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Le livre écorné de ma vie

Lucius Shepard (), Jean-Daniel Brèque (Traducteur), Aurélien Police (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Anglais
Date de parution : 01/01/2021  -  livre
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Shepard - Le livre écorné de ma vie

Le livre écorné de ma vie

Comme tout écrivain connu de notre époque, Thomas Cradle vérifie un jour ses statistiques sur Amazon... et se découvre un homonyme, dont la vie et l’œuvre auraient pu – auraient dû ? - être les siennes.

Troublé par ce Thomas Cradle 2 dont le roman La forêt de thé représente une sorte d'apogée de ce qu'il aurait voulu écrire, il décide de partir à sa recherche, sur ses traces en quelque sorte – d'autant plus que cet homonyme disparaît aussi inexplicablement qu'il est apparu.

Thomas Cradle s'organise donc pour se lancer dans une croisière sur le Mékong, au Cambodge, avec le livre écorné de Thomas Cradle 2 comme seul guide, vers la réponse à ses questions, sur son homonyme et sur lui-même.

Un début expéditif

Thomas Cradle ne s'embarrasse ni de style soigné, ni de détails au début de ce roman écrit à la première personne du singulier. Écrivain égocentrique, avide de son succès et peu respectueux des autres, il explique assez vite qu'il a changé son beau style de ses débuts pour faire une littérature facile et "bankable". La découverte de son homonyme l'inquiète tout d'abord pour la concurrence qu'il représente. Et lorsqu'il décide de faire le même voyage que Thomas Cradle 2, il se prévoit une croisière de luxe, avec bateau construit sur mesure, personnel de bord et femme payée. On se demande quelles sont ses motivations réelles : connaître son homonyme, ou s'offrir des vacances agréables ? A vrai dire, ce personnage principal apparaît d'emblée comme quelqu'un de peu sympathique, et cela ne fera que se confirmer jusqu'à la révélation finale.

Thomas Cradle aura au moins la décence d'avertir sa compagne de ses projets avant de s'embarquer dans ce pays qui commence dès son arrivée à lui causer des surprises...

Une réalité fluctuante

Des objets apparaissent, disparaissent. Les architectures des villes se modifient. Les caractères de son entourage changent. Thomas Cradle, déstabilisé par ces trous dans sa réalité, se raccroche tant bien que mal à ce qui devient la seule réalité fiable pour lui : le livre écorné de Thomas Cradle 2, son homonyme qui vit les mêmes événements que lui, qui les décrit avec tellement plus de style, d'âme, de poésie que lui.

Comme tout voyage de plusieurs semaines dans un pays éloigné et exotique, cette croisière permet à Thomas Cradle de prendre du recul par rapport à la vie qu'il mène chez lui, ses relations avec autrui, la façon dont il a mené sa carrière et sa vie amoureuse. Il réalise la saleté avec laquelle il a mené les choses jusque-là – tout en étant lucide sur sa capacité à changer les choses.

Et il ne se fait pas plus d'illusions sur ce qu'il voit autour de lui, le Cambodge qu'il a choisi de visiter, dont il a choisi de profiter.

Au cœur de ses ténèbres

Dès qu'il a lu le roman de Thomas Cradle 2 et décidé de partir sur ses traces, Thomas Cradle était fixé sur la manière dont il allait voyager : avec les mêmes perversions que son homonyme, mais de manière plus confortable.

Nous avons donc droit à de la drogue, de l'alcool et du sexe à foison. Tous les fantasmes du narrateur sont satisfaits, et soigneusement décrits. Complaisance de l'auteur ? C'est ce que j'ai pensé durant ma lecture, jusqu'à la révélation finale, qui nous plonge dans le plus pur imaginaire : ce que le personnage décrit si longuement comme ses perversions fait partie intégrante de sa construction, et on se situe bien au cœur des ténèbres d'un être humain.

L'écrivain et son double

Jusqu'où un écrivain peut-il aller dans son identification à son personnage principal, double de lui-même ? Thomas Cradle s'est posé la question, Lucius Shepard, qui a bourlingué en Asie du Sud-Est, se l'est-il posé aussi ?

Lucius Shepard va encore plus loin dans le thème du double : Thomas Cradle ne rencontre pas un, mais une infinité de ses doubles, ce qui permet une infinité de possibilités, une infinité de destructions et de perversités mais aussi une infinité de configurations possibles et d'interactions entre lui et lui-même. Il s'assassine, il se sauve, il répare les torts qu'il a lui-même provoqués... La mise en abyme de la relation complexe entre un écrivain et son double de papier est poussée très loin.

Au cœur des ténèbres

Ce roman est présenté par son éditeur comme une variation de la thématique du roman-phare Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. On ne peut s'empêcher de penser aussi à Apocalypse Now, qui s'inspire aussi du roman de Joseph Conrad et situe son intrigue dans la guerre du Viet-Nam. Lucius Shepard situe son roman sur le fleuve Mékong, au Cambodge, dans un univers de chaleur étouffante, d'insectes et de dangers.

Tout comme les personnages des autres œuvres, Thomas Cradle va suivre le fleuve et, au fur et à mesure qu'il s'enfonce dans le pays, va se dépouiller de ses repères, de ses habitudes occidentales d'écrivain connu et riche, de ses principes, de son respect de lui-même et des autres. La fin de sa quête lui donnera les clés de sa propre nature, qu'il accepte en toute lucidité.

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