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Ru - Les secrets d'écriture de Camille Leboulanger
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Ru - Les secrets d'écriture de Camille Leboulanger

A l'occasion de la sortie de Ru, Camille Leboulanger revient sur l'écriture de ce roman aux éditions L'Atalante.

Actusf : Ru, votre nouveau roman est sur le point de paraître aux éditions L’Atalante, pouvez-vous nous en parler brièvement ? Comment est-il né ?

Camille Leboulanger : Pour le dire succinctement, je dirais que Ru est un roman d’anticipation politique et sociale mettant en scène une société fort semblable à la France du début du XXIe siècle, à ceci près qu’elle est située dans le corps d’une bête géante, éponyme, échouée depuis plusieurs siècles sur le rivage.

Actusf : Entité réelle ou concept ? Qu’est-ce que Ru ? Une bête, un monstre, un fantasme ? Sur votre site vous faites référence à un Kaijū de Pacific Rim. Vous êtes-vous inspiré de cette fameuse scène ou êtes-vous parti dans une autre direction ?

Camille Leboulanger : Dans le film de Guillermo del Toro (que j’aime d’un amour sincère et brûlant – le film, pas le réalisateur), il y a une scène dans laquelle un personnage est amené à explorer les entrailles d’un des monstres, fraîchement abattu. À l’époque, je me suis demandé ce qu’il se passerait si des êtres humains venaient à s’y installer durablement. Cette idée est restée en gestation plusieurs années, a subi plusieurs versions et tentatives avant de ressembler à Ru. Malheureusement, donc, Ru ne raconte pas de combat de robots géants contre des dinosaures radioactifs, et je serais le premier à dire que c’est bien dommage, d’une certaine façon !
Vous citez l’article de présentation que j’ai publié sur mon blog et qui est également disponible sur le site de l’Atalante. J’y explique que l’image de Ru, en tant que métaphore a peu à peu évolué : d’animal elle est devenue écosystème, puis structure sociale. En cela, on peut dire que Ru est un roman sur un « corps social », reflet du nôtre.

Actusf : Vos trois personnages principaux sont une femme, un homme gay et un homme noir. Comment les avez-vous créés ? Qui sont-ils ?

Camille Leboulanger : Il y a encore quelque chose de mystérieux pour moi dans l’élaboration des personnages. Ce sont des figures qui apparaissent, lointaines et floues et qui n’acquièrent souvent de netteté qu’une fois lancées en action et, dans certains cas, pourvues d’un nom. C’est le cas de Coré, dont le nom trahit dès le départ son rôle de figure de « l’en-dessous » militant. L’un des personnages « gagne » un nom au fil du texte, dans des circonstances que je m’en voudrais de dévoiler. Le nom d’Alvid, troisième personnage et réalisateur de cinéma, s’est imposé de lui-même, sans que je ne puisse en dénoter une signification particulière. Je cède parfois au simple plaisir d’un beau mot, agréable à écrire et à prononcer.
À l’exception de l’un d’entre eux, dont la position sociale est pour moi le cœur du récit, leurs identités de genre et leurs préférences sexuelles ne tiennent pas d’un choix volontaire. Je l’ai dit : les personnages se dévoilent, tels quels. Certains lecteurs assidus pourront peut-être tracer un parallèle entre Coré et Mivoix, un personnage de Malboire, mon précédent roman chez l’Atalante. Même si les deux personnages sont assez différents, ils sont liés en tout cas par un caractère « élémentaire » : elles sont toutes deux liées au feu.

Actusf : Ru est un roman politique et engagé. Qu’aviez-vous envie de dire, d’aborder, de dénoncer à travers ce roman ?

Camille Leboulanger : Pour faire le lien avec votre précédente question, je dois tout d’abord préciser ma pensée (dans son état actuel) sur les questions d’identités. Je n’ai que sympathie et même camaraderie avec les luttes féministes, anti-racistes et contre l’homophobie. Je les observe cependant de mon point de vue, de la « situation » qui est la mienne : celle d’un être humain de sexe masculin, hétérosexuel et blanc. Aussi, les chapitres d’Y, qui abordent la question de l’immigration subie, du racisme institutionnel et des dominations économiques qui s’y lient (en fait, tout ce que l’on rassemble dans le processus de racialisation) m’ont demandé beaucoup de doigté pour ne pas outrepasser mes connaissances, alimentées de lectures théoriques et de témoignages. Aussi, je recevrai avec intérêt les réactions de concerné.e.s, s’ils ou elles viennent à lire ce livre.
Ru, tel qu’il a été écrit, est un roman né du dégoût et de la colère. Sans rien en dévoiler, le chapitre central n’aurait pas existé sans l’irruption des Gilets Jaunes. Je pense même que c’est cette apparition politique qui m’a donné la clef de ce roman que je cherchais à écrire sans mettre le doigt dessus. Il me semble impossible de manquer les parallèles tirés entre la Préfecture de Ru et la France « macroniste », et ses figures dirigeantes. L’écart, le pas de côté fictionnel m’a permis, paradoxalement, de me risquer de front sur ces sujets que je n’aurais sans doute osé aborder autrement.
Je peux donc dire que Ru est un roman anti-capitaliste car il met en question ce mode de production ; révolutionnaire au sens de postulant la nécessité vitale d’une sortie du capitalisme ; et même « anti-républicain », en entendant dans « république » la république bourgeoise au service de cette classe, autocratique, violente, faussement démocratique et qui se réclame hypocritement de « valeurs » dont elle a usurpé le nom.

Actusf : La couleur rouge est inscrite en filigrane. Que représente-t-elle ? Le sang du peuple ? L’espoir ? (« Les rues sont rouge sang » « Regard Rouge » »pluie rouge » « grandes bêtes rouges »)

Camille Leboulanger : Cette symbolique de la couleur rouge a été le sujet de plusieurs discussions, notamment avec Mireille Rivaland, éditrice à l’Atalante. Mireille m’a justement fait remarquer que, si le corps de la bête est rouge, ce « rouge-Ru » est la couleur des uniformes de la police et de la gendarmerie ; mais c’est aussi la couleur du feu, du militantisme et de la révolte et, comme vous le dites, du sang. C’est, pour être honnête, une contradiction que je n’ai pas entièrement résolue. Je pourrais peut-être m’en tirer par une pirouette et dire que le rouge n’est jamais loin du brun. Cependant, ce serait être de mauvaise foi et laisser champ libre à une lecture contre-révolutionnaire du texte, d’autant que le processus révolutionnaire décrit n’est pas sans défaut, ni sans contradiction.
Dans les premiers temps, Ru me semblait la métaphore du capitalisme et la faire rouge était la subvertir, montrer que ce système contenait les germes de sa remise en cause (ainsi que la faculté de phagocyter, d’absorber les tentatives de subversions ; c’est ce qu’explique l’Architecte dans Matrix Reloaded : Zion n’est qu’un double nécessaire, généré par la Matrice elle-même). Je crois désormais que le rouge-Ru représente d’une certaine façon la conflictualité inhérente à toute société, fût-elle la plus vertueuse possible. Cette conflictualité, potentiellement (et bien souvent) violente, me semble finalement souhaitable et même fertile. Pour employer une image, du rouge doivent pouvoir surgir de nombreuses autres couleurs.

Actusf : Quelles ont été vos sources d’inspirations pour créer Ru ? Des actualités en particulier, des films, séries… ?

Camille Leboulanger : Il me semble avoir déjà longuement répondu quant à l’actualité. J’aurais du mal à mettre le doigt sur des « inspirations » précises en fiction mais il m’apparaît tout de même impossible de nier la parenté des romans de Kim Stanley Robinson, particulièrement sensible dans les derniers chapitres de Ru. Les lecteur.ice.s d’Aurora remarqueront peut-être l’apparition de l’avatar d’un de ses personnages principaux : c’était une manière de reconnaître la filiation.
Pendant l’écriture de ce roman, j’ai beaucoup lu dans les domaines des sciences sociales et politiques. Je ne peux pas ne pas citer les travaux de Frédéric Lordon (Vivre sans ? et Imperium, notamment) ainsi que Les Ghettos du gotha des époux Pinçon-Charlot. La lecture et relecture de Simulacre et simulation de Baudrillard ne cesse également de me travailler.
Sur une note plus légère, les habitués du nord des Côtes d’Armor reconnaîtront peut-être quelques paysages, ainsi que les habitants de la « métropole » tourangelle.

Actusf : Ru n’est pas le seul récit à paraître. Avez-vous d’autres projets à venir ? Des envies pour la suite ?

Camille Leboulanger : La question qui anime la suite de mon travail est, pour l’instant, la suivante : que faire, une fois la révolution accomplie ? Qu’est-ce qui vient après Ru ? J’ambitionnais de prendre une « année sabbatique » en 2021, mais cela paraît mal parti. Le prochain livre ne s’est pas encore suffisamment dévoilé pour que j’en parle dès à présent. Comme le dit le personnage incarné par Ciaran Hinds dans Le Vent se lève de Ken Loach : « Il est facile de savoir ce contre quoi on est, mais c’est autre chose de savoir ce pour quoi on est. » C’est à cette question que je veux tenter d’apporter une réponse.
Je ferai toutefois un (relatif) détour sur mon chemin en août prochain avec la publication, aux éditions Argyll – « Tiens donc ! » – d’un roman intitulé Le Chien du Forgeron (oui, comme la chanson de Manau). Il s’agit d’une réécriture du mythe de Cuchulainn, une sorte d’« Achille » celtique. Cette histoire me travaillait depuis longtemps et elle a finalement pris la forme d’un récit oral critiquant en creux la virilité comme construction sociale, et qui interroge la place du « héros » dans nos sociétés. C’est un texte que je suis heureux d’être parvenu à écrire, mais nous aurons sans doute l’occasion d’en discuter à nouveau d’ici sa sortie !
Les éditions Argyll ont été fondées cette année par quatre de mes amis rennais, Xavier Colette, Xavier Dollo, Frédéric Hugot et Simon Pinel, fort bien connus des lecteurs d’ActuSF. Nous avons travaillons ensemble depuis longtemps et la publication de Bertram le baladin. Je suis donc de très près leur nouvelle entreprise, et j’y ai même pris part dès ses prémices. En effet, j’ai contribué avec d’autres auteurs à l’élaboration du contrat d’édition d’Argyll. Je ne veux pas marcher sur leurs plates-bandes : ils savent présenter et défendre mieux que moi leur vision d’un éditeur vertueux, collaboratif et social, dont les statuts et les objectifs tentent de répondre point par point aux tensions et dysfonctionnements qui agitent le milieu de la création littéraire en France.

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