, qui étoit un bâtiment d'importance, parfaitement équipé pour cette grande expédition, à cause du nombre incalculable de corsaires aériens qui ravageoient depuis quelques années les parages qui nous allions visiter, et qui causoient par là un immense préjudice au négoce atmosphérique, malgré toutes les précautions de la douane et de la maréchaussée. »
 
La chambre du sommeil
« J'y aperçus, sous des cloches de verre numérotées d'un encre indélébile, nombre d'honnêtes gens qui avoient embrassé cette vocation du sommeil multiséculaire, soit par dégoût du monde où ils vivoient, soit par l'impatience assez naturelle d'en voir un autre. C'étoit, je vous le certifie, une société parfaitement choisie. »
 
A lire:
Charles Nodier, Hurlubleu, collection Vieux papiers, Editions de Saint Mont, 2004
Charles Nodier, Contes satiriques, La Chasse au Snark, 2001 (contient « Hurlubleu », « Léviathan le Long », « Zérothoctro-Schah », « le Voyage pittoresque et industriel dans le Paraguay-Roux » et « La Palingénésie australe »)  ,
 
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Evgueni Zamiatine, Nous Autres, L'Imaginaire, Gallimard, 2009.
Ira Levin, Un Bonheur insoutenable
Jack Vance, Wyst: Alastor 1716, in Les Mondes d'Alastor, J'ai Lu science-fiction, 2010.
György Dalos, 1985, un récit historique, collection « Voix », La Découverte-Maspero, 1983 (occasion)

Philippe Ethuin

Notes :
1-Régis Messac, « La négation du progrès dans la littérature moderne » in Les Premières utopies, éditions Ex Nihilo, 2008, réédition de l'article paru à l'origine dans la revue Les Primaires de décembre 1936 à mars 1937.
2-Saint Simon, De la réorganisation de la société européenne, 1814
3-Le Monde tel sera fera l'objet d'une prochaine chronique.
4-Ernest Renan, L'Avenir de la science, 1890

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