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Roi du matin, reine du jour

Jean-Pierre Pugi (Traducteur), Ian McDonald ( Auteur), Michel Koch (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 22/01/2009  -  livre
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Roi du matin, reine du jour

"Une pensée angoissante m'assaille au cœur de la nuit : n'avons-nous pas perdu d'une manière ou d'une autre la capacité d'engendrer de nouveaux mythes adaptés à une société technologique ? Nous nous rabattons vers des archétypes mythiques d'un autre âge, une époque où les problèmes étaient plus simples que les nôtres, parfaitement définis. Il était alors possible de les résoudre d'un coup d'épée, une arme baptisée Duralibur ou quelque chose d'approchant. Nous avons créé un monde pseudo-féodal rassurant et stérilisé de trolls, d'orques, de mages, de chevaliers, de guerrières aux seins aussi plantureux que leurs armures sont succinctes et de Maîtres du Jeu ; un monde où le mal est personnifié par des hordes de méchants gobelins qui veulent envahir le pays des gentils Hobbits et non par la famine dans la corne de l'Afrique, l'esclavage des enfants dans les ateliers philippins, les caïds de la drogue colombiens, une économie de marché sans aucun garde-fou, les polices secrètes, la destruction de la couche d'ozone, la pornographie enfantine, les snuff movies, le massacre des baleines et la déforestation des tropiques."

Ian McDonald est le secret le mieux gardé de la science fiction moderne. Son absence sur les étals français depuis près de quinze ans est révélateur du malaise tricolore qui engourdit le genre depuis deux décennies. Pourtant, d'emblée, Ian McDonald avait marqué les esprits avec son premier roman, la fresque western martienne Desolation Road (1988), unanimement (ou presque) reconnu comme le roman de science fiction le plus iconoclaste et tentaculaire de notre galaxie, puis avec Nécroville (1994), un énorme condensé de science fiction moderne et intelligente, à ce jour sans égal concurrent (ou presque) dans l'univers connu. À ces deux romans certains ajouteront le joli recueil État de rêve (1988), une œuvre qui reste cependant discrète en regard des ambitions et de la démesure des précédents ouvrages cités.

Premier acte de la trilogie du grand retour de Ian McDonald dans les librairies françaises, la parution de Roi du matin, reine du jour (1991), frappe fort, tellement fort qu'on se demande si le genre va s'en remettre. Fausse trilogie d'anti-fantasy, diamétralement opposée à la remarquable Forêt des Mythagos de Robert Holdstock, Roi du matin, reine du jour, tout en demeurant une œuvre de jeunesse de Ian McDonald, au même titre que Desolation Road et Nécroville, et qui en possède donc les maladresses (une narration qui se cherche, des rebondissements à la Scooby-Doo), n'en est pas moins une tentative fascinante de construction puis de déconstruction du genre.

Créatures célestes

Premier des trois textes quasi-indépendants qui forment Roi du matin, reine du jour, Craigdarragh est en réalité une version longue de la novella Roi du matin, reine du jour du recueil État de rêve – la rallonge est principalement au début du récit, Ian McDonald prenant davantage le soin d'introduire le récit et ses personnages ; les conclusions et la finalité restent, elles, inchangées. Craigdarragh retrace en parallèle les émois d'une jeune adolescente irlandaise, Emily Desmond, et les déboires de son père le Dr Edward Garrett Desmond. Celui-ci, un éminent astronome, se persuade qu'une mystérieuse comète clignotante en approche de la Terre est en réalité un vaisseau extra-terrestre en provenance d'Altaïr. Cette conviction extravagante le conduit à négliger sa famille, à s'aliéner la communauté scientifique, et à hypothéquer ses terres afin de construire un gigantesque dispositif lumineux à même de correspondre avec les Altaïriens. Quant à Emily, elle passe son temps et sa puberté à batifoler dans les bois environnant la belle demeure victorienne de ses parents, en compagnie d'étranges créatures féeriques qui l'éloignent du monde réel pour la guider vers les portes d'un monde parallèle au nôtre : le monde des mythes…

Pour narrer les deux isolements progressifs d'Emily et de son père, Ian McDonald utilise le schéma fragmentaire du roman épistolaire, Craigdarragh étant composé d'extraits de journaux intimes, de correspondances, de retranscriptions d'entretiens, de rapports de police et cætera. Ian McDonald s'amuse tout du long, et son lecteur, complice, prend un malin plaisir à suivre les péripéties de la famille Desmond. L'auteur s'inspire des histoires de fées et de mondes magiques parallèles telles que l'histoire de Cottingley (www.dark-stories.com/cottingley.htm) ou encore de l'affaire Parker-Hulme dont s'inspirera plus tard Peter Jackson (http://sommeils.free.fr/Juliet_Hulme_et_Pauline_Parker.pdf) – il est intéressant de noter que le père de Juliet Hulme est astronome, et de comparer les poèmes et les extraits de journaux intimes de Pauline Parker à ceux d'Emily Desmond.

Au-delà de l'exercice de style ludique qu'est finalement Craigdarragh, Ian McDonald livre une attaque en règle de la fantasy et plus généralement du classicisme des trois principaux genres de l'imaginaire. Il emprunte une narration et une progression issues du récit fantastique, au-delà de la forme épistolaire indissociable du genre depuis le Dracula de Bram Stoker ; il ira même jusqu'à conclure le journal intime d'Emily Desmond par une phrase renvoyant à un classique de Richard Matheson. Plus explicitement, il singe la science fiction à papa qu'il caricature dans la crédulité bornée et jusqu'au-boutiste du Dr Desmond, et stigmatise la fantasy dans les envolées lyriques, poétiques et surtout juvéniles d'Emily, des envolées qui retombent en chou-fleur puisqu'il s'avère au final que les créatures féeriques sont de sa propre création et que l'énergie qui lui a permis de les créer n'est autre que sa frustration sexuelle, frustration accentuée par la religiosité aiguë de son éducation. Le destin qui l'attend auprès de ces créatures est donc pour le moins ironique…

Créatures terriennes

Si Craigdarragh reste un exercice de style malicieux mais tout bien considéré futile, Le front des mythes se révèle d'un intérêt supérieur. Ian McDonald y introduit la jeune dublinoise Jessica Caldwell – la fille cachée d'Emily Desmond – et la plonge dans la frénésie de la capitale irlandaise des années trente. Longtemps réservée en regard de la question sexuelle, Jessica Caldwell s'éprend soudain de la chose et se languit de ne pas avoir de petit ami. Cette envie subite va réveiller les pouvoirs de création dont elle a hérités de sa mère, et l'entraîner, au côté d'un beau et mystérieux combattant de l'IRA, sur les terres boueuses de Craigdarragh à la recherche de ses origines.

Le récit est globalement sans enjeu, puisque le lecteur connaît a priori les pouvoirs et les origines de Jessica. Rien de grave, car dans Le front des mythes c'est la forme qui prédomine ("la forme serait plus importante que la substance" remarque l'un des personnages). Ian McDonald produit donc un nouvel exercice de style, mais qu'il met cette fois au service de sa patrie d'adoption. Comme dans le Perdido Street Station de China Mieville avec qui Ian McDonald partage une certaine folie, le héros du récit est le lieu de l'action. En laissant de côté le contexte historique, géographique, Ian McDonald s'envole dans une description foisonnante et incontrôlable de Dublin et de l'Irlande, une description de l'intérieur. Il emmène son lectorat le long d'artères embouteillées, dans les méandres d'un marché gargantuesque, sur les routes vallonnées et savonneuse du terroir irlandais – il définit Dublin comme "un ensemble de perceptions" , donc quelque chose de vivant dans un présent, à opposer à un lieu mort s'inscrivant dans une histoire et un passé.

Ce qui intéresse Ian McDonald, ce qu'il paraît souhaiter faire vivre au travers du récit de Jessica Caldwell, c'est la réalité du Dublin et de l'Irlande des années trente, pas l'histoire, pas les mythes, juste la simple réalité, le quotidien, la vie. Ce parti-pris est mis en relation avec la création artistique. Au-delà du fait que Jessica Caldwell écrive des pièces de théâtres, Ian McDonald défend l'idée, dans Le front des mythes, d'une littérature en tant qu'art vivant et non engoncé dans des structures passéistes. Pour échapper au carcan des codifications littéraires du passé, l'une des solutions réside dans la forme de la création et dans le rattachement constant de cette création au réel. Ainsi, l'un des vagabonds accompagnant Jessica Caldwell dans son voyage crée des talismans contre les mythes à partir de petits objets futiles du quotidien : "Becs de théière, médailles de la Légion de Marie, plumes d'oiseau, capsules de bouteilles, paquets de cigarettes, galets, fioles contenant du sable multicolore et papier d'alu de chocolats". Cet acte renvoie à celui de Ian McDonald qui fait de même en employant l'accumulation de détails insignifiants du réel pour contrer les mythes, leur facilité d'usage, leurs limites, leurs illusions, qui veulent envahir son récit. Ian McDonald puise dans la banalité de la vie pour en construire une représentation – une représentation qu'il oppose au Mygmus (le puits des mythes sans fond et sans fin) duquel Emily Desmond tirait ses pouvoirs de création, ou plutôt de reproduction. Pour Ian McDonald, le réel est plus intéressant que l'imaginaire, "la magie intime, la magie de bazar" plus forte que la magie des contes de fées. Ian McDonald semble s'inscrire en ce sens dans la mouvance du réalisme magique ou réalisme merveilleux (http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9alisme_magique).

Créatures humaines

Ian McDonald conclut son triptyque avec une histoire se déroulant à la fin des années quatre-vingts, soit à l'époque à laquelle a été écrit ce roman, donc par un retour à la réalité de l'écrivain. L'héroïne est Enye MacColl – dont le patronyme semble un décalage féminisé de celui de l'auteur – une publicitaire trentenaire sans histoires, jusqu'au jour où les pouvoirs hérités de sa lointaine ancêtre, Emily Desmond, rejaillissent en surface sous la forme d'ectoplasmes monstrueux venus hanter ses nuits, des créatures contre lesquelles elle devra apprendre à se battre. Enye MacColl, au fil de son apprentissage, se transforme en une guerrière quadrillant les rues nocturnes de Dublin à la recherche de créatures mythiques, qu'elle défie du tranchant de son katana. Shekinah tient ainsi autant de Ghostbusters que de Fight Club ; Ian McDonald y accentue la confrontation entre le réel et l'imaginaire, confrontation qui donne lieu à de véritables joutes surhumaines entre Enye MacColl et ses adversaires mythiques. Le duel passé versus présent (les mythes versus la réalité) s'insinue également dans la forme du roman qui est temporellement déstructurée.

On retrouve l'acte de créer à partir du réel dans les jeux d'Enye MacColl qui, enfant, construisait des personnages à partir d'objets du quotidien, et leur inventait un monde fouillé, un monde parallèle au nôtre auquel elle conférait une certaine réalité – un point commun de plus avec Pauline Parker et Juliet Hulm qui créaient leur monde parallèle en façonnant des personnages avec de la terre cuite. Ces jeux renvoient eux aussi à l'importance de la forme sur le fond : "ses créations acquéraient un sens non en fonction de leurs éléments mais de leur disposition". Dans le même ordre d'idées, le bureau d'Enye est encombré d'un amoncellement d'objets futiles.

Dans Shekinah, Ian McDonald continue donc de questionner le pouvoir de création, ainsi que sa légitimité (ses motivations conscientes ou inconscientes) ; en envoyant Enye MacColl combattre les mythes du passé, c'est de tout un classicisme éprouvé des littératures de l'imaginaire que l'auteur souhaite s'affranchir – à ce sujet, on notera le nom agressif particulier de ces ectoplasmes du passé, les phages, les dévoreurs d'imagination, qui renvoient à la notion de consommateurs et de société de consommation, mais aussi à un virus associé au clonage(http://fr.wikipedia.org/wiki/Phage).

Tous les personnages que croise Enye MacColl sur son chemin, tout au long de son apprentissage, seront là pour la guider sur la voie de la réalité, pour lui faire comprendre l'importance du présent, de la création, de l'abandon de tout carcan mythique. Rooke, le psychiatre d'un temps passé, écrit : "Où est le héros qui nous sauvera d'une catastrophe écologique ou qui renflouera un compte drainé par une carte de crédit ? Où sont les Sagas et les Eddas des grandes cités ? Où sont nos Cuchulain, Roland et Arthur ? Pourquoi nous tournons-nous vers ces guerriers d'une autre époque où tout était plus simple, quand le noir était noir et le blanc aussi blanc qu'un drap lavé avec une lessive bio ?" ; Argus, l'observateur de la modernité, aux cent écrans de télévision (un archétype qui sera à nouveau décliné dans Nécroville), prophétise : "Nous sommes condamnés à interpréter constamment le même soap dérisoire, à reproduire les mêmes clichés éculés, les mêmes intrigues bancales" ; Elliot, le musicien star, annonce : "Le remix est l'art dominant de cette fin de siècle" ; Antrobus, le voisin d'à-côté, se souvient avant de mourir : "Le présent n'est plus qu'un intermède sans intérêt qui nous sépare d'un avenir quant à lui plein d'attraits. L'homme est impatient, constamment désireux d'être là où il n'est pas encore. (…) Devenir est tout, être n'est plus rien. Nous avons oublié le sacrement du moment présent."

Cet apprentissage conduit Enye MacColl sur la voie de Dieu – cette révélation divine la fera d'ailleurs renoncer à subir un avortement. En effet, pour lutter contre le retour en force des mythes, Enye MacColl a besoin de se droguer. L'étrange substance qu'elle utilise pour cela est la Shekinah, que Ian McDonald qualifie fréquemment de "dose de réalité". Cette drogue est une transsubstantiation de la réalité ou "présence radieuse de Dieu" (http://en.wikipedia.org/wiki/Shekhinah).
Cette déférence en regard de la réalité, qui doit être l'inspiratrice de toute création, se transforme pour Enye MacColl en une foi en un Dieu présent en toutes choses – une révélation de la présence immanente d'un Dieu dans la réalité qui semble autant surprendre l'auteur autant que le lecteur ("Elle ne s'attendait pas à rencontrer Dieu, et ne le souhaitait pas").

Si le portrait du Dublin moderne est moins saisissant que celui du Front des mythes – il est principalement sarcastique –, celui de son héroïne, Enye MacColl, est plus profond que ceux d'Emily Desmond et Jessica Caldwell. Shekinah est un récit humain, et, est le plus complet des trois récits de Roi du matin, reine du jour – il rappelle à cet égard Nécroville dans sa narration et sa modernité. Ian McDonald y entremêle avec brio un girl kicks ass mystique, une mise en abîme du genre et un drame humain ; car au-delà de la "guerre des symboles" menée sur le front des mythes qui se joue, c'est le destin de l'héroïne qui motive tout du long la narration. Le jeune Ian McDonald décline une thématique qui lui semble chère, et déjà présente dans Nécroville, celle du sentiment amoureux et de la rupture. Shekinah est avant tout le portrait touchant et fragile d'Enye MacColl.

"Je parle des symboles. Votre guerre se livre à coups de symboles, c'est un combat de fantômes, d'esprits, de mythes, d'entités à la fois réelles et irréelles."

Alors que la majorité des romanciers actuels continuent d'entasser des trilogies, tétralogies, heptalogies, décalogies encombrantes et interminables déconnectées de la réalité, Ian McDonald livre d'un coup trois courts romans efficaces et percutants, tout aussi différents dans leur approche formelle que semblable dans leur engagement littéraire et humain. Roi du matin, reine du jour est une œuvre enivrante et rafraîchissante, qui est là pour rappeler à la fantasy, et aux autres littératures de l'imaginaire, qu'elles ne doivent pas, sous le prétexte de ce label "imaginaire", oublier que la réalité est et sera toujours plus importante que la fiction.

Les optimistes se réjouiront donc que le talent de Ian McDonald ne soit plus un secret, d'autant qu'il est admirablement servi par une traduction de Jean-Pierre Pugi, et ce malgré une illustration de couverture à base de télescope / poêle à frire qui laisse dubitatif ; les pessimistes noteront toutefois que le besoin de la maison d'édition francophone la plus en vue de piocher dans la pile des romans anglo-saxons du siècle dernier pour lancer la nouvelle année est un symptôme de plus de l'incapacité de l'imaginaire français à s'écarter des mythes poussiéreux pour s'envoler vers de nouveaux horizons.

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