
De plus en plus cet aspect prend de l'importance. Même les lettres de protestation de certains lecteurs, qui sont loin, elles aussi, d'être apolitiques, en témoignent. Le problème politique est au centre de la science-fiction d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas là d'une simple prise de position des critiques, c'est d'abord le fait des auteurs, aussi diverses que puissent être leurs opinions.
Les œuvres de Thomas Disch sont si évidemment engagées dans un combat et une réflexion politique que l'on voit mal comment il serait possible de les approfondir sans les considérer sous cet angle.
Cette réflexion était déjà présente dans les toutes premières œuvres. Viens sur Vénus, Mélancolie (Fiction N° 169, novembre 1967), écrite en 65, abordait les thèmes essentiels de Disch. En la présentant, Fiction la considérait comme une œuvre mineure et disait : « Son thème n'est en effet pas exempt de bradburysme, même si le traitement choisi est moins lyrique que sarcastique. » Il semble qu'aujourd'hui, à la lueur de textes plus récents de l'auteur, elle apparaisse beaucoup plus riche que nous l'avions cru à l'époque.
En voici l'ar

La nouvelle se termine sur ces quelques lignes : « Hello ? Est-ce que tout va bien ? Vous êtes toujours là? Ou bien n'y avez-vous jamais été ? Oh ! S’il vous plaît, je vous en prie, je veux exploser. Ce serait merveilleux. Je vous en prie, je vous en supplie ! J'attends toujours. »
J'ai voulu rappeler très en détail le sujet de cette nouvelle, car nous y trouvons de façon assez évidente les préoccupations qui sont au centre de l'univers de Disch. Nous les retrouverons développés dans ses œuvres ultérieures. C'est à partir d'elles que va se développer sa réflexion politique.
Disch est l'un des rares auteurs qui affirment ne pas se référer à la science-fiction traditionnelle. Il dit en avoir très peu lu, quoiqu'il soit, comme on peut le deviner à la lecture de ses textes, un lecteur acharné, et il n'est en aucun cas, comme Zelazny ou Delany, un ancien fan. Pourtant nous retrouvons dans cette nouvelle assez brève un thème cher à la science-fiction : celui du robot ; et à travers ma constatation cela pourrait paraître relever du poncif. Néanmoins l'approche de Disch est différente et c'est cette approche qui fait la spécificité de la nouvelle. Alors que ses prédécesseurs, et l'on peut penser par exemple aux « Humanoïdes » de Jack Williamson, voyaient le plus souvent le problème sous l'angle plus « dramatique » d'une robotisation en marche à laquelle se heurte l'humanité, Disch le montre de l'intérieur et pose la question : Qui donc s'intéresse aux amours d'une mécanique ? L'homme est déjà une mécanique, la question devient celle de l'issue possible (ou de la non-issue). En ce sens Viens sur Vénus, Mélancolie est une nouvelle très pessimiste puisque la mort semble la seule issue et que même cette mort paraît être refusée au cyborg.
Le second élément, que nous allons retrouver tout au long de l'œuvre de Disch est celui du confinement, de la non-communication. Ses personnages sont coupés du monde extérieur. La jeune femme de Viens sur Vénus, Mélancolie est devenue sourde et aveugle. Elle parle sans doute dans le vide. Mais il ne s'agit là que de l'accentuation d'une situation déjà existante. C'est de la non-communication préalable que découle son isolement plus profond Cette situation en soi est symbolique. Privée de tout contact avec l'extérieur, condamnée à ne pouvoir voir et entendre que ce qui se passe à l'intérieur d'elle-même, à l'intérieur de son corps artificiel. Le but même de la récolte des larves reste caché. « Est-ce qu'on les utilisait pour guérir des psychoses ou pour les provoquer, je n'ai jamais pu en avoir le cœur net. A l'époque il y avait la guerre et à mon avis cela faisait partie des armes bactériologiques ». Le pionnier et la jeune femme sont séparés l'un de l'autre non seulement par l'impossibilité d'un contact '' physique, mais aussi par un niveau de culture inégal, par un conditionnement culturel différent.
C'est là un point capital. La plupart des personnages que nous allons découvrir chez Disch les années suivantes seront profondément marqués par leur culture, on pourrait même dire par leur culturisation.
Dans Je m'appelais Croc Blanc (Galaxie N° 39, juillet 1967.) que l'auteur reprendra plus tard pour en faire un roman, la culture et ses rapports avec la liberté constituent véritablement le thème central. Disch y fait suivre le titre du sous-titre suivant : « Relation fidèle et véridique des grands soulèvements de 2037. Avec Portraits de plusieurs des principaux intéressés aussi bien que des réflexions de l'auteur sur la Nature de L'Art, la Révolution et la Théologie. »
Cela donne le ton et une citation précise encore les choses : « Je suis à Kew le chien de sa Grandeur, Dites-moi, je vous prie. Monsieur, de qui êtes-vous le chien? »
Alexander Pope sur le collier d'un chien.
Comme l'indique le titre du roman : L'Humanité en laisse, l'histoire nous décrit, encore une fois de l'intérieur, un futur où les hommes sont devenus des animaux domestiques protégés et choyés par les Maîtres, sortes d'entités électromagnétiques, dont on nous dit peu de choses, si ce n'est que, dans une certaine mesure, ils correspondent assez bien à l'idée que l'on peut se faire de Dieu Sous cette haute protection, les « petits compagnons » peuvent maintenant (et ne peuvent que) se consacrer exclusivement à la contemplation esthétique et à l'expression artistique. Ils sont entretenus dans le mépris des « dingos » insoumis qui n'ont pas voulu ou n'ont pas pu être adoptés par les Maîtres. Le personnage principal, Croc-blanc, leur voue une haine toute particulière puisque son père, auteur du livre Une vie de chien qui est la bible de tous les petits compagnons, a été assassiné par les dingos et que l'on n'a même pas pu retrouver son corps. Se trouvant bien involontairement coupé des Maîtres à la suite d'une activité exceptionnelle des taches solaires, il finit par être fait prisonnier par les dingos. Il découvre alors que son père est l'un des principaux artisans du soulèvement que préparent ceux-ci et qu'il a écrit une suite à son livre Une vie de chien, suite intitulée Une vie d'homme. La lecture de ce livre lui ouvre les yeux : il devient lui aussi un dingo. Mais, de leur côté, les Maîtres momentanément chassés de la Terre s'apprêtent à revenir. Croc-blanc lui-même sent soudain à nouveau l'emprise de la « laisse ». Il ne peut cependant détacher son regard d'une scène qui se passe sous ses yeux : un serpent en train d'avaler un crapeau. La profonde répulsion que suscite en lui cette scène le délivre de l'emprise de son Maître Désormais, grâce à lui, les dingos tiennent une arme, une arme esthétique mais une arme efficace. Les Maîtres ne peuvent supporter la laideur. Comme les petits compagnons qu'ils ont modelés à leur image, ils sont avant tout des esthètes. C'est en diffusant à l'échelon planétaire les réactions de dégoût provoquées par les déformations physiques les plus monstrueuses que les hommes parviendront à chasser ces Maîtres qui ne peuvent plus « supporter leurs aboiements ».
Mankind under the Leash (L'Humanité en laisse) est un roman plus traditionnel que Génocides ou Camp de Concentration. Il a été publié aux Etats-Unis par Ace Books dans sa collection de livres doubles qui, si elle est parfois un banc d'essai pour de nouveaux auteurs, reste avant tout la série la plus populaire de cet éditeur. Ceci n'empêche que le thème soit extrêmement personnel. Et ici l'auteur, contrairement à ce qu'il faisait dans des œuvres antérieures, montre une issue. Cette issue prend une forme très particulière que nous retrouverons dans Camp de Concentration. Tout d'abord il faut noter que le personnage principal, ainsi que son père, lutte contre une situation établie, en place depuis fort longtemps, et qu'ils n'en ont jamais connu d'autre. Il ne s'agit pas tant d'un retour à la normale que d'un véritable départ C'est en partant de cette situation même, et dans un certain sens grâce à elle, précisément parce qu'ils ont été conditionnés à un certain type de réactions, que Croc-blanc et son père peuvent attaquer victorieusement le système.
Le conditionnement culturel est à la fois instrument d'asservissement et instrument de libération.
Ce rôle de la culture est encore plus net dans le roman que dans la nouvelle. La différence entre les deux réside essentiellement dans un épisode supplémentaire rajouté par Disch. Fait prisonnier par les dingos, Croc-blanc est conduit dans un camp. Il parvient à organiser Une évasion à l'occasion d'une représentation théâtrale et ce après avoir réussi à se faire passer pour une autorité militaire importante, ce dont il se trouve être « redevable à Gogol » puisque c'est la lecture de cet auteur qui lui a permis d'en avoir la possibilité.
Notons également l'importance donnée au livre Une vie d'homme qui joue un rôle non négligeable dans la prise de conscience des dingos et permet dans une certaine mesure le triomphe final.

Génocides est peut-être le livre où apparaît le mieux, de manière schématisée, cette notion d'espace intérieur et d'espace extérieur. L'espace intérieur n'est pas seulement le symbole de la libération, il est la condition nécessaire à sa réalité, à son développement. Or, dans Génocides, il est refusé à l'homme, il le renvoie vers l'intérieur.
De plus, la situation qu'il pose au départ permet à Disch de nous présenter une micro-société dans laquelle il explore plus particulièrement le problème de l'autorité. La description qui nous est faite fait penser à celle de la vie d'une famille de pionniers à l'époque de la conquête de l'Ouest. Le chef tire son pouvoir d'une structure religieuse, il détient la connaissance, symbolisée par une bible. En perdant cette bible il perdra son autorité. Le leadership reviendra à celui qui personnifie le mieux la connaissance. Mais celle-ci devient bientôt sans objet.

Disch a choisi de traiter cette fable sur un ton ironique, souvent féroce à l'égard de la CIA. Toute la première partie, où il présente ses responsables, est très amusante. Il n'en reste pas moins qu'à travers cette manière de ne pas prendre les choses au sérieux il dénonce le conditionnement dont Thomas a été la victime et réunit à nouveau préoccupations mystiques et politiques. Ce qui est « foutrement impossible » pour la technologie y est vrai.
A première vue, cette nouvelle semble un peu étrangère à l'univers de Disch. Néanmoins la préoccupation qui s'y fait jour n'est pas sans expliquer les raisons qui justifient les prises de position que l'on trouve dans le reste de son œuvre. Le fait qu'il ait voulu dans la troisième partie aborder la politique, une certaine conception de la politique est significative. La vie ne doit pas être pour lui au service de la politique, ni même d'un Idéal. C'est la politique qui doit être au service de la vie. Les Idéaux n'ont plus de sens coupés de cette réalité.
Le personnage central de Echo round his bones nous est présenté dès les premières pages du roman comme « bien plus un homme du passé (de son passé, et peut-être du nôtre) que comme un homme de l'avenir », « Officier de carrière dans l'armée régulière, certainement l'occupation la moins caractéristique de l'an 1990 ». Disch dit néanmoins avoir choisi de raconter son histoire en raison du rôle qu'il a été appelé à jouer dans les événements qu'il veut nous narrer.
Le point de départ est l'invention d'un transmetteur de matière. Ce transmetteur constitue pour les militaires une véritable arme absolue puisqu'il permet d'envoyer instantanément des bombes en n'importe quel point du globe. Les autorités ignorent pourtant un point essentiel : le transmetteur crée un écho de tout ce qui est envoyé, un double qui se retrouve dans une dimension parallèle. Les doubles des personnes qui ont été ainsi transmises peuvent voir la Terre n° I mais ne peuvent communiquer avec elle, car ils demeurent invisibles pour ses habitants. L'officier dont nous parlions plus haut apporte via transmetteur l'ordre d'attaque. Son double finit par rencontrer celui de l'inventeur du système de transmission. Ce dernier en vient donc à avoir connaissance du projet dont l'exécution signifierait la fin de l'existence de l'homme sur la planète. L'inventeur aurait la possibilité d'empêcher cette issue fatale s'il savait ce qui se prépare. Il est hélas impossible de communiquer avec lui. L'officier trouve in extremis un moyen : jouer sur un phénomène de résonance qui lui permettra de prendre le contrôle du corps de son « original ». Cela fait, il devient possible de transmettre la Terre dans son ensemble de l'autre côté du soleil où les bombes ne pourront l'atteindre.
Si ce roman paraît moins personnel que les autres, le problème de la communication y constitue le nœud de l'intrigue. De plus, il comporte beaucoup de notations sur le comportement engendré par le conditionnement militaire ainsi que sur les rapports des scientifiques avec les autorités politiques. Enfin l'aspect culturel n'y est pas absent.
Ce long catalogue de scenarii nous permet maintenant de dégager les grandes lignes directrices de l'œuvre de Disch : culture (s) et conditionnement culturel, le confinement (qui apparaîtra dans La Cage de l'écureuil) révélateur des liens entre l'espace intérieur et l'espace extérieur, la théologie, la civilisation rationnelle et technologique, et enfin la possibilité d'une libération liée à la fois à la communication et à une exploration de l'univers intérieur.
Ce qui fait la force de l'œuvre de Disch et son côté exceptionnel est la manière dont ces différents éléments sont liés entre eux et aboutissent à une vision cohérente de la société contemporaine.
Pour mieux comprendre ces relations, il n'est peut-être pas inutile de faire un parallèle avec l'œuvre de Philip K. Dick qui commence à être mieux connue en France et sur laquelle plusieurs articles ont été écrits. On peut la schématiser rapidement en disant que confronté à un univers répressif les personnages de Dick se réfugient dans une aliénation toujours plus grande, jusqu'au moment où c'est à travers leurs névroses, et même leurs psychoses qu'ils trouvent une issue. Le processus est un peu similaire chez Disch puisque c'est par un repli sur eux-mêmes que les personnages trouvent une issue sur l'extérieur et que le conditionnement qui les enchaîne leur permet une libération. Pourtant il existe une différence importante.
Dans un article consacré à Dick, Gérard Klein se proposait d'apporter quelques éléments à une sociologie de la science-fiction. Il suggérait une typologie politique répartissant les auteurs en trois catégories essentielles : « A droite, se situeraient les écrivains qui croient encore aux valeurs libérales, à la possibilité pour l'individu d'en sortir par ses seuls moyens... A gauche, les auteurs qui s'inquiètent du sort de l'individu face à une société de monopoles, soit dans le contenu, soit dans la structure de leurs œuvres... On pourrait enfin rapporter à une tendance anarchisante, toujours difficile à situer à l'extrême-gauche ou à l'extrême-droite en termes de sociologie politique, des auteurs qui dénoncent bien l'écrasement de l'individu dans la société américaine contemporaine mais au seul nom des valeurs médiévales ou libérales, du bon vieux temps, et qui sont de ce fait condamnés au pessimisme. »
Faudrait-il donc classer parmi les anarchisants les auteurs qui, dénonçant une société répressive, laissent néanmoins à l'individu la possibilité d'en sortir par ses seuls moyens ? Cette classification a l'inconvénient de classer ensemble dans un premier temps anarchistes de gauche et anarchistes de droite pour conclure dans un second temps qu'il est difficile de situer l'ensemble à l'extrême-gauche ou à l'extrême-droite.
Elle a cependant l'avantage de noter que ce sont avant tout des différentes conceptions de l'individu qui entraînent des schémas et des choix politiques différents.
En lisant un livre de Dick comme Le maître du haut-château, on constate que ses personnages sont des pions, qu'ils n'ont aucun libre arbitre, qu'ils sont façonnés par les événements. Au contraire, chez Disch, les protagonistes conservent une possibilité d'action, même s'ils sont profondément conditionnés.
Ceci apparaît particulièrement net dans Camp de concentration. Ce livre, sans doute le plus remarquable de l'auteur, se présente comme une parabole assez évidente.
Dans un futur que l'on suppose relativement proche, le gouvernement américain en guerre enferme les intellectuels dans un camp de concentration, camp de concentration doré, mais camp de concentration. On expérimente sur eux un microbe qui les conduit au génie, puis, en moins d'un an, à la mort. Ceci jusqu'au moment où ils deviennent suffisamment intelligents pour pouvoir s'évader.
Il n'est pas difficile de voir ce qui se cache (très peu) derrière cette histoire « imaginaire ». On peut penser aux universités et d'une façon plus générale à la situation des intellectuels, artistes ou scientifiques, dans le monde d'aujourd'hui.
Le détail du déroulement renforce ce parallèle. Disch veut nous montrer les différents rouages qui expliquent une telle situation.
Tenus par leur conditionnement culturel, les intellectuels de Camp de concentration cherchent l'expression de leurs possibilités nouvelles dans des activités créatrices, artistiques, philosophiques, scientifiques, qui serviront le système en place et permettront de mettre au point un conditionnement plus efficace. C'est à nouveau l'idée de Je m'appelais Croc-Blanc ; lancés à la recherche d'une connaissance, les personnages sont censés supposer qu'ils ne peuvent souhaiter "quelque chose de plus. Les responsables du camp pensent que, le système répressif qui y sévit aidant, les individus, en s'enfermant dans la spéculation, perdront toute possibilité d'une action réelle. Ils sont conditionnés à croire qu'ils détiennent la liberté. En fait celle qu'on leur concède est extrêmement illusoire et ne sert qu'à les entretenir dans l'idée qu'il ne peut en exister d'autre. Ayant été dans un premier temps privés de la liberté d'expression, de la liberté d'information, en les retrouvant ils devraient être sinon satisfaits du moins neutralisés. Ils détiennent des libertés dans un cadre essentiellement répressif, pas la liberté. Ici encore le parallèle est évident. Nous y reconnaissons une situation connue : la nôtre. Des libertés formelles masquent en réalité un assujettissement plus grand, rendu possible par la technologie détournée de ses possibilités de libération. Ainsi, déjà, dans Viens sur Vénus, Mélancolie, la connaissance scientifique permettait de faire de la jeune femme un instrument au service du système en place, un moyen de rentabiliser le pionnier, d'assurer son meilleur fonctionnement.

Il ne leur reste plus que deux possibilités : qu'un individu isolé trouve la solution et ébranle le système, ou encore que leur processus d'évasion soit élaboré au grand jour, au vu et su de leurs geôliers, mais que ceux-ci, à l'intelligence limitée, ne comprennent pas ce qui se prépare, que même connu le plan soit suffisamment parfait pour être imparable. A partir de ce moment, Je fais que les intellectuels soient utilisés, soient devenus un aspect important de l'organisation répressive, un élément essentiel à la stabilité et au perfectionnement du conditionnement exercé sur l'ensemble de la population, joue en leur faveur. Car comme le note l'un des personnages : le monde entier est un camp de concentration, Le camp dans lequel sont enfermés les « cerveaux » est un camp à l'intérieur d'un camp. Il ne s'agit pas seulement de sortir du premier, il faut également faire éclater le second. C'est en ce sens qu'il est essentiel que les prisonniers puissent s'évader, car le fait qu'ils soient coupés des prisonniers extérieurs est un facteur de stabilité de l'ensemble du système. Il lui serait fatal qu'un grand nombre de « cerveaux » se trouvent parmi ceux qui ne sont pas culturellement conditionnés à être des intellectuels. Répandre hors du camp cette épidémie d'intelligence est donc le moyen d'accélérer et peut-être de provoquer sa désintégration. Mais cette action des individus est rendue possible par les contradictions internes de ce système.
Il nous faut également examiner pourquoi et par quel processus une libération est rendue possible. On a reproché à Camp de Concentration une conception très élitiste de la révolution. Ce n'est sans doute pas tout à fait faux. Son histoire s'inscrit dans le cadre d'une société industrielle avancée où la productivité en vient à dépendre plus d'un savoir, d'un travail cérébral que de l'exploitation de la force physique humaine, où la technologie entraîne l'asservissement plutôt que l'établissement d'une société « pacifiée ». Nous' avons vu que la réflexion de Disch s'amorçait par un constat, par une prise de conscience de cet état de fait. D'autre part l'isolement, la non-communication, qui sont profondément ressentis par lui et qui se trouvent au départ de cette prise de conscience, sont essentiels à la conservation et au développement de la situation existante, en même temps qu'ils en sont une conséquence La forme extrême que prend cette situation, et son symbole, est le confinement, l'emprisonnement. Ainsi privés d'espace extérieur, ses personnages se referment sur eux-mêmes ou plutôt se livrent à une exploration de l'espace intérieur. Conditionnés par une culture, ils l'approfondissent au maximum. Tout se passe alors comme si au fond de cet espace intérieur ils trouvaient une porte sur l'espace extérieur. La culture joue ce rôle ambigu que nous notions plus haut à la fois d'instrument d'asservissement et d'instrument de libération. C'est justement ce caractère double qui lui donne ses possibilités explosives.
La poésie, à laquelle Disch se réfère constamment (il a d'ailleurs lui-même écrit bon nombre de poèmes de science-fiction) apporte une satisfaction illusoire dans un monde rêvé. Mais ce faisant, elle pose aussi que le monde réel ne correspond qu'à la réalisation d'une des multiples possibilités. Elle réintroduit une dimension supplémentaire qui met en évidence le caractère contradictoire de cette société en présentant les choses sous un jour dialectique.
N'est-ce pas peut-être aussi le rôle de la science-fiction? L'Utopie — qui est une de ses directions — n'est-elle pas au départ la description d'un autre possible qui conteste les structures sociales établies ?
Ceux qui critiquent l'introduction de la politique dans la science fiction réclament qu'elle soit avant tout une littérature d'imagination et d'évasion. Nous ne les contredirons pas Mais l'on est en droit de se demander pourquoi l'expression « littérature d'évasion » suppose nécessairement que cette évasion reste illusoire, qu'elle ne débouche pas sur une véritable évasion. Telle qu'elle est habituellement comprise, cette formule fait penser au feuilleton télévisé « Le Prisonnier », dont Disch écrivit une adaptation romanesque. A chaque épisode, le héros cherchait à s'évader du Village, lieu paisible semblant tout droit sorti d'une comédie musicale américaine des années cinquante, pour finalement, au terme de son évasion, se retrouver au Village.
Littérature d'imagination ? Oui. Mais ici encore le mot imagination semble prendre un sens tout particulier. Cette imagination doit-elle, elle aussi, se cantonner dans l'illusoire ? C'est faire abstraction de la place que lui accordent ceux qui y voient précisément un facteur de libération, ceux qui souhaiteraient qu'elle prenne le pouvoir. Il ne faut pas s'étonner que la littérature d'imagination et en particulier la science-fiction se fasse l'écho, le porte-parole de ce souhait.